Chapitre 2

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Le bar où ils avaient pris l’habitude de se voir était tout près de son immeuble. L’endroit avait ouvert peu après le décès de Mary. Il ressemblait à celui qu’il fréquentait à l'université. C’était d’ailleurs là que Mary et lui s’étaient rencontrés. Il l’avait vu discuter avec son colocataire, Jeff Marshal, au milieu d’un groupe d’étudiants de cinquième année en médecine. Jeff n’avait peur de rien surtout pas de passer pour un crétin. Lui et Tom partageaient à l’époque un petit appartement délabré, mais qui faisait leur bonheur, car il était situé sur Rogers Park et leur offrait l’opportunité de rencontrer beaucoup de gens. Surtout des filles, il faut l’avouer. Jeff travaillait déjà comme manutentionnaire chez Doggle and Co, le plus grand sous traitant automobile de la côte Est. Alors qu’il essayait de séduire Mary, les étudiants autour fulminaient de voir ce simple employé essayer de draguer une des leurs. Ils l’encerclaient et se fichaient de lui ouvertement.

— Si tu nous disais pourquoi tu n’es pas chez toi à siroter une bière devant ta télé. C’est pas ce soir que les Yankees jouent ? le provoqua le meneur du groupe.

— Je suis pas un accro du ballon. Et puis, tu vois bien que je parle là !

— Ouais, je vois bien, mais je me souviens pas t’avoir invité à nous rejoindre.

— C’est avec moi qu’il parle. Je crois pas que vous l’intéressiez ! intervient Mary en riant.

— Tout juste, je viens prendre des nouvelles de ma nouvelle amie. Si je marche sur tes plats de bande, il faut me le dire tout de suite, autrement fiche moi la paix…

L’étudiant se leva.

— Hé ! Dites, les interrompit Mary. Je suis pas un lot de barbaque qu'on se dispute. Allez vous faire voir ! Elle les planta là et vient s’asseoir à la seule place libre ce soir-là, près de Tom, sur le tabouret que Jeff avait laissé pour l’accoster. C’est comme ça que Mary et Tom s'étaient rencontrés.

Cet autre bar était moins chaleureux et vivant. Il fallait commander directement au comptoir. Tom prit une bière et se dirigea vers la table qu’ils avaient coutume d’occuper avec Josepha.

Il avait traîné des pieds pour venir en espérant qu’elle ne serait plus là. Mais son sac à main reposait sur la chaise. Elle devait être aux toilettes. N'avait-elle pas peur que quelqu'un le lui vole ? Elle voulait sans doute reserver ainsi la place. Mais pourquoi ? Cet endroit était toujours vide. C'est d'ailleurs pour cela qu'ils l'avaient choisi. Il fixa le cuir usé du rabat et le petit nounours agripé à la bandoulière. Elle doit y tenir, se dit-il encore plus intrigué. Ce sac le mettait mal à l'aise.

Josepha était une femme taciturne au passé flou et qui parlait très peu d’elle si ce n’est de son fils décédé. Lino avait moins de deux ans lorsqu’il fut frappé par la mort subite du nourrisson. Ce drame foudroya sa mère qui l’élevait seule. Ses beaux yeux en amande semblaient toujours en dire plus que sa bouche. Elle vous regardait d’en dessous comme le font les gens timides. Mais chez elle ce n’était pas de la timidité, mais de la crainte. Elle avait peur de tout, avait le sentiment d’être pourchassée constamment et se méfiait de la terre entière. Tom se demandait souvent comment il avait réussi à gagner sa confiance. Sans doute devait-il cet exploit à son indifférence au monde. Il ne regardait ni ne voyait plus personne. L’univers était peuplé d’ombres pour lui.

Il consulta sa montre, cela faisait trente minutes qu’il attendait. Il jeta un coup d'oeil au barman. Celui-ci disparut dans sa réserve. La salle était presque vide. Seul un habitué finissait de cuver sa soirée trop arrosée, le front contre le zinc, il ronflait lourdement. Tom se leva et alla frapper à la porte des toilettes. Personne ne lui répondit. Il fit tourner la poignée. La porte n’était pas fermée. La pièce était vide. Il contempla une longue minute la faïence de l’évier usé ne sachant pas quoi penser. Il retourna s’asseoir et examina une fois encore le sac à main désoeuvré.

Alors que dix minutes supplémentaires venaient de passer, il sortit une cigarette et la fit tourner entre ses doigts comme il le faisait toujours pour mettre de l’ordre dans ses idées. Il plongea la main dans sa veste, mais avait oublié son briquet. Il se leva dans l’espoir de trouver une boîte d’allumettes sur le comptoir. Mais seuls des bols de cacahuète à moitié vides traînaient et le barman n’était pas réapparu. Il retourna s’asseoir. Il fallait qu’il fume. Ses poumons le démangeaient. Sans qu'il comprenne pourquoi, une angoisse diffuse montait en lui. Son intuition lui murmurait que quelque chose clochait. Il essaya de chasser cette impression quand il se rappela que Josepha avait toujours une pochette d’allumettes dans son sac à main. Elle ne fumait pas, mais trimballait par précaution des allumettes. Il le fouilla et tomba sur l’objet tant convoité. Pour tout dire le sac contenait au moins une dizaine de ces pochettes, un jeu de clés, une carte d’assurée sociale et un tube de rouge à lèvres. Rien d’autre. Manipuler ainsi ce sac le gênait. Ce n'est pas tant qu'il s'insinuait dans la vie privée de Josepha. Son métier de médecin lui avait appris à faire abstraction des confidences et de l'intimité des patients pour n'en garder que l'essentiel. Ici c'était autre chose. Ce sac à main lui faisait l'effet de peser une tonne, d'occuper le centre du bar, le centre de son attention. Il gratta nerveusement une allumette.

La fumée emplit subitement ses poumons, le grisant et lui fit oublier un instant l’étrangeté de la situation. Il garda les yeux fermés un long moment avant de décider de s’en aller en les rouvrant. Il enfouit ses cigarettes et la pochette d’allumettes dans sa poche et empoigna le sac à main. « Tant pis pour elle ! », pensa-t-il, agacé. Sous la violence du geste, le nounours se décrocha. L'épingle qui mantenait la babiole s'enfonça dans le doigt de Tom. Un éclair de douleur le traversa de part en part, c'est alors qu'il réalisa que ce sac était identique à celui que Mary portait le jour de son décès.

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Par avance, merci pour vos avis. Bien sur, je répondrai à chaque post.

Je poste un nouveau chapitre le mercredi. :-)

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