Chapitre 61

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Il y a eu du changement dans les Baronnies.

Telle était la conclusion aussi tacite qu’évidente inscrite en grandes lettres de feu dans l’esprit de Clare. Une réalité qui donnait lieu à un invraisemblable fourmillement d’interrogations dont les réponses potentielles n’avaient pour seul but que d’en soulever d’autres encore.

La surplombant, un ange blond aux allures guerrières, pourvus de canons argentés au niveau des avant-bras, jugeait la jeune femme de ses yeux colériques. Affrontant son regard de loup pensif alors qu’il pointait à son encontre une immense épée rectangulaire aux tranchants acérés.

Deux jours avaient passé depuis le dîner en compagnie des barons, baronnes et d’Elias Creed. Deux jours durant lesquels Alistair Rofocade s’était fermement employé à tenir la pupille, ainsi que sa dame de parage, au sein protecteur de Couliour. Ceci, le plus souvent de manière indirecte et efficace. Fixant des rencontres avec divers nobles et hautes personnalités des Baronnies désirant ardemment s’entretenir avec la princesse d’Irile. Car il était toujours d’actualité que celle-ci soit un cœur à prendre et les apparences perduraient. De plus, l’intendant prenait bien soin de les éviter la majeure partie du temps.

Lamia et elle avaient bien tenté de le saisir au vol, mais prévoyant, Alistair Rofocade avait toujours trouvé le moyen de leur couper l’herbe sous le pied. L’astucieux intendant se présentait soudainement à elles avec un programme chargé sur les sites et activités incontournables du château de Couliour ou de ses environs. Puis disparaissait aussitôt pour les laisser seules à leurs longues heures d’ennui…

Une autre évidence était qu’elles étaient surveillées. Si le faisan soupiré aux oreilles indiscrètes ne suffisait pas, il restait le malheureux personnel susceptible de perdre la vue suite à l’enfumage de leurs appartements par Lamia.

Les murs avaient des oreilles, mais des yeux aussi…

Dans le dos de l’ange se tenait un démon gigantesque, tout en cornes et sabots fendus. Sa bouche flirtait avec l’oreille de son homologue divin comme si, de la gueule béante aux crocs recourbés, il s’affairait à l’enrober de son influence démoniaque.

Quelle image peut donc les rendre gardiens de nos âmes ?

Les lèvres de la pupille frémirent à l’évocation de cette entrée en matière, quelques semaines plus tôt, de la part du plus énigmatique personnage d’Irile, si ce n’était des Contrées.

Aux pieds des deux êtres, s’accumulaient une foule d’humains dénudés dont les expressions étaient plus ou moins grotesques. Priant et suppliant dans des poses obscènes, leurs mains se tendaient jusqu’à en caresser les jambes de leurs idoles.

Elle délaissa le tableau pour s’enfoncer dans un large couloir aux murs habillés d’œuvres similaires. Si elle ne pouvait apporter de réponse à cette question soulevée par la Main, elle en avait, en revanche, une foule d’autres qui susciteraient le plus vif intérêt.

Malgré les missives envoyées aux quatre coins de Soreth, le baron de Nabar avait semblé tendre à l’apaisement lors du dîner, deux jours plus tôt. Allant même jusqu’à émettre la possibilité que la caravane ait été attaquée par un petit nombre de Rolfs non rangés à l’Équilibre. Et ceci en dépit des dires des « témoins » sur lesquels ni lui, ni Alistair Rofocade, ne s’étaient appesantis. Autre fait marquant était la récente promotion d’un commandant de la garde à la tête du Rhondos. Comme l’avait fait remarquer Elias Creed, ce Haut Royaume n’avait plus connu de baron depuis le décès du baron Bérigne, deux ans plus tôt. À cela suivait le reste des royaumes frontaliers des Contrées Chantantes qui, eux, avaient vu leurs barons purement destitués et remplacés.

Une mesure extrême d’après François de Nabar, Clare en convenait. Bien qu’elle doute franchement que cette mesure puisse s’appliquer au-delà de la Bande Centrale. Elle imaginait mal le Croissant se plier aux dictats des Hauts Royaumes, même en cas de « raison légitime ».

Elle dépassa une coursive donnant sur un hall parsemé de sculptures d’animaux. Il était encore tôt et le soleil s’était levé depuis une bonne demi-heure. C’était d’ailleurs la raison de sa sortie matinale, dont le but avait été de chercher un point d’observation qui se rapprochait un tant soit peu de la tour d’Ilur. La vue de son balcon avait eu tôt fait de la lasser. Une lassitude très vite rejointe par un fort agacement à l’égard de ce cloisonnement délibéré de la part de ses hôtes. Le tourmenteur en elle brûlait de déterrer les secrets cachés, et il y en avait forcément car sans cela, Clare n’était que la pupille. Un instrument seulement bon à marier…

Elle déboucha à l’intersection d’une galerie aux colonnades d’un marbre gris. Plus précisément, quatre galeries formant un cloître qui avait tout l’air d’être une aire d’entraînement. En son centre, quelqu’un y pratiquait ses exercices matinaux, faisant chanter et virevolter une lourde épée à deux mains…

Clare manqua un battement avant de se dissimuler promptement à l’abri de l’une des colonnades. Là, elle ferma les yeux, se plaquant le poing contre sa bouche sans pour autant réussir à se débarrasser de la vision du torse en sueur et aux muscles aussi dessinés que les sculptures parsemant Couliour.

Alistair n’avait pas été le seul à pratiquer l’évitement sur ces deux derniers jours…

Son poing se détendit pour ne laisser sur ses lèvres que la caresse de ses index et majeur. Le jeune baronnet avait tenté de venir lui parler, elle le savait. Lorsque leurs chemins s’étaient croisés… Elle, accompagnée de ses courtisans imposés par l’intendant pour sauvegarder les apparences et lui, de son désir de bien faire. Bien que discret, il n’avait pu lui camoufler ses expressions blessées tandis qu’elle ne prenait pas la peine de ralentir. Alors que, avec un regain d’enthousiasme, elle enjoignait ses prétendants à la discussion ou à la nécessité de vaquer à un autre endroit.

Clare le revit, au bas des marches, armé de son regard sincère, l’accueillant au sortir de son fiacre, puis au dîner et les humiliations qu’il y avait subites. Cette fleur de câprier…

Elle serra les dents.

Le lendemain de son arrivée, et du dîner, la pupille s’était rendue à la volière accompagnée de Lamia. Toutes deux n’avaient encore aucune idée du programme d’Alistair à leur encontre et, comme deux nobles dames se devaient, elles avaient entrepris de promener leurs infortunés domestiques dans l’enceinte de Couliour, l’esprit encore embrouillé des remarques de la veille.

Elle risqua un œil alors qu’il effectuait de gracieuses arabesques avec cette lourde lame comme si elle ne pesait rien. Il tournoyait dans une légèreté qui n’avait d’égale que celle de l’architecture intérieure du simple cloître. Les veines saillaient sur ses bras musculeux, parcouraient ses épaules massives et mouraient à la naissance de ses pectoraux pour ressurgir au-dessus de l’aine où elles striaient une peau tendue et descendaient…

Elle se rabattit sur la colonnade et le rouge lui monta aux joues.

Non, ce n’était pas la première fois qu’elle le surprenait à son insu.

Respirant un grand coup, Clare fit mine de faire marche arrière le plus naturellement et discrètement possible. Deux qualificatifs s’accordant bien mal, il fallait l’avouer.

— M’éviterez-vous encore cette fois ?

Elle s’immobilisa entre deux colonnades avant de se tourner vers Lorain de Nabar. Ce dernier avait déjà enfilé un tricot gris pour cacher son torse luisant et son épée reposait sur l’un des nombreux présentoirs du cloître.

Il la salua.

— Je ne voulais pas vous déranger, seigneur, offrit Clare en une excuse peu convaincantes.

— Seigneur ? s’étonna-t-il sans relever le mensonge.

Il baissa la tête pour relever vers elle ses yeux qui ne permettaient pas le mensonge. Ouvrant la bouche, le jeune baronnet la referma aussitôt, pour la rouvrir… puis la refermer. Un inconfortable silence prit place. Silence où tous deux pincèrent les lèvres tout en se dévisageant. Un moment que Clare aurait difficilement imaginé pire dès l’instant où une fine brise lui rappela qu’elle ne portait qu’une robe de nuit.

Elle ferma les yeux tout en maudissant ses manies matinales.

— Je suis navrée de vous avoir importuné, … Lorain. Si vous me permettez…

Embarrassée au possible, elle fit mine de faire demi-tour mais le jeune homme avança d’un pas hésitant.

— J’aimerais passer du temps avec vous…

Il s’interrompit en faisant la grimace. Encore une fois, ça ne semblait pas être le discours préparé. S’immobilisant de nouveau, Clare s’inclina à son attention, toujours aussi mal à l’aise. Et pas seulement à cause de sa tenue vestimentaire.

— Ce serait avec joie, acquiesça-t-elle en offrant le sourire de la pupille. Le jour qu’il vous plaira.

Elle s’apprêtait à poursuivre sa route - ou plutôt s’enfuir – mais il ne lui en laissa pas le temps.

— Je sais que nous sommes dans une situation particulière, commença-t-il. Une situation où il nous est forcé de nous en tenir à… une certaine conduite.

Hésitant, il balaya du regard le sol et les environs avec l’attitude de quelqu’un cherchant ses mots. Clare, quant à elle, prenait discrètement le soin de repérer quelques oreilles indiscrètes. Trop sincère, Lorain ne semblait pas se rendre compte que la portée de telles révélations n’en était pas moins cataclysmique à Couliour qu’en Irile. Il était vital que tous deux fassent profil bas jusqu’à ce que le moment soit opportun.

À savoir quand il le serait…

— C’est ce que j’aurais voulu vous dire lors de votre passage à la volière…

— Vous m’aviez vue ? se pétrifia Clare.

Un petit sourire se dessina sur le visage du jeune homme alors qu’il replongeait ses beaux yeux noirs dans le regard de la pupille.

— Vous êtes partie bien vite, souffla-t-il. Si vite que je ne vous aie qu’entraperçue.

À son grand dam, le cœur de Clare se serra à l’apparition de ce sourire. Elle revoyait la volière ce jour-là, ainsi que Lorain accroupi devant un vaste parterre dévasté qui aurait dû être recouvert de centaines de fleurs. La coupable n’était autre que sa mère, Artance de Nabar qui, dans son souverain mépris, avait dépêché une armée de domestique pour ravager ce travail floral et préparer un accueil « digne » de la pupille.

Un espace qui, elle l’avait vite deviné, était l’œuvre de Lorain.

Soldat et épéiste, le jeune homme n’en restait pas moins un être sensible aux belles choses. Aussi délicat que les fleurs qu’il semblait mettre un point d’honneur à faire fleurir dans Couliour. Dans sa simplicité et à l’instar de la baronne, lui-même n’avait opté que pour un simple bouquet…

— Lorain, je…

Il s’avança vers elle, comblant la distance en quelques pas et elle se tut. Trop embarrassée pour le regarder. Sans compter que son esprit faisait trop facilement jouer les muscles du baronnet sous son tricot qui n’était définitivement pas assez ample.

— Je ne voulais vous faire aucun reproche, la rassura-t-il. Je voulais juste…

Il fit une pause durant laquelle il chercha de nouveau son regard. Alors qu’ils ne se trouvaient qu’à un mètre l’un de l’autre, il tendit la main pour ensuite se raviser. Finissant par la passer dans ses courts cheveux noirs.

— Juste vous dire que nous pourrions faire cela de meilleure façon, reprit-il avant de grimacer. Ce n’est pas ce que je voulais dire… Je…

Malgré elle, les lèvres de la pupille frémirent.

— Je pense que j’ai compris, acquiesça-t-elle.

— Ah…, d’accord, je vois…

Il balaya de nouveau le sol et ses environs du regard avant de le reporter sur elle et ses yeux de prédateur qui, cette fois, ne cherchèrent pas à s’esquiver.

Un instant passa puis Lorain sourit de nouveau, timidement.

— Je veux croire qu’il n’en tienne qu’à nous d’être plus… authentiques.

Il grimaça une dernière fois.

— Ce n’était pas le discours préparé, n’est-ce-pas ? demanda Clare en penchant la tête sur le côté.

— Du tout ! répondit franchement Lorain, ce qui la fit sourire.

Un petit sourire mais un sourire quand même qui amena celui du jeune homme à perdurer. Un autre instant passa. Un instant au bout duquel elle se força à esquisser une révérence tout en pointant d’une œillade sa tenue peu appropriée.

— Je ferais mieux d’y aller…

Suivant son regard, il écarquilla les yeux sur sa robe de nuit.

— Je… Oui ! Bien entendu, votre Altesse ! Je n’avais pas…

Elle pencha encore la tête. Lorain de Nabar était vraiment quelqu’un de peu commun. Ses lèvres frémirent de nouveau et elle se détourna, prenant congé de cette surprenante entrevue.

— Cet après-midi ? lui fut-il envoyé alors qu’elle n’avait entamé que quelques pas.

— Comme il vous plaira, lança-t-elle malicieusement par-dessus son épaule.

Sur ce, et sans se retourner, Clare quitta le cloître sous le regard de ce jeune homme dont les yeux ne permettaient pas le mensonge. Un jeune homme pour lequel il se révélait extrêmement compliqué de ne pas éprouver une certaine tendresse, pour le moins…

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