Chapitre 59

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— Allons, vous en reprendrez bien un p’tit coup !

Cormack leva les mains face à lui, dans une maigre tentative pour freiner l’enthousiasme du baron Bret Petitpieds. Une bouteille entamée dans la main, ce dernier souriait, plissait ses yeux porcins et retroussait le nez alors qu’il remplissait à nouveau le verre du Rolf. Un Rolf dont les traits tirés étaient signes de détresse.

Un demi-pouce avant que le verre ne déborde, le petit baron releva la bouteille avec une légère rotation de sa main experte pour ensuite poursuivre son ballet. Caes tenta de boucher son verre de sa paume mais il ne fut pas assez rapide pour le vif sommelier. Kappa, quant à lui, n’essaya même pas. Les bras croisés sur la table, ceux-ci soutenaient sa tête alors qu’il luttait contre les nausées qui menaçaient de le submerger.

— Ce cru de 712 devrait vous ravir ! clama joyeusement l’oncle Bret. Vous observerez sa douceur en bouche… Savourez, mes amis !

— Celui… celui de 704 était… bien plus à mon goût, lâcha péniblement Ezéquiel. Plus… fruité.

Cormack jeta un regard sceptique à son ami dont le teint avait connu des jours meilleurs, trahissant son ébriété et le point de rupture à venir. Ses lèvres avaient pris une couleur foncée, contrastant avec le terne inhabituel de ses joues. Ses yeux étaient cernés et hagards.

— C’est tout à fait vrai ! piailla Gravis.

Le baron Bret Petitpieds gratifia le jeune prince d’un regard empreint de respect.

— Vous faites preuve d’un remarquable bon goût, seigneur Ezéquiel. Attendez le cru de 717. L’une des années les plus mémorables, et à laquelle nous devons cette véritable merveille gustative !

— J’ai… j’ai hâte, murmura faiblement le seigneur Ezéquiel en question.

Caes se massait furieusement le crâne et Cormack déglutit avec difficulté. Kappa, lui, ne bougeait plus.

Après avoir délaissé le vieux maître Cène à l’expertise de la guérisseuse des Bas Royaumes, ils s’étaient lavés et reposés. Puis, ils avaient retrouvé le baron Bret Petitpieds qui s’affairait autour d’une table recouverte de charcuteries, fromage et autres mets bruts…, ainsi que du vin. Plusieurs bouteilles, dont la plus vieille datait de 698 AR, Ad Royalis. Une par une, elles avaient défilé avec les commentaires omniprésents de Gravis et de son oncle qui décrivaient chaque vin avec précision. Au début, le Rolf avait été ravi par l’occasion d’un repas si consistant, agrémenté de quelques douceurs alcoolisées. Il s’était rendu compte, à quel point, les derniers jours avaient été difficiles, depuis le crash. De par le cruel manque de nourriture se rajoutant aux multiples dangers auxquels ils avaient été confrontés. Et par l’Erys, enfin propre, il comptait bien savourer cette soirée bien méritée jusqu’au bout.

Même la vision de toutes ces bouteilles n’avait soulevé en lui qu’une légère inquiétude passagère alors que Bret Petitpieds clamait:

— « … provenant du domaine des Vignes plusieurs fois centenaire! Vous les avez traversées! Vous les avez admirées! Ces grappes juteuses pendant majestueusement aux pampres robustes… Un cycle divin durant lequel le labeur est passion ! … sentez sur vos papilles… oui, sur le palet!… Oh non gardez le donc en bouche un instant, vous verrez… »

Comment le Rolf aurait-il pu se douter que derrière ce vocabulaire passionné, qui avait complètement gommé ses prérogatives envers la famille Petitpieds, se cachait ce dont il s’était toujours douté et n’aurait jamais dû oublier? Comment aurait-il pu deviner qu’il allait au-devant de l’une des pires soirées de sa courte vie ? Comment avait-il pu perdre de vue le véritable intérêt de l’enthousiasme de Gravis et son oncle ?

Une course des plus dégradantes à la pochetronerie !

Il déglutit de nouveau. Cycle divin…, labeur est passion…, sentir sur mes papilles…, mon pal… Il ne le sentait absolument pas là mais plutôt dans son estomac risquant à tous moments de remonter jusqu’à sa gorge. Il le sentait dans son crâne et dans l’effort qu’il devait fournir pour fixer son attention sur quelque chose en faisant abstraction du tournis que cela provoquait.

— Vous vous sentez bien, seigneur Cormack ? demanda Gravis d’une voix inquiète.

— Ouais, ouais… super, grommela le Rolf. Juste un peu barbouillé…

Bret Petitpieds afficha une expression horrifiée.

— Est-ce le vin, seigneur ?

— N’ayez crainte, baron Petitpieds ! le rassura le colosse. C’est juste le contrecoup de… ces derniers jours. La fatigue… Tout ça…

Les yeux du baron se remplirent de larmes. Il huma tristement la bouteille qu’il tenait entre les mains.

— Vous vous refusez à me peiner, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’une toute petite voix. Offrir un vin d’une qualité suffisamment douteuse pour vous rendre malade…

C’est pas sa qualité qui me fout la gerbe, mais la quantité que tu nous en as donnée !

Le Rolf se força à sourire largement.

— Je n’ai jamais rien goûté de tel. Vous pouvez être fier de votre vignoble, baron Petitpieds !

Il leva son verre à la santé du petit bonhomme obèse, tout en conservant son sourire, et tendit son verre vers Ezéquiel, l’invitant à trinquer avec lui. Le jeune prince pinça les lèvres alors qu’ils s’affrontaient tous les deux du regard.

Quitte à vomir toute la nuit, autant qu’on soit deux, pensa Cormack. Tu ne t’échapperas pas sur ce coup-là, Ezie.

Bien qu’il travaille dans un bar depuis des années, personne n’avait jamais vu le jeune prince d’Iliréa boire ne serait-ce qu’un verre d’alcool entier. Autant dire qu’il n’était certainement pas meilleur que le Rolf dans ce domaine.

Ezéquiel coula un regard en biais au baron qui, toujours larmoyant, avait inconsciemment joint ses deux mains autour de la bouteille dans une supplique silencieuse. Les lèvres du jeune homme tremblèrent un instant avant de prendre la forme d’un sourire aussi éclatant que celui du colosse.

— Bien entendu ! s’écria-t-il en levant son verre à son tour tout en trinquant joyeusement. Un cul sec pour le domaine des Vignes !

Il vida son verre d’un trait et le reposa avec conviction. Le baron affichait de nouveau une mine réjouie.

— Eh bien Cormack, tu ne veux pas faire honneur à nos hôtes ? demanda le jeune prince avec un sourire goguenard.

— Si…, si bien sûr ! s’exclama celui-ci dans un simulacre de joie.

Il tenta d’occulter le fait que son verre à lui était plein à ras bord alors que celui d’Ezéquiel ne l’avait été qu’à moitié. Après l’avoir vidé, il s’empara de l’une des bouteilles qu’ils avaient déjà « goûtée » et lu l’inscription.

— Ah ! Le 704, Ezéquiel ! Ton préféré ! J’aimerais que nous trinquions à l’hospitalité dont nos hôtes font preuve envers nous.

— Est-ce bien nécessaire ? grinça Caes.

Kappa poussa un faible gémissement alors que le Rolf remplissait à ras bord le verre du jeune prince. Il releva la bouteille en effectuant la même rotation que le baron précédemment et pas une goutte ne vint tacher la table.

Ezéquiel en écarquilla les yeux de stupéfaction.

— Oh, mais, seigneur Cormack, laissez-donc, laissez-donc ! s’exclama le baron Petitpieds.

Pour le coup, l’incident de tout à l’heure était complètement oublié et Bret Petitpieds reprit son ballet autour de la table. Veillant à ce que chacun soit correctement servi. Ils trinquèrent de nouveau et vidèrent leurs verres à grands traits. Kappa s’en versa la moitié dessus avant de reprendre sa position initiale et Caes continuait de se masser le crâne avec force. Tout au long de l’opération, Ezéquiel et Cormack ne s’étaient pas quittés des yeux. Se fusillant l’un et l’autre de leurs regards vitreux.

Posant son verre à son tour, le baron Petitpieds sourit d’aise et adressa un sourire chaleureux à son neveu qui, saisissant une bouteille, se leva à son tour:

— J’aimerais, à mon tour, que nous trinquions à nos merveilleux invités…

Cormack, Ezéquiel et Caes se levèrent de concert. De même que Kappa qui ne réussit pas à maintenir son équilibre et tomba à la renverse.

— Non, tu n’aimerais pas ça, Gravis ! gronda le Rolf.

— Voyons Gravis, nous avons encore tant de choses goûter, argua le jeune prince.

— Cela est-il bien nécessaire ? répéta le chevalier brun.

En fond parvint la voix étouffée de Kappa, mais pratiquement inaudible et personne n’y fit attention.

— Là ! Ze peux plus…

— Je pensais vous faire plaisir, murmura le petit majordome, contrit.

Cormack lui posa une main rassurante sur l’épaule.

— Le fait d’être là, avec ton oncle et toi, est déjà un plaisir, lâcha-t-il d’une voix pâteuse. Le fief des Petitpieds est un endroit tout à fait remarquable.

Ezéquiel et Caes acquiescèrent avec conviction alors que ce dernier relevait son frère d’arme pour le réinstaller convenablement sur sa chaise.

Le visage du baron Bret Petitpieds s’éclaira à l’éloge que venait de faire le colosse.

— Vous ne croyez pas si bien dire, seigneur Rolf, confirma-t-il alors que tout le monde se rasseyait. Il en a été ainsi depuis au moins deux siècles, et ceci, de génération en génération jusqu’à mon humble personne. Vous vous trouvez dans un domaine qui fournit jusqu’aux Hauts Royaumes des Baronnies et même certains des plus prestigieux duchés d’Irile !

— Vous n’êtes pas sér… ?! commença par s’exclamer Cormack avant d’être interrompu par le talon d’Ezéquiel sur son gros orteil.

— Cela m’a tout l’air d’une belle entreprise, en effet, approuva le jeune prince.

— On peut dire ça, acquiesça Bret Petitpieds qui n’avait rien remarqué. Vous savez, il a fallu énormément de temps pour qu’un semblant d’ordre puisse enfin régner dans les Bas royaumes. Bien après que les Hauts et Moyens Royaumes puissent enfin se relever du désastre provoqué par le Baron Rouge, nous en étions encore à nous batailler le moindre lopin de terre, et ceci dans une anarchie totale. Les Hauts et Moyens barons n’avaient ni le temps ni l’envie de s’occuper de nous. Au mieux, nous n’étions qu’une attraction qu’ils se plaisaient à venir voir de temps en temps pour se distraire. Ceci sous la forme de tournois aux apparences régulées pour entretenir une image de Bas Royaumes conservateurs des valeurs qu’eux avaient dû oublier. Honneur et gloire lors de joutes héroïques. Malheureusement la réalité était tout autre. Il ne s’agissait que de misérables villages incapables de subvenir à leurs besoins. Villages dont les barons s’entretuaient pour obtenir quelques miettes en provenance des plus riches spectateurs venus de partout dans les Contrées. Une triste époque où ce système empêchait d’entrevoir quelques avenirs filtrer à travers ces spectacles sanglants, une période sombre pour la Bande Centrale des Baronnies.

— Jusqu’à l’arrivée de notre ancêtre ! clama joyeusement Gravis en levant son verre vide. Harold Petitpieds !

Son oncle acquiesça de nouveau.

— Effectivement, comme le dit Gravis, arriva Harold Petitpieds. Mais nous ferions erreur en disant qu’il fut le seul à mettre les Bas Royaumes sur le droit chemin. Ou plutôt un chemin où nous pourrions vivre ensemble. On devrait plutôt dire qu’il s’agissait d’un effort collectif de la part de tous les barons de la Bande Centrale, fatigués de n’être rien de plus qu’un divertissement pour les puissants. Fatigués de voir, au jour le jour, leurs entourages mourir de faim. Harold Petitpieds s’est démarqué de par sa position en fer de lance dans ce mouvement. Cette rébellion muette et pacifiste qui s’est exprimée par le développement d’une économie dans les Bas Royaumes. Évidemment, « économie » était un bien grand mot à l’époque et il l’est toujours pour la plupart d’entre nous. On devrait plutôt parler d’un troc généralisé à toute la Bande Centrale pour que nous puissions seulement survivre. Profiter des périodes aux temps cléments pour les plantations et rendre les hivers moins rigoureux. Mon ancêtre, Harold Petitpieds, a montré l’exemple en cultivant et protégeant ce vignoble. Il est allé jusqu’à employer les villages voisins, divisant ses recettes…

— Attendez ! s’exclama Ezéquiel. Il est vrai que nous avons croisé énormément de travailleurs dans le domaine des Vignes. Trop pour qu’ils soient de votre village. J’imagine que cela se fait encore.

— Bien entendu, intervint Gravis. Oncle Bret perpétue tout ce qu’il considère comme l’héritage du domaine des Vignes et les travailleurs des autres royaumes en font partie. Tout le monde ne peut être employé dans les autres villages. C’est donc une alternative vitale pour les Bas Royaumes.

Le baron Petitpieds acquiesça.

— Exactement. Cependant, je dois avouer que nombre de mes employés m’ont quitté pour le Mur. Ces fichus travaux sont payés par les grandes administrations des Hauts Royaumes. Je ne peux pas offrir les mêmes salaires…

Gravis se renfrogna.

— Oui, j’ai vu Carlin. Il travaille à la garnison du passage de l’Entonnoir. Moi qui pensais qu’il reprendrait la forge de son père.

Son oncle secoua négativement de la tête.

— C’est encore un autre problème, Gravis, marmonna-t-il. Carlin n’a pas vraiment eu le choix.

— Que veux-tu dire ?

— Tu es parti depuis longtemps, mon neveu. Les choses ont commencé à changer depuis ton départ. Dans un premier temps, les travaux du Mur.

— Il y a toujours eu des travaux au niveau du Mur, mon oncle. Rien que pour faire ledit Mur!

Le gros bonhomme balaya les dires de son neveu d’un geste de la main.

— Ils ont requis plus de travailleurs. Puis ont été demandés plus d’hommes pour former les garnisons.

— Pour fortifier le Mur ? risqua Ezéquiel.

Bret Petitpieds haussa les épaules en affichant un air vague.

— Je le pense, finit-il par dire. Au début, nous ne nous en préoccupions pas le moins du monde. Les gens voulaient y travailler et gagner plus d’argent. Grand bien leur en fasse! Cet argent aurait été dépensé dans nos Bas Royaumes et c’était une très bonne chose. Cela ne pouvait être que bénéfique.

— Qu’est-ce qui a changé ? demanda Cormack d’une voix toujours pâteuse.

Le baron Bret Petitpieds lâcha un long soupir qui trahissait sa lassitude. Son euphorie précédente s’était envolée et il semblait usé.

— Il y a plusieurs mois, les royaumes longeant le mur, du nord jusqu’au sud de la bande centrale des Baronnies, ont changé de barons…

— Comment cela, mon oncle ?! s’écria Gravis en sautant presque de sa chaise. Ont-ils été défiés ?

La mine de Bret Petitpieds s’assombrit encore plus.

— Non, ils ont été remplacés. Purement et simplement.

— Ce n’est pas possible, murmura le majordome. Pourquoi ? Comment ?

Son oncle prit une nouvelle inspiration avant de répondre. Dans ce silence éprouvant, seul le bruit des respirations de l’auditoire se faisait entendre. Le baron Petitpieds les regarda tour à tour, s’attardant un instant sur son neveu avant de reprendre.

— Les barons en vigueur ont tous été démis de leurs fonctions par un arrêté de Nabar. Et des hautes instances ont été choisies d’autres personnes jugées aptes à les succéder. Le prétexte ? Ces royaumes, longeant le mur et en position de fer de lance en cas d’attaque en provenance des Contrées Chantantes, devaient être aux mains de personnes compétentes à repousser toutes tentatives d’invasion de notre territoire.

— D’où la présence de ce Gaylor, gronda Gravis.

— Tu as rencontré le neveu du baron François de Nabar, fit tristement son oncle. Bergon est venu me trouver après sa destitution. Il travaille désormais dans mes vignes. Le nouveau Baron Gaylor lui a tout pris, y compris ses biens et son mobilier en plus de son titre.

— Le… le neveu du baron François de Nabar ?! balbutia le majordome. Depuis quand les Hauts Royaumes se permettent t’ils ce genre de liberté ? Et tu me dis que Carlin n’a pas rejoint la garde de cette horrible personne de son plein gré ?

Le baron Petitpieds hésita avant de répondre.

— En effet, finit-il par avouer. Le baron Philibert a également perdu son royaume. Et plusieurs de ses sujets ont été réquisitionnés soit pour les travaux, soit pour la protection du Mur.

Gravis ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes. Autour de la table, Ezéquiel, Cormack et Caes échangèrent des regards nerveux. Aucun d’eux ne comprenait ce qu’il était en train de se passer mais au vu de la réaction du petit majordome et de la mine d’enterrement de son oncle, cela n’augurait rien de bon.

Ezéquiel se décida à intervenir.

— Je suis navré de m’immiscer dans votre conversation mais pourriez-vous m’éclairer ? Si je comprends bien, Carlin Bantreux est fils de forgeron et vivait dans un village à la charge d’un baron nommé Philibert…, c’est exact ?

Le petit majordome acquiesça silencieusement mais garda les yeux baissés. Il avait l’air en état de choc. Ezéquiel hocha de la tête et poursuivit à l‘attention de Bret Petitpieds.

— Vous dites que Carlin n’a pas eu d’autre choix que de rejoindre la garnison du Mur car ce même baron Philibert a perdu son royaume. Ce royaume se trouve t’il aux abords du Mur ?

— Non, répondit Bret Petitpieds. Il se trouve dans les terres, à quelques lieux du nôtre.

— Il a été remplacé lui aussi ? demanda Gravis qui tremblait de rage. Ils n’ont pas le droit de faire une chose pareille ! C’est injuste !

Son oncle le regarda tristement.

— Non, Gravis. Philibert a été défié.

Un silence de mort accueillit cette révélation. Caes fronçait les sourcils tandis qu’Ezéquiel se prenait le menton entre le pouce et l’index, l’air en pleine réflexion. Le petit majordome, quant à lui, avait toute l’attitude du poisson hors de l’eau.

Le regard de Cormack s’attarda sur les réactions et expressions de chacun, passant même sur un Kappa évanoui. Finalement, il haussa les épaules. Un baron défié…, et alors ? C’était bien triste pour le baron en question, mais cet âne n’avait qu’à s’en prendre qu’à lui-même. Fallait pas accepter le défi !

Bret Petitpieds secoua tristement la tête.

— C’est ce Gaylor qui est derrière tout ça, n’est-ce pas ? gronda Gravis qui tremblait toujours de rage. Et il m’a donné ce message car tu es le prochain, mon oncle…

— Un message, soupira l’oncle Bret, l’air nullement surpris. Cela ne m’étonne pas.

— Hein ?! s’exclama Cormack. Un message ? Quoi, quel message ? J’ai rien compris, moi !

C’est Ezéquiel qui prit la parole de son habituel ton calme et mesuré. Ses yeux étaient de nouveau clair, débarrassés des effets abrutissants du vin. Comme si le fait de se retrouver face à un nouveau problème suffisait à lui rendre toutes ses facultés.

— Au passage de l’Entonnoir, expliqua-t-il. Gaylor a dit à Gravis : « Vous passerez commission à votre oncle que j’attends sa réponse avant la fin de la semaine. Sans quoi les sanctions s’imposeront d‘elles même ». Il vous a défié à vous aussi, pas vrai ? Et vous avez jusqu’à la fin de la semaine pour donner votre réponse…

Le baron Petitpieds acquiesça encore. Il perdait de plus en plus en couleur au fil de la discussion. Le rose de ses joues, dû aux nombreux verres de vin, s’estompait progressivement, lui donnant plus que son âge.

— Il n’a pas le droit, gémit le petit majordome en levant les bras comme pour appuyer ses dires. Pas le domaine des Vignes ! Tu as tout donné pour cet endroit mon oncle ! Tu lui as consacré ta vie et tellement d’autres en dépendent !

— Gravis nous a informé que ces traditions avaient été délaissées depuis fort longtemps, intervint Ezéquiel. Comment se fait-il qu’elles soient de nouveau dans les mœurs de cette manière ? Ce baron en a-t-il le droit ?

Bret Petitpieds acquiesça à la manière d’une marionnette à laquelle on aurait subitement coupé les fils.

— Nous avions délaissé la tradition dans un esprit purement pratique, avoua-t-il. Développer une économie et vivre convenablement. Cependant notre constitution n’en a jamais été modifiée pour autant et nos lois sont restées les mêmes depuis l’époque du Baron Rouge. Donc, c’est tout à fait légal…

— Que se passera-t-il si vous refusez ?

Gravis répondit à la place de son oncle, les yeux braqués devant lui, d’un ton où perçait la détresse.

— En vertu de nos lois, tout royaume peut être revendiqué et tout baron défié. Dans le cas où celui-ci se refuse au duel, il se retrouve dans l’obligation de passer ses pouvoirs à celui qui les réclame, purement et simplement… Mon oncle n’est pas un guerrier…

— Je ne baisserai pas les bras pour autant ! rugit soudain le baron Petitpieds en brandissant son verre comme s’il tenait une épée. Si je suis dans l’obligation d’une passation pure et simple de pouvoirs, je m’assurerai que ce Gaylor conserve nos valeurs!

Cette volonté soudaine et la flamme dans ces yeux lors de cette tirade disparurent pourtant bien vite, laissant place à l’abattement. Son bras retomba mollement sur la table. Il baissa la tête.

— Bien que, confessa-t-il. Rien ne l’obligera à me signer d’accords écrits et je ne crois pas qu’il soit le genre de personne à se préoccuper du bien-être d’un village…

Gravis se leva, fit le tour de la table et posa la main sur l’épaule du baron abattu.

— Je le pense aussi, mon oncle. J’ai vu comment il traitait les gardes du Mur… Il grimaça. Je n’ose réfléchir au sort qui guette les habitants du domaine des Vignes.

Bret Petitpieds lui adressa un triste sourire et tous restèrent silencieux un instant. Ezéquiel finit par reprendre la parole.

— Baron Petitpieds, ces traditions sont tombées dans la désuétude toutes ces années. Pourquoi cela change-t-il soudainement…? Ce que je veux dire, c’est que si ce système a perduré durant deux siècles, c’est que cela devait bien arranger tout le monde, non? Des Bas aux Hauts Royaumes…

L’oncle de Gravis acquiesça distraitement, les yeux dans le vague. Réfléchissant un instant au problème.

— Arranger tout le monde, je ne sais pas, finit-il par dire. En tous cas, cela ne dérangeait pas les Hauts Royaumes. Surtout lorsque nous avons commencé à leur fournir nos crus. Plusieurs Hauts barons m’ont même envoyé leurs compliments par écrit et, par là même, ont réservé pour les autres années. Pourquoi la tradition a-t-elle été remise au goût du jour? Je n’en sais rien non plus. Si cela reste légal, ça n’en n’est pas moins préjudiciable pour nous, petites gens. Il est étonnant que nos Hauts Royaumes aient laissé faire et continuent de fermer les yeux malgré les cris d’alarme que nous leur avons envoyés…

— Vous les avez prévenus de la situation ?! s’écria Gravis.

— Bien sûr, acquiesça son oncle. Mais nous n’avons eu de retour que leur silence…

— Je suis avec toi, mon oncle, déclara bravement le petit majordome. Jusqu’au bout…

— J’aurais voulu que ton retour ne soit pas entaché de pareilles circonstances, lâcha tristement Bret Petitpieds.

— Et moi je suis désolé de ne pas avoir été présent avant cela mon oncle… Nous ferons face!

La détermination brillait dans le regard de Gravis. Cormack hocha de la tête avec conviction et avisa Ezéquiel, puis Caes. La même flamme brillait dans leurs regards, la même volonté. Le Rolf en fut rassuré.

Ils ne connaissaient ce baron que depuis quelques heures et Gravis, depuis quelques jours seulement. Cependant, tout ce qu’ils avaient traversé avec le petit majordome les avait rapprochés. En cet instant même, le colosse ressentait plus vivement le lien qui les unissait à Gravis Petitpieds et l’affection que lui-même leur portait. Bien que misérable, alcoolique et inutile, ce petit homme respirait la bonté et la grandeur d’âme.

— Mes amis, fit Gravis en se tournant vers eux. Je suis navré que vous soyez arrivés en si funestes heures. Je vais vous trouver un guide pour traverser les Baronnies et rejoindre Irile dans le délai imparti. Vous avez ma parole, vous y arriverez à temps !

Cormack éclata de rire tandis que Caes et Ezéquiel souriaient devant la mine perplexe du petit majordome.

— Mais qu’est-ce qui vous fait rire ? s’interrogea celui-ci.

Après un regard entendu avec ses pairs, le Rolf braqua le sien sur le petit homme.

— Cela fait un moment que notre voyage vers Irile bat de l’aile, Gravis ! Notre maître est inconscient et dans l’incapacité de voyager. Nous allons de catastrophe en catastrophe et même si nous y arrivions à temps, il n’y a pas grand-chose que nous puissions faire, je le crains. Ici par contre, il y a quelque chose qu’on peut faire !

Son regard passa de Gravis à son oncle, puis à Ezéquiel qui l’encouragea à continuer d’un signe de tête. Le Rolf sourit et se lança.

— On ne vous laissera pas tomber, toi et ton oncle. On va trouver une solution… Eh!

Gravis avait sauté sur la table puis sur Cormack, avalant la distance qui les séparait en quelques pas. Enserrant le cou du colosse de ses petits bras chétifs, il pleurait à chaudes larmes.

— Merci ! lâcha-t-il entre deux sanglots. C’est complètement inconscient de votre part… mais merci, mes amis ! Oh, merci !

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