Chapitre 52

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À peine Lorain de Nabar avait-il acquiescé à la demande d’Elias Creed qu’une armée de serviteurs avait investi la terrasse en tenue de cérémonie, tirant les chaises pour les invités et déversant une foule de plateaux sous cloche sur la table. Parmi eux, Clare avait eu vite fait de reconnaître leurs infortunés domestiques ayant été obligés de les supporter toute la journée. Et ceux-ci eurent tôt fait de se décomposer devant le sourire compréhensif que Lamia prit le soin d’adresser à chacun d’eux.

Les cloches s’ôtèrent et révélèrent un assortiment d’entrées aux quantités suffisantes pour convenablement gaver un groupe dix fois plus important que leur petit cercle de privilégiés. Foie gras sur lit de mâche, crudités, morceaux de figues, fromages, confitures de fruits secs, de fruits, compotées d’oignons, autres charcuteries, différentes variétés de champignons cuits ou non, et tant d’autres… Une vue qui lui souleva le cœur. Son estomac lui rappelant amèrement le pique-nique, qu’elle et Lamia, s’étaient octroyé dans le bois de Nabar.

D’ailleurs, cette dernière ne souriait plus, contemplant avec morosité la table garnie à l’indécente opulence.

Elles se trouvaient côte à côte, encadrées par Artance de Nabar à la droite de la pupille ainsi que par la dénommée Lysette du Silat. Le mari de cette dernière faisait face à Artance, lui à la droite et elle à la gauche du baron François de Nabar, logiquement installé en bout de table en tant qu’hôte et maître des lieux.

La disposition des invités se trouvait, pour le moins, inattendue. Car, de l’autre côté de la table, après Graber et son regard mauvais, venait Alistair Rofocade et son impassibilité routinière. L’intendant faisait face à Clare et son regard pâle se posait de temps en temps sur les deux femmes sans que rien n’en transparaisse. Contrastant terriblement avec celui du maître du Silat qui profitait de la moindre occasion pour les dévisager avec lubricité.

À la droite d’Alistair Rofocade, il y avait Lorain. À deux places de son père, il était clairement et hiérarchiquement recalé après Graber, ainsi que l’intendant. Ceci sous l’œil méprisant de sa mère, et fuyant du baron de Nabar.

Que fallait-il y voir ? Une humiliation de plus face à celle qu’il devait épouser et par laquelle il allait accéder au titre de monarque du plus grand Royaume de Soreth. L’union des Contrées Marchandes à venir. Un douloureux et piquant rappel qu’il ne l’était pas encore et qu’il se devait de témoigner une certaine humilité, voire soumission, pendant ce temps ? Ou alors que cela ne changerait jamais ? Même après qu’il ne soit devenu le plus grand des rois…

À quel point Lorain avait-il pu être conditionné par un tel traitement ? Depuis combien de temps celui-ci durait-il ? Etait-il promis à devenir un dirigeant dirigé par son baron de père ou sa baronne de mère ?

Comme Clare, elle-même, l’était par le Conclave et Orikh ? Jusqu’où portaient les ambitions de François et Artance de Nabar ?

Ses sombres questions furent interrompues par le sourire franc qu’offrit Lorain à l’infortuné Mikel. Sourire auquel le maigrichon aux nombreuses taches de rousseur répondit par un discret clin d’œil. Intriguée, Clare prit le soin de porter son attention sur les attitudes des autres domestiques. Rigides, ils observaient un professionnalisme rigoureux à l’attention des invités, Clare et Lamia compris. Il émanait même d’eux une certaine tension qui avait une nette tendance à se dissiper à l’égard du jeune maître de Nabar. Allant même jusqu’à lui témoigner certaines familiarités discrètes mais qui sautaient aux yeux lorsqu’on y regardait de plus près.

Aucun risque de la part des barons et baronnes, évidemment.

Cela allait du léger sourire, en passant par des signes et même des expressions malicieuses conduisant à des mimiques faussement indignées.

Si quelqu’un ne portait aucune attention à la place qu’il occupait, c’était bien le baronnet. Il y avait là une véritable conversation avec le personnel que personne ne soupçonnait. Ceci avec une discrétion si bien étudiée qu’elle impliquait une pratique aussi ancienne que régulière.

Clare s’en trouva si surprise qu’elle n’eut pas le temps de tourner la tête lorsque les yeux noirs et expressifs de Lorain, qui s’était visiblement sentit observé, plongèrent dans les siens. Elle se figea, constatant qu’elle avait dévisagé le jeune homme trop longtemps. Mais ce fut à son habituel sourire gêné qu’elle eut droit. Tel un enfant prit la main dans le sac, il se mordilla la lèvre inférieure sans pour autant se départir d’une certaine malice. Avisant même spontanément l’infortuné Mikel qui se parât d’une mine radieuse à son encontre.

Mine qui se décomposa radicalement lorsqu’il croisa le regard de Clare. Baissant la tête, il finit de remplir le verre d’Alistair Rofocade avant de reculer précipitamment de quelques pas, le regard droit et inexpressif, dans l’attente d’un autre verre à mettre à niveau.

Clare retint une grimace. Si Lorain avait de si bons rapports avec les domestiques, qu’allait-il penser du traitement que Lamia et elle leur avaient infligé ? Fuyant le sourire gêné et sincère du jeune homme, elle s’attarda un instant sur le baron Neville installé à sa suite. Sur son air hautain, pompeux et qui laissait percer une certaine indignation car lui aussi ne doutait pas que les places attribuées aient pour but un certain ordre hiérarchique.

En effet, si un côté de la table se trouvait être exclusivement féminin, l’autre était réservé aux hommes.

Du baron de Nabar s’alignaient, à sa droite, Graber, Alistair Rofocade, Lorain, Neville d’Itaq et enfin Guerald du Rhondos. De la gauche, par contre, suivaient Artance, Clare, Lamia, Lysette du Silat et pour finir la distante Médrine. Cette dernière n’ayant même pas eu l’honneur de pouvoir se retrouver face à son mari auquel elle n’accordait pas le moindre regard. Picorant ci et là, la baronne d’Itaq hochait ponctuellement la tête à l’écoute d’une conversation entre l’effacée Lysette et Elias Creed.

— C’est si gentil à elle, roucoulait la baronne dont l’effacement se faisait de moins en moins marqué.

— Votre tante a plus qu’insisté, soutenait le jeune duc des Tisseuses. Allant même jusqu’à me menacer ouvertement !

— Elle n’aurait pas fait ça !

— Ce collier de pierres de jade est une merveille. Il est normal qu’elle s’assure que je le fasse parvenir à bon port.

— Mais quand même ! User de votre temps pour quelque chose de si trivial…

— Voyons, douce Lysette ! Votre tante m’a pratiquement vu naître ! C’était un service bien moindre que je lui rendais.

En bout de table, à l’opposé du baron de Nabar et à l’image de celui-ci, Elias Creed semblait plus qu’à son aise, entouré des puissants des Hauts Royaumes. L’assurance naturelle avec laquelle il entretenait barons et baronnes n’avait d’égal que la déférence inconditionnelle que ceux-ci lui témoignaient.

— Ma dame, vous devriez goûter à ces girofles ! Elles sont… délicieuses.

Tout en lui tendant l’un des champignons, Lamia avait retrouvé le sourire tout en usant de cette habituelle lenteur caractérisant sa voix sensuelle.

— J’ai bien peur de ne pas avoir assez de place, Lamia, dévia Clare avec un regard qui en disait long.

— Juste une… bouchée, insista la dame de parage sans tenir compte de l’avertissement.

— Fraîchement cueillies dans mon bois, s’empressa de préciser François de Nabar. Le seul endroit où vous pourrez en trouver dans les Baronnies, soit dit en passant. Elles pullulent en cette période de l’année… Vous l’aurez forcément constaté lors de votre après-midi… ?

Les deux femmes échangèrent un regard gêné.

— Non ?! s’étonna le baron, visiblement peiné. Elles sont pourtant splendides.

— Vous pardonnerez à ces dames, mon seigneur, intervint Alistair Rofocade avec impassibilité. Elles ont une façon bien particulière d’appréhender leur environnement. Préférant, de loin, se focaliser sur des problèmes plus immédiats.

Quelques rires fusèrent, vite effacés par le gloussement de Lamia.

— Alistair ! fit-elle mine de l’admonester. Insinuerais-tu que nous sommes superficielles ?

Le regard vide et sans humour qu’il leur adressa était sans équivoque alors que retentissait, à son tour, le rire nerveux de François de Nabar.

— Voyons, tempéra-t-il. Je suis certain qu’Alistair ne voyait pas cela de cette manière…

— Vous, les hommes, avez une malheureuse tendance à dénigrer les affaires propres aux femmes ! intervint Artance avec un mépris palpable. Il est vrai qu’elles sont différentes des vôtres tournant autour de champignons et de chasse ! À des lieues des discussions délicates qui prennent une part importante de notre quotidien féminin.

Elle se tourna vers Clare et Lamia tout en relevant fièrement le menton.

— Ne faites pas attention, très chères. Qu’ils viennent d’Irile ou de Nabar, les hommes restent les mêmes. Incapables de se rendre compte du rôle ingrat que d’être épouse. Ils préfèreront nous rabaisser en dessous même de leurs propres conditions. Elles même dûment limitées par de véritables problèmes immédiats. Ou devrais-je dire « besoins »… !

Médrine d’Itaq étouffa un discret rire auquel se joignirent Lamia et le baron de Nabar, lui-même. Le reste des invités semblait partagé quant à cette opinion. Sourires polis du côté des barons Guérald et Neville. Lèvres serrées chez la timide Lysette que son mari avertissait d’une œillade peu commode. Impassibilité pour Alistair et Lorain, tandis qu’en ce qui concernait Elias Creed…

— Je vous trouve un peu dure dans vos affirmations, chère Artance, se permit-il en joignant ses mains sous son menton. Bien que vous soyez dans le vrai, je vous l’accorde.

— Oh, Elias ! se hâta-t-elle de placer. Cette critique ne s’accorde absolument pas au galant gentilhomme que vous êtes !

— Je fais tout pour, douce Artance, sourit-il en déclenchant de nouveaux rires à la table. Dans les duchés, nous nous appliquons à observer la plus exquise des galanteries. Ceci, camouflant très souvent des intentions bien plus sombres, j’en ai peur… Autres rires. Depuis le soulèvement des duchés, inutile de dire que la galanterie est même devenue une activité des plus vitales par chez nous.

— Ce qui nous donne l’une des raisons au fait que notre intendant en soit dépourvu.

C’était Lorain qui venait de s’exprimer. La voix coupante, il tourna un regard peu amène à l’attention d’Alistair Rofocade qui restait fixé sur Clare et Lamia. Le jeune baronnet avait visiblement l’air de trouver son voisin très impoli à l’encontre des deux femmes.

— Vous avez quitté le duché des Pythies bien jeune, n’est-ce-pas ?

Le silence se fit à la table après cette dernière remarque de la part du jeune maître de Nabar. Nul ici n’ignorait quel avait été le rôle des Pythies lors de cette « transition », juste après la Guerre de la Chair. Un rôle qui avait failli provoquer l’effondrement de la Cité d’Irile par des affrontements entre les duchés.

— Lorain ! s’exclama Artance, venimeuse. Sachez rester à votre place et cessez d’importuner ce brave Alistair !

— Il ne m’importune point, vôtre seigneurie, dit calmement Alistair Rofocade. Le jeune maître a certainement dû me trouver inconvenant à l’égard de dame Clare, ainsi que de dame Lamia. Je m’en excuse car cela n’était pas mon intention. Cette familiarité est due au fait que je les connais depuis longtemps et aie, moi-même, du mal à me rappeler où se trouve ma place en leurs présences.

Il se détourna enfin d’elles pour incliner la tête à l’intention de Lorain avant de poursuivre.

— Et comme vous le dites, jeune maître, j’ai quitté les Pythies très jeune. Si bien que les mœurs en cours dans les duchés, dont nous parlait le duc Creed, me sont bien plus étrangères et lointaines que je ne voudrais l’admettre.

Il avait conservé ce ton monocorde, cette impassibilité dénuée du moindre enthousiasme. Ses yeux bleu pâle inexpressifs ne donnant aucun indice sur la sincérité de ses dires.

Sans pour autant trahir la moindre compassion, Lorain se contenta d’acquiescer en retour alors qu’Elias Creed laissait échapper un gloussement amusé.

— Une initiative courageuse que je salue, Alistair. Découvrir de nouveaux environs, d’autres façons de penser… Il s’agit là d’une entreprise qui ne peut que tendre à l’ouverture d’esprit. Vous êtes allé dans une Contrée dans laquelle, moi-même, n’ai jamais mis un pied. Avec le remue-ménage de ces dernières semaines, des peuples dont nous savons peu de choses paraissent bien effrayants ! Alors dites-moi, Alistair Rofocade ! Vous-même ayant passé quelques temps dans les Royaumes Francs, je suis curieux de connaître votre opinion, en dépit des évènements récents.

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