Chapitre 46

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Elias l’avait abandonnée aux portes de Nabar. Prétextant qu’il devait lui-même prendre les commandes des opérations pour négocier sa précieuse marchandise… Et curieusement, Clare se surprit à regretter qu’il ne soit pas présent à ses côtés alors que son carrosse décélérait… lentement mais sûrement.

Le trajet avait pris moins d’une semaine depuis leur départ de Kerville et la présence du duc des Tisseuses s’était finalement révélée appréciable. Chose que la pupille n’aurait encore jamais cru possible quelques jours plus tôt. En plus d’être un hôte charmant, Elias Creed s’était révélé être un grand conteur d’anecdotes sur les us et coutumes des différents commerces par-delà Soreth. Ayant, lui-même, beaucoup voyagé, il avait narré de nombreuses histoires, dévoilant ainsi une grande expérience du monde pour quelqu’un d’aussi jeune. Évoquant cocasseries et quiproquos qui l’avaient conduit au sein d’invraisemblables scénarii pourtant très drôles.

Clare avait été plusieurs fois surprise de découvrir, derrière le nobliau à l’air inquiétant et hautain, un idéaliste s’amusant tristement des injustices de ce monde… Une facette qui avait paru toucher la pupille. Ce rôle, ce masque qu’elle pouvait adopter en toute circonstance. Cependant, une partie d’elle n’oubliait pas la réalité à laquelle elle devait se tenir. Cette partie dont l’instinct, au plus profond, la poussait à se méfier du duc des Tisseuses. Partie qui lui permettait de voir derrière l’idéalisme, le glacial contrat qu’il lui remettait. Ne cherchant pas à la séduire mais à lui faire approuver son programme pour le royaume.

Cela s’accordait difficilement avec le panel d’expressions qu’il lui avait présenté durant le voyage jusqu’à Nabar. Une contradiction que le tourmenteur en elle avait observée d’un œil attentif, sans rapport avec le quasi-monologue de Joseph Graysons au coin du feu, sur les aspirations d’une nouvelle génération et son choix dans une quête de l’amour.

Elle mettait un point d’honneur à oublier tout ce qui avait pu se dire dans ce petit salon. Elle devait se tenir à ses devoirs et Elias Creed n’y avait pas sa place, pas de cette manière en tout cas.

Le jeune duc n’avait pas été le seul à la quitter. En effet, il en avait été de même pour sa Cour. À la différence que celle-ci s’y était vue obligée.

Sitôt entrés dans Nabar, ils avaient été arrêtés par une cinquantaine de gardes courtois mais fermes. La Cour avait été sommée de prendre quartiers dans l’établissement de son choix, dans la ville et non à la résidence du baron. Les frais seraient, bien entendu, à la charge de Nabar tant que les dépenses restaient raisonnables.

Elle avait donc poursuivi sa route accompagnée de la même garde dont elle s’était dotée pour la visite aux Graysons, le tout escorté de la moitié des soldats qui les avaient accueillis. Ce nouveau cortège s’était alors éloigné de l’ancien au son des protestations de celui-ci. En perçait la déplaisante voix criarde de Myrcella de Roy, dont la colère atteignait des sommets pour le plus grand plaisir de Lamia.

Pourtant, alors que le véhicule s’arrêtait enfin, l’absence d’Elias se faisait ressentir. Non pas qu’elle se fut fait un ami ou qu’il ait pu la réconforter, loin de là. Elle devinait juste la personne qui l’attendait derrière cette porte en bois léger et la présence d’un élément étranger aurait rendu cette rencontre moins… étrange, bien que ce ne fût pas le terme approprié.

Après un rapide échange de regard, Lamia ouvrit pour descendre la première. Alors que la lumière du jour envahissait soudainement l’intérieur clos, Clare prit une grande inspiration avant d’imiter sa dame de parage.

— Votre Altesse, l’accueillit Lorain en la saluant.

— Seigneur, lui rendit-elle avec une révérence.

Ils relevèrent tous deux la tête, mal à l’aise.

Le jeune baron en devenir, était vêtu très sobrement comme elle s’y était attendue. Bottes sombres, pantalon et haut uniformément bleus. Son veston sans manche mettait en valeur sa musculature en révélant des bras bien plus volumineux qu’elle ne l’aurait imaginé. Elle n’avait pas non plus eu le souvenir qu’il soit si grand, la dominant de bien deux têtes.

— Avez-vous fait bon voyage ? s’inquiéta-t-il.

La pupille s’inclina de nouveau.

— Il s’est très bien passé, je vous remercie.

— Je vous prie d’excuser mon père, le Baron, de ne pas vous accueillir en personne. Je me suis permis de prendre sa place. Il marqua une hésitation… Cela ne vous dérange pas, j’espère ?

— Absolument pas, seigneur Lorain, répondit-elle. C’est pour moi un immense honneur.

Le jeune homme la dévisagea un instant de ses grands yeux noirs qui ne lui permettaient pas le mensonge.

Tu aurais pu y mettre d’avantage d’enthousiasme, se rabroua-t-elle intérieurement.

Souhaitant subitement éviter le regard dubitatif de son hôte, Clare laissa le sien parcourir la cour arborée dans laquelle on l’avait menée, s’attardant un instant sur la fontaine outrageusement ornées de sculptures et d’autres fioritures. Elle alla même jusqu’à y accorder une expression de ravissement. C’était la première fois qu’elle pénétrait dans les quartiers « royaux » de la capitale des Baronnies, ayant déjà fait passage à Nabar par le passé. Son impression sur cette ville, ou ce royaume, restait très mitigée. Une cité proprette et joliment décorée, cela était certain. Cependant, bien trop à l’image d’Irile à son goût. Seuls ses vallons permettaient de lui donner une impression de substance. Nabar avait néanmoins la qualité d’offrir un panorama des plus pittoresques.

— Il s’agit de votre première visite au château de Couliour, si je ne me trompe…

— Pardon, sursauta la jeune femme blonde. Couliour, oui vous avez raison. C’est très beau.

Lorain sourit à ce compliment pourtant léger.

— Vous n’en voyez que la surface, vous me donnerez vos impressions par la suite, si vous en avez le temps.

Lui présentant son bras, il l’enjoignit à l’escorter, ce qu’elle fit de bonne grâce. Une fine pellicule de transpiration perlait au-dessus de la lèvre supérieure du baronnet. Une preuve révélant sa nervosité alors qu’ils se mettaient en route.

Nerveuse, Clare ne l’était pas. Curieuse, ça oui ! Elle allait, pour la première fois, rencontrer l’homme le plus puissant des Baronnies et, qui plus est, son futur beau-père.

Le château de Couliour se situait au sommet d’une colline tant aplanie qu’elle ne mesurait plus que la moitié de ce qu’elle devait faire jadis, présentant ainsi une surface plane avoisinant l’hectare. Le bâtiment y trônait tel un phare visible à des kilomètres à la ronde. Sans rempart ni autre fortification, il se révélait au grand jour dans toute sa splendeur. Détails à l’esthétique certaine mais qui pour Clare relevaient de la plus profonde bêtise en cas de siège.

Bien évidemment, depuis l’époque du Baron Rouge, les Baronnies avaient investi tous leurs efforts dans le développement d’une économie capable de rivaliser avec les autres grands royaumes de Soreth. La seule véritable défense restait le fameux barrage nabarois qui réglementait le passage des Contrées Marchandes vers les Contrées Chantantes et inversement. Un investissement quand à contenir une hypothétique menace Rolf…

Même de loin, le château semblait comporter bien plus de bois que de pierre. Des tours se dressaient mais à l’aspect si effilé qu’il était aisé de douter de leur solidité. Pour couronner le tout, un pont levis béait fièrement. Les chaines sensées le soutenir avaient été remplacées par des lianes tressées. Ces dernières s’accordaient mieux aux boiseries à la présence excessive, habillant cette sculpture royale. Une large rampe en colimaçon entourant plusieurs fois la colline permettait l’accès au public. Cependant, la noblesse et les importants visiteurs semblaient bénéficier d’un trajet plus direct, fait de courts escaliers menant à de petits jardins et cours décorées à l’image de la toute première.

C’est évidemment ce passage-là qu’emprunta Clare, escortée de son prince charmant et suivie de près par Lamia. Un trajet qui se fit dans un silence qui se poursuivit jusqu’à ce qu’ils atteignent le dernier jardin donnant sur le pont-levis d’ornement, et qui leur offrait une vue panoramique qui rappela à Clare la tour d’Ilur.

En effet, à leurs pieds s’étendait tout Nabar ainsi que son immense bois au Sud. À l’ouest, s’étirait le royaume d’Ithaq tandis qu’à l’Est, celui du Rhondos, le bastion des Baronnies, s’arrêtait à la frontière. Une barrière artificielle sans commune mesure avec les Monts-Sciés mais que la distance ne rendait pas ridicule pour autant. Cependant, ce qui retenait l’attention de Clare se trouvait au-delà.

Les Contrées Chantantes, ou plutôt ce qui marquait leur commencement.

D’ici, la vue qu’elle en avait se trouvait encadrée par le Pic des Coranites puis allait se perdre au Sud, aussi loin que le Mur le lui laissait entrevoir. Loin à l’Est, elle devinait la frontière du bois d’Ichor ainsi que les falaises de l’Arc aux Creux, dont les formes fantomatiques ne s’entrapercevaient qu’à l’extrême limite du Rhondos.

Si seulement Orikh avait accepté de t’envoyer quelques temps dans les Royaumes Francs…

Elle fit immédiatement taire la voix de l’oncle Jo mais ce fut sans compter l’intervention de Lorain qui, jusque-là patient, fit écho à cette remarque d’un autre jour.

— Êtes-vous déjà allée dans les Royaumes Francs, votre Altesse ?

Délaissant l’horizon des Contrées Chantantes pour le panorama de la cité vallonnée de Nabar, Clare nia lentement avant de se tourner vers son interlocuteur.

— Et vous-même ? demanda-t-elle.

Celui-ci afficha un profond regret, toujours perdu dans l’horizon.

— J’ai bien tenté, une fois, de m’y aventurer étant enfant. Cependant, les soldats de mon père m’ont rattrapé alors que je n’avais parcouru qu’une cinquantaine de kilomètres. Je n’ose parler de la correction que cela m’a valu.

— Je ne vous soupçonnais pas l’âme d’un aventurier, s’étonna sincèrement Clare. Pourquoi une telle entreprise, surtout à un tel âge ?

Lorain lui adressa un sourire timide mais une voix familière se fit entendre sans qu’il ait eu le temps de lui répondre.

— Pourquoi une telle entreprise, en effet ?

Tous trois se tournèrent de concert vers le propriétaire de cette voix qui, dépassant le pont levis, venait à leur rencontre à petits pas appliqués.

— Expédition bien inutile, dangereuse et dénuée d’intérêts, poursuivit-il dans sa démarche particulière. La raison n’en est donc envisageable qu’à l’esprit inconscient d’un enfant et non à celui d’un adulte. Puis sans s’attarder sur l’expression soudainement indéchiffrable du baronnet. Dame Clare, dame Lamia, vous ne cessez de vous épanouir. Les années vous réussissent bien mieux qu’à moi j’en ai peur.

Il avisa son ventre bedonnant saillant sous sa toge ceinturée à la taille. Toujours avec le même sérieux et surtout la même distance, au sens propre comme au figuré, qui caractérisait ce personnage.

— Alistair, le salua Clare. Toi, qui es devenu le bras droit du baron le plus puissant des Baronnies. Je ne connais personne qui puisse en dire autant à ton âge.

Alistair Rofocade baissa humblement la tête à ce compliment.

— Je ne suis qu’un intendant et j’aime à suivre les puissants, ma dame. De la même manière que je vous suivais lorsque nous étions enfants.

— Je crois me rappeler que tu étais de bon conseil, en effet, acquiesça la pupille.

Il baissa de nouveau la tête et le soleil se refléta si bien dans ses quelques cheveux blonds, couvrant avec soin le dessus de sa tête, qu’il en parût presque chauve.

— N’êtes-vous pas davantage le bras droit de ma mère plutôt que du baron, lui-même, Alistair ?

Visiblement, Lorain ne tenait pas Alistair Rofocade dans la plus haute estime. Cependant, quelque-soit sa rancœur envers lui, il sembla se rappeler de la présence de Clare et tourna automatiquement vers elle un regard d’excuse auquel il rajouta :

— Je suis navré, ma dame. Veuillez me pardonner cette intrusion.

Celle-ci le considéra un instant. Décidant tout compte fait que le jeune baron lui faisait définitivement penser au général Nérine. Dans sa franchise, ainsi que sa délicatesse emplie de maladresse.

Elle se contenta finalement d’un simple hochement de tête alors qu’Alistair, lui, ne faisait même pas mine d’avoir entendu. Son visage de marbre si lisse qu’il en était brillant, ses yeux pâles accentuaient la sensation de vide émanant de sa personne, sa petite bouche aux lèvres fines observait un teint bleuâtre aviné bien qu’il n’en soit rien. Alistair Rofocade était en quasi tout point semblable à l’image qu’elle avait gardée de lui une dizaine d’années auparavant. Si l’on occultait sa taille et son embonpoint dont la cause était un cruel manque d’activité physique. Chose sur laquelle il n’avait pas changé non plus. Flegmatique et de nature paisible, il était comme un herbivore impavide dans un pré qu’il connaissait par cœur. Cependant, sous cette apparente placidité, il était difficile de s’apercevoir à quel point il pouvait être intelligent et rusé, conservant le dos rond mais également l’esprit alerte. Ce que ses yeux sans vie camouflaient parfaitement.

— Par ailleurs, reprit-il. Il sied plus au domestique que je suis de conduire ces dames et de vous informer, jeune seigneur, que la baronne désire s’entretenir avec vous.

La pupille sentit Lorain se raidir à cette injonction dissimulée. Il parut sur le point de dire quelque chose avant de seulement acquiescer abruptement et s’écarter de Clare.

— Ma dame, c’était un plaisir.

Elle acquiesça à son tour, mais plus froidement qu’elle ne l’aurait voulu.

Après un échange discret avec Lamia qui avait brillé par son silence, elle fit signe à leur nouveau guide qu’il pouvait prendre les devants. Alors qu’ils pénétraient les profondeurs de Couliour, Clare jeta un regard en arrière et constata que Lorain était de nouveau perdu sur ce territoire qui lui était, à elle, tant inconnu. Elle se surprit encore à se demander ce à quoi pouvait bien penser le jeune baronnet.

Elle s’aperçut également que cela la dérangeait.

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