Chapitre 45

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La chevelure d’Ezéquiel battait follement la mesure devant Cormack qui le suivait de près dans un rythme soutenu. Le jeune prince se mouvait avec grâce dans cette végétation ingrate. Sa course légère donnait l’impression que ses pieds touchaient à peine le sol. Devant lui, et en tête, Crépin n’avait pas si fière allure. Même le Rolf, pourtant beaucoup plus lourd, ne donnait pas si piètre spectacle. Trébuchant, haletant et crachant sur le sol boueux, il jurait à chaque fois qu’il perdait l’équilibre et maudissait et les Architectes à un moment et les membres de différentes familles à d’autres. Ezéquiel le rattrapait toujours in extremis, l’empêchant de s’étaler de tout son long. Cormack grognait dès que cela se produisait. Ce bougre de pirate les ralentissait et le mettre devant était une grossière erreur. Mais évidemment, il n’avait pas eu son mot à dire.

Dès lors que la créature avait disparu, le jeune prince avait pris en charge la direction des opérations, se révélant être un leader naturel et intraitable. Personne, pas même les chevaliers, n’avait émis la moindre objection. Tout le monde avait donc été placé en file indienne en un ordre bien précis avant de s’enfoncer dans ce bourbier. Crépin en tête, devant Ezéquiel. Puis venait Cormack qui portait toujours Maître Cène, suivi de près par Kappa, Gravis, Caes et enfin Vacko.

Les explications que le jeune homme avait sommairement données laissaient matière au doute. Surtout lorsque Crépin s’était écrié qu’il allait être le premier à se faire bouffer. Ezéquiel avait alors encore réitéré sa fâcheuse habitude, hausser les épaules, avant de répondre que c’était bien pour ça qu’ils conserveraient un rythme soutenu. Il avait ensuite ajouté que les attaques ne se concentreraient pas sur les extrémités de leur groupe mais au centre, pour sectionner la file en deux parties plus facilement envisageables. La nuit allait tomber et les créatures, quelles qu’elles soient, allaient se montrer plus audacieuses. D’où le placement de Cormack, Caes et Kappa. Les deux derniers étant armés et le premier plus qu’imposant et intimidant.

Ces choses allaient y réfléchir à deux fois mais comme ils ne s’éterniseraient pas et avanceraient vite, elles n’auraient droit qu’à quelques essais et ce par divers groupes qui, le jeune prince l’espérait, ne pouvaient pas communiquer ensemble.

Caes avait suggéré d’obliquer sur les Monts Sciés, assurant que des kilomètres de sol rocheux les bordaient. Il y avait des chances que les créatures ne les suivent pas à découvert. Mais là encore, Ezéquiel s’était montré catégorique. Grimjow et ses troupes ne les oublieraient pas de sitôt et il était impossible de dire combien de terrain ils couvriraient. Non, ils devaient conserver la direction vers le Sud et rejoindre les Baronnies. Il fallait prendre le risque.

Gravis ne pouvait être placé à l’arrière. Proie trop aisée, trop frêle. Il était donc à protéger. D’où son placement entre les hommes d’armes et celui de Vacko à l’arrière car toute autre solution aurait été inenvisageable s’ils espéraient réellement tous s’en sortir.

Le pirate avait maugréé à l’encontre d’Ezéquiel que celui-ci avait intérêt à avoir raison mais n’avait pas plus discuté que ça. S’il y avait bien quelque chose que les pirates avaient compris, c’était que le jeune prince avait le nez pour ces choses-là.

C’est ce que se disait le pirate Vacko alors qu’il tentait de conserver l’allure tout en jetant des regards de droite à gauche, tentant de deviner d’où viendrait la première attaque.

Les plaines étaient étonnamment silencieuses mais il avait l’impression de sentir ces centaines, voire ces milliers, de sales bestioles évoluer discrètement autour d’eux, cherchant la faille. Il n’avait jamais entendu parler de ces choses auparavant et pourtant, il en avait vu du pays ! Bien que ce ne soit pas vraiment un endroit que les gens visitaient régulièrement. Et ceci déjà bien avant la Guerre de la Chair. Fichus Rolfs! Leurs récents progrès vers la civilisation le laissaient de marbre. Ces sauvages ne pensaient qu’à bouffer les humains comme lui et ça lui suffisait pour ne pas les approcher. Jamais aucun pirate à sa connaissance n’avait commis l’erreur de s’attaquer à eux. Quelle n’avait pas été sa surprise quand on lui avait donné la description de son contrat !

Car il y avait quelque chose que la majorité des gens ignorait à propos des patrouilleurs. Derrière les pillages qui étaient, bien sûr, leur principal revenu, pouvaient se trouver d’autres types de contrat. Et ce coup-ci, il s’était agi d’un très gros ! Du moins, le Gros Gunder avait perçu un énorme cachet. Il ne lui avait pas révélé de combien cependant, il était suffisamment conséquent pout mobiliser un nombre impressionnant de vaisseaux.

Il se souvenait encore de la réaction qu’il avait eue. Au début, il avait souri et s’était frotté les mains. Puis les questions étaient finalement sorties toutes seules. Un Rolf ?! Y’en aura pas d’autres, au moins ? Des chevaliers ?! Y’en aura pas tant qu’ça, au moins ? Comment ça, tu sais pas ?! Et puis pourquoi autant d’argent, d‘abord ?

Le Gros Gunder s’était contenté de le regarder en attendant qu’il prenne la poudre d’escampette. Maintenant, il allait probablement lui en mettre quinze et quatorze une fois rentré au bercail. C’était toujours comme ça avec le chef. Quand tout se passait comme prévu, il souriait avec le peu d’dents qui lui restait et c’était tout. Quand c’était pas l’cas, il souriait pas et c’était pas tout…

Il se souvenait encore de l’accélération soudaine du transporteur qui avait ruiné leur attaque et bien failli l‘écraser comme un vulgaire insecte. Ce n’était pas possible un truc pareil pour un engin de cette taille. Quand on pensait à ce qu’il fallait à l’un de leurs propres navires pour qu’il puisse atteindre de telles vitesses !

Mieux valait pas réfléchir à ce qui avait pu se passer là-dedans…, oh non !

Devant lui, le chevalier Caes tenait son épée au clair dans sa main droite. En aclérium, qu’elle était! Comme s’il était pas assez dangereux comme ça?! Le pirate Vacko n’avait encore jamais vu de chevalier de l’Ilir de près et en avait combattu encore moins. Mais leur réputation était connue de tout Soreth. Auparavant, Vacko avait cru que ces rumeurs étaient exagérées. C’était avant de voir ces deux-là à l’action. Les Architectes seuls savaient combien ils avaient zigouillé de guerriers Rolfs dans ces plaines.

Des guerriers Rolfs !

Un hurlement sur leur droite le fit sursauter. L’une de ces créatures avait surgi sur leur flanc et comme prévu, en plein centre. Cet Ezéquiel était vraiment quelqu’un ! Le sifflement d’une lame d’aclérium fendit l’air, coupant proprement la chose en deux. Le psychopathe blond avait réagi au quart de tour. Des hurlements se firent entendre sur leur flanc gauche et Vacko serra les poings en s’efforçant de garder son calme. L’heure du repas avait sonné pour ces sales petites bêtes et au loin, les dernières lueurs du jour se fondaient, laissant place à un bleu nuit annonciateur de terreur.

L’attaque avait commencé.

Cormack envoya valdinguer l’une des créatures d’un fantastique coup de pied. Effectuant un vol plané mémorable, celle-ci disparut comme elle était venue dans la végétation. Le Rolf réprima un gémissement. Le conseiller pesait de plus en plus lourd sur son épaule alors qu’il tentait de maîtriser sa respiration. Les herbes rouges n’en finissaient pas et avec l’obscurité, il était impossible de déterminer ce qu’il leur restait à parcourir. Les quelques vivres qu’ils avaient trouvés dans le transporteur étaient loin d’avoir suffi à restaurer leurs forces.

Ezéquiel avait eu raison une fois de plus. Les créatures tentaient de les séparer en deux groupes. Les ténèbres leur donnaient des ailes et les tentatives se concentraient essentiellement sur lui et les chevaliers. La virulence des attaques était plus accrue sur la personne de Gravis Petitpieds qui poussait des hurlements à chaque fois que l’une des créatures bondissait vers lui. Cependant, Caes et Kappa veillaient et les sifflements caractéristiques des lames d’aclérium s’ajoutaient à la clameur montante des grondements de centaines de petites gorges. Si ces choses attaquaient en même temps, il faudrait seulement quelques instants pour qu’ils soient dévorés par cette multitude. Ces centaines de bouches, armées de dentitions de cauchemar qui les dépèceraient et aspireraient jusqu’à la moelle de leurs os.

Une autre de ces créatures surgit sur sa gauche et fut accueillie d’un nouveau coup de pied. Leur course venait de s’accélérer et ses poumons étaient en feu. Cormack n’aurait su dire la durée de cette terrible nouvelle épreuve et avait l’impression qu’ils couraient depuis une éternité. La course folle contre la montre avec les guerriers Rolfs aux trousses l’avait épuisé. Ses jambes faiblissaient et la douleur dans ses muscles était insupportable.

Derrière lui, les chevaliers haletaient également…

— Ezéquiel ! s’étrangla-t-il. Nous n’y arriverons jamais…

Le jeune prince ne répondit pas mais acquiesça simplement. Comme si c’était une évidence dont il n’avait jamais douté. Il accéléra l’allure, enjoignant Crépin, par une fantastique poussée, à faire de même. Le pirate, qui n’en menait pas large, s’exécuta en jurant à nouveau. Mais il était si essoufflé que son juron fut incompréhensible pour tous.

Une vingtaine de mètres plus tard, Ezéquiel s’écria soudainement.

— Crépin ! Attention à gauche !

— Hein ?! Quoi ? haleta celui-ci.

Mais le jeune prince l’empoigna pour le pousser sur la droite, hors du danger dont il voulait le préserver. Suivant ce changement de direction soudain, Cormack ne manqua pas de jeter un coup d’œil fugace vers la menace sur la gauche.

Mais la créature avait déjà disparu.

Il raffermit sa prise sur le conseiller inconscient et continua à user de ses dernières forces, pratiquement inexistantes, à la suite d’Ezéquiel et du pirate.

Tout serait bientôt fini…

— Crépin ! Attention à gauche !

La panique que ressentit le pirate à cet avertissement n’avait rien de comparable avec ce qu’il avait déjà pu vivre auparavant. Explosant dans son esprit déjà usé par les évènements, annihilant toute pensée propre et dévastant jusqu’à la dernière parcelle de la conscience de son être.

— Hein ?! Quoi ?

Sa voix lui semblait provenir d’ailleurs, de quelque part hors de lui, l’atteignant après coup sous la forme d’un croassement étranger. Il voulait lever les bras en hurlant comme un fou et s’enfoncer profondément dans cette inconscience sécuritaire qui le couperait de cette horrible situation. Céder à une peur des plus primales, à une panique des plus dévastatrices. Cela aurait été un billet pour une mort certaine, dévoré par les affreuses créatures qui n’attendaient que ça. Quelque part, au loin, c’est-ce que sa propre conscience lui criait. Mais le pirate Crépin était bien au-delà de tout raisonnement tangible.

De cet avertissement soudain s’était dressé un mur de terreur que cette conscience ne parvenait à briser. Il était arrivé au pire des instants, alors que son épuisement atteignait un paroxysme l’entraînant au point de rupture le plus total.

Elles l’entouraient. Ces affreuses choses dont il ne savait rien à part le fait qu’elles désiraient ardemment ses chairs. Elles voulaient le manger ! Et il était impossible de rationaliser pareille horreur.

Le prince, derrière lui, l’entraîna dans une autre direction. Il lui avait dit laquelle mais le pirate était incapable de s’en rappeler. Seule la main du jeune prince le maintenait dans la bonne direction.

Vers le salut ?

Ce type-là avait fait preuve d’un incroyable bon sens depuis le début. Crépin ne voulait plus penser par lui-même. Cela l’aurait amené à replonger dans cette réalité cauchemardesque. Et lui ne saurait prendre les bonnes décisions. Il n’était pas un combattant. Il était un pirate, violant et pillant les personnes sans défense. Il était un prédateur charognard qui s’attaquait aux plus faibles et n’avait jamais imaginé qu’un jour, ce serait l’inverse… Non, encore pire ! Cette fois ci, il était le gibier.

Non ! Il ne saurait quoi faire et refusait de faire quoi que ce soit, à part courir. Le jeune prince… Ezéquiel ! Lui, pourrait le sortir de là ! Sa main rassurante était posée contre son dos et l’accompagnait vers une sortie à cette horreur. Le jeune homme prenait les choses en main, comme il l’avait si bien fait depuis.

S’accrochant à ce dernier espoir et dans un éclair de conscience, le pirate sut ce qu’il devait faire. Mobilisant toute sa volonté, il perça le brouillard envahissant son esprit. La seule chose à faire. La voix du prince le pénétra enfin, éclairant son intérieur comme un fin rayon de soleil perçant les nuages les plus noirs, et envahissant son être. Il n’avait qu’à la suivre et il survivrait. Il le fallait.

— À gauche !

Le pirate obliqua sur la gauche, accélérant comme jamais il ne s’en était cru capable. L’espace d’un moment, la main du prince quitta son dos et la panique menaça de déferler à nouveau tel un raz de marée. Heureusement, cette même main se posa de nouveau quelques secondes plus tard, l’accompagnant toujours et Crépin se rendit compte à quel point il avait dû faire perdre un temps précieux en se laissant trimballer, ici et là. Ruinant leurs maigres chances de s’en sortir vivants.

— Tout droit ! Continue !

La voix du prince se faisait moins forte. Son souffle lui manquant mais Crépin avait focalisé toute son attention sur celle-ci. La main qui avait de nouveau quitté le dos du pirate revint se poser quelques instants plus tard sur son épaule. Le brigand n’avait pas ralenti cette fois, concentré sur sa tâche.

Autour d’eux, le grondement des créatures continuait de monter. Elles étaient furieuses et les attaques sur les flancs se faisaient plus audacieuses. À travers ce chaos, Crépin percevait les sifflements des lames des chevaliers qui, d’après leurs cadences, devaient fendre l’air à une vitesse inimaginable.

Le combat pour la survie s’intensifiait.

Le pirate puisa dans ses dernières forces, ses dernières réserves. Avec toute la volonté dont l’espoir de s’en sortir l’avait investi.

— Nous y sommes presque, souffla Ezéquiel.

Crépin acquiesça. La voix du jeune homme avait été presque inaudible mais il l’avait entendu sans mal.

— Gauche, murmura-t-il dans un dernier souffle.

Crépin s’exécuta et sprinta de toutes ses forces. Un nouvel éclair de conscience, quelques secondes plus tard, lui fit réaliser qu’il allait probablement trop vite car la main d’Ezéquiel ne parvenait pas encore à l’atteindre. Il ralentit légèrement et laissa le temps au jeune homme de le rejoindre.

Ce que ce dernier ne fit pas.

Au loin, une voix familière se fit entendre mais elle n’atteint pas le pirate. Ce n’était pas la voix d’Ezéquiel qui savait comment les tirer de ce mauvais pas. Autour de lui, le grondement s’accentua mais cette fois ci parsemé de pépiements aigus, comme des exclamations de joie.

Il eut soudain comme un pressentiment étrange. Comme s’il se trouvait au bas d’une plage, une énorme vague lui arrivant dessus. Sauf qu’à cet instant précis, il avait l’impression que cette vague arrivait de tous les côtés.

Il jeta un coup d’œil terrifié en arrière et poussa un cri étranglé. Seules les hautes herbes rouges, assombries par la nuit, l’entouraient.

Il était seul.

Et au loin, Vacko hurlait son nom… Repris, peu après, par les centaines de gorges avides de faire un festin de celui qu’elles appelaient.

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