Chapitre 36

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— Ils sont… morts.

Cette terrible découverte s’était amorcée par une odeur. Un fumet particulier le ramenant à des souvenirs lointains où il avait eu sa première expérience de la mort. Rien à voir avec ce qu’il s’était passé sur le transporteur la veille. Cela remontait à beaucoup plus loin… Alors qu’enfant, suivant cette même senteur, il était tombé sur la dépouille d’un petit écureuil ayant, depuis plusieurs jours, trépassé.

L’aube les avait cueillis quelques heures après qu’ils aient délaissé les vestiges de la nacelle de secours. Alors qu’ils progressaient, dans une procession atypique, à travers une forêt des plus denses. Les premières lueurs du jour ne leur avaient rien appris sur leur position. Les arbres les entourant étaient bien trop grands et bien trop touffus pour leur permettre d’apercevoir les Monts Sciés. Des arbres aux troncs trop gros et aux branches trop élevées pour rendre leur escalade possible. Une chose était cependant devenue certaine. Ils se trouvaient dans le Bois d’Ichor. Cette sombre forêt dont l’on disait qu’elle abritait des créatures monstrueuses. Forêt sur laquelle circulaient les plus terribles légendes.

Caes Craft n’avait voulu leur concéder aucune halte. Décision nullement en rapport avec les dîtes légendes mais plutôt en fonction de deux raisons qu’il leur avait brièvement exposées. La première était que le Bois d’Ichor était véritablement immense. Sans une vue dégagée pour estimer ce qu’il leur restait à parcourir, il était impossible de savoir s’ils en sortiraient d’ici quelques jours ou quelques semaines. La deuxième raison était qu’à l’extrême Nord du Bois d’Ichor se trouvait la Forêt des Pleurs. Et si le bois qu’ils traversaient avait mauvaise réputation, ce n’était rien comparé à celle-ci...

— C’est un cauchemar…, murmura le Rolf.

Alors qu’ils cheminaient péniblement au travers d’un enchevêtrement de végétation avec pour seul repère les mousses d’arbres, avait naquit cette flagrance de décomposition. Portée par le vent, elle lui était parvenue de manière doucereuse grâce à son odorat bien plus développé que ses compagnons.

Cormack avait alors pris l’initiative de la suivre, sans trop savoir pourquoi. Son instinct le lui avait crié, le sommant d’en trouver l’origine. Origine qu’ils avaient débusquée moins d’un demi-kilomètre sur leur droite, en débouchant sur une clairière offrant quelques trouées sur un ciel bleu accueillant.

Une petite colline surplombant un cour d’eau les y attendait, baignée des multiples bruits de la faune alentour. Quelques arbres aux gigantesques racines y régnaient, tels des divinités forestières ayant droit à plus d’espace pour s’exprimer que leurs semblables. Cet endroit aurait très bien pu avoir des airs de paradis sur terre sans les quatre cadavres qui s’y trouvaient. L’origine de cet arôme de putréfaction qui les avait guidés jusqu’ici…

— Ben, ça alors ! C’est une sacrée boucherie, pas vrai Crépin ?

— Ah, ça oui Vacko, tu l’as dit ! C’est une de ces boucheries !

Crépin avait repris conscience depuis quelques heures déjà. Lui et son camarade Vacko s’étaient tenus étrangement silencieux jusqu’à maintenant.

— Qui a bien pu faire une chose pareille ? murmura Gravis Petitpieds.

Il regardait autour de lui, sursautant au moindre bruit. La voix de l’ancien majordome était pleine d’une frayeur mal contenue et on pouvait difficilement l’en blâmer. Ce spectacle avait de quoi glacer les sangs.

Le corps le plus proche d’eux se trouvait face contre terre, les bras à l’avant du corps, loin devant lui. Le sol labouré et ses mains pleines de terre montraient qu’il avait dû tenter de s’échapper en rampant durant son supplice. Son dos n’était qu’un amas sanglant de chair et d’os brisés. Deux autres gisaient sur le dos et leurs regards vides de vie contemplaient le ciel sans le voir.

Le dernier était adossé contre l’arbre le plus en hauteur sur la petite colline. Les bras le long du corps, il présentait encore un air choqué et accusateur. Comme s’il regardait encore son agresseur avant que celui-ci ne lui porte le coup final. La trace de sang conduisant jusqu’à lui indiquait qu’il avait dû s’y trainer avant de recevoir ce dernier.

Les chevaliers s’étaient automatiquement postés aux alentours. À l’affût du moindre danger au cas où les assaillants soient encore dans les parages.

— Ce n’est pas bon, avait soufflé Caes, soldat jusqu’au bout des ongles. Nous sommes bien trop proches de la forêt des Pleurs.

Près de lui, Ezéquiel posa une main sur le bras de Cormack comme pour lui apporter un certain réconfort. Cependant, son ami ne la sentit même pas. À force d’horreurs depuis la veille, son cerveau se trouvait curieusement engourdi. Incapable d’analyser toutes ces morts, c’était comme si son esprit se protégeait lui-même des atrocités auxquelles il était soudainement confronté. Par contre son corps, lui, l’exprima sans mal et une envie de vomir lui déchira soudain les entrailles pour remonter jusqu’à sa gorge. Plié en deux, il régurgita dans la douleur le peu que contenait son estomac. Remontèrent alors d’autres souvenirs de son enfance. Souvenirs de son arrivée en Iliréa et des géants musculeux au pelage d’ours qui l’entouraient. Dans son esprit d’enfant, de gigantesques guerriers Rolfs… Il n’en n’avait plus revus depuis cette époque que sa mémoire rendait incomplète et là, il en trouvait quatre… morts.

Ezéquiel laissa sa main sur son dos pendant qu’il vomissait bruyamment, restant près de lui.

— Comment… Pourquoi ? déglutit-il enfin.

Le jeune prince secoua la tête.

— Je donnerais cher pour le savoir.

— Des bêtes sauvages, affirma Vacko. Une bande de nos p’tites bêtes à nous pourrait sans mal arriver à faire ça ! C’est qu’ils sont bigrement efficaces nos toutous, pas vrai Crépin ?

— Oh oui ! Y sont efficaces si t’as pas l’sifflet ! J’dirais même que les Rolfs, y s’avaient pas d’sifflet…

— Tu raisonnes bien, Crépin, acquiesça gravement son compère.

— Merci Vacko. C’est juste un peu d’logique, tu sais…

— Fermez-la tous les deux, grinça Ezéquiel d’une voix coupante qui mit un terme à la discussion des pirates.

Cependant, Vacko entama une approche dangereuse en direction du jeune prince. Une tentative d’intimidation qui prit soudainement fin lorsqu’une lame se posa sur sa gorge avec délicatesse. Le gredin poussa un cri de surprise.

— Tu ferais bien de te tenir tranquille, dit doucement Kappa dans son dos. Je serais plus qu’heureux de te soulager de ta vilaine tête. Evite de me donner ce genre de prétexte, qu’en dis-tu ?

Les jambes flageolantes, le pirate acquiesça follement alors que ses yeux roulaient littéralement dans leurs orbites.

— Kappa, je pense qu’il a compris, intervint Caes qui venait de revenir également.

Le chevalier blond eut comme une hésitation avant de dégager sa lame en affichant un sourire mauvais. Le pirate s’effondra comme une marionnette à laquelle on aurait coupé les fils.

— Il n’y a rien qui laisse à penser que les auteurs de ce massacre soient encore dans les parages, déclara-t-il en rengainant son arme. Même si cela n’exclut pas que nous devrons redoubler de prudence.

— Comment pouvez-vous savoir s’ils ne sont pas en train de nous observer ?! paniqua le petit majordome. Ils pourraient très bien être à quelques pas, prêts à nous sauter dessus à la première occasion…

— J’en doute fortement, le coupa Caes. Ni Kappa, ni moi n’avons repéré d’activité dans les environs. Ni mouvement, ni feu. De plus, ces cadavres sont froids et leurs décès remontent à plusieurs jours.

— Mais si jamais…

— Lorsque tu gères un navire, Majordome, suis-je là à te dire où le linge serait mieux rangé ? Mettrais-tu en doute la parole d’un chevalier de l’Ilir ?

Gravis baissa la tête.

— Je comprends bien, seigneur. Je ne voulais pas… je… je suis juste mort de peur.

Le chevalier fit mine de se radoucir.

— Nous avons les moyens de nous défendre.

— Face à ce qui a crevé ces quatre Rolfs ?! C’est qu’y manque pas d’culot, le p’tit brun ! Pas vrai Crépin ?

— Oh oui, Vacko ! Même que…

Malheureusement pour lui, le pauvre Crépin fut interrompu dans son élan par un Kappa toujours présent dans le dos des deux pirates. Sa lame s’était à nouveau posée sur la gorge de l’un d‘eux. Ce qui promettait de devenir une fâcheuse habitude.

Cormack reprenait péniblement son souffle et sa nausée n’arrangeait guère les choses. Gravis s’était rapproché de lui, comme s’il recherchait inconsciemment sa protection, tandis qu’Ezéquiel, lui, s’était avancé dans la clairière. Gravissant la butte, il s’accroupit face au Rolf adossé contre l’arbre à son sommet pour mieux l’observer. Contre toute attente, Caes, manœuvrant entre les trois cadavres, rejoignit le pied de la surélévation naturelle.

— Qu’en pense-tu ? demanda-t-il au jeune prince à la surprise de Cormack.

Ezéquiel ne répondit pas tout de suite. Il semblait ne pas pouvoir se détacher du regard mort et accusateur du macchabé face à lui.

— L’un de vous sait-il ce que représente le cercle chez le peuple Rolf ? demanda-t-il finalement en retour. Celui-ci en a un sur le poitrail de sa tunique.

— Il représente le courant protecteur de l’Erys, répondit difficilement Cormack alors que Caes fronçait les sourcils. Le cercle de la vie et son éternel recommencement. Il n’est pas rare de le voir brodé sur les… les tuniques Rolfs.

Il avait déclaré ça d’un ton laconique et absent. Secouant la tête, il inspira profondément en tentant de faire refluer la nausée qui l’accablait. Ce monde était hostile et complètement fou. C’était étrange. Il avait toujours revendiqué son appartenance au peuple Rolf et avait toujours tenté de se convaincre qu’il n’était qu’un étranger au Royaume Vert. Quelqu’un qui n’y avait pas sa place. Quelqu’un qui venait et devait retourner dans quelque chose de plus grand et donc promis à de grandes choses.

Le sentiment qui le taraudait depuis l’attaque du transporteur, il ne l’avait jamais ressenti auparavant. Il n’avait jamais eu autant l’impression d’être un si complet étranger à un milieu. La même question passait et repassait dans son esprit. Que faisait-il ici ? Son foyer en Iliréa lui paraissait le doux souvenir du plus confortable des cocons. En ce moment même, dans cet environnement cruel, il était petit et se sentait sans défense.

— Tu as remarqué pour les trois autres ? lançait Ezéquiel à Caes.

— Oui, répondit ce dernier. Ils portent des tenues identiques.

— Cela me fait penser à une escorte, je n’aime pas ça.

Le chevalier inspira un grand coup avant de hocher de la tête, puis de déclarer.

— Nous sommes à bonne distance des Hautes-Terres Rolfs. Cependant, la Forêt des Pleurs au nord reste toujours trop proche même si nous ne pouvons en évaluer la distance. Je préfère être le plus loin possible d’ici lorsque le soleil se couchera et éviter les mauvaises rencontres. Nous partons sur le champ. Si les Rolfs trouvent leurs morts, puis nous dans un second temps, je ne donne pas cher de notre peau. Nous établirons le campement aux dernières lueurs du jour en organisant des tours de garde à deux personnes.

Le jeune prince acquiesça à son tour et s’était relevé alors que Caes tournait les talons en incitant à reprendre la marche.

— On s’relaiera, glissa Vacko à Crépin qui hocha la tête avec conviction avant que Kappa ne les enjoigne à avancer.

Maître Cène avait été installée dans une herbe grasse dans laquelle il reposait sur le flanc. Son vieux corps paraissait étonnamment fragile dans cette vulnérabilité et cela ne fit qu’alourdir la chape de plomb qui semblait peser sur les épaules du Rolf.

— La Forêt des Pleurs ? Qu’est-ce que c’est ?

Il s’agissait de Gravis, et Cormack dut baisser la tête pour apercevoir le petit homme lever vers lui un visage ravagé par l’inquiétude.

— Le rite de passage des nourrissons Rolfs.

Ezéquiel les avait rejoint et il entreprit d’aider Cormack à soulever délicatement leur professeur pour l’installer au creux des bras du colosse, à la manière d’une mère pour son enfant.

— Excusez-moi, seigneur, vous avez bien dit « nourrisson » ?

— J’ai dit nourrisson.

— Mais que… comment… ?

À l’évidence, le majordome n’en revenait pas.

— Abandonné dans une forêt hostile, le bébé Rolf doit y survivre quelques jours pour avoir le droit de grandir et de devenir un Rolf, expliqua laconiquement le jeune prince. Rien n’est plus précieux, pour les Rolfs, que l’un de leurs enfants en pleine santé et ayant passé ce rite avec succès.

— Et s’il ne réussit pas ? demanda Gravis Petitpieds qui ouvrait de grands yeux effarés.

Cormack sentit plus qu’il ne vit le jeune homme sourire.

— Question idiote ! Il meurt.

— Mais c’est horrible ! Comment peut-on survivre dans une forêt hostile en étant encore qu’un bébé ?!

Ezéquiel acquiesça en claquant l’épaule d’un Cormack au visage fermé.

— Lui l’a bien réussi.

Sur ces mots, il partit à la suite des chevaliers et des pirates tandis que Gravis Petitpieds, dont l’horreur avait déserté la mine pour laisser place à la stupéfaction, fixait Cormack comme s’il était l’un des Architectes en personne.

Ensembles, ils délaissèrent le spectacle macabre.

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