Chapitre 35

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— Mmmh, foutue Prune…

C’est dans un râle douloureux que furent prononcés les premiers mots de Lamia en cette journée. La mine lugubre, elle émergea de la maison des Graysons, tel un fantôme peu matinal.

— Comme tu dis, acquiesça Clare.

Accoudée sur l’une des rambardes cernant le petit escalier du perron, elle laissait au soleil levant le soin de sécher ses cheveux. Avisant cela, la dame de parage fronça ses yeux cernés.

— Ma dame, auriez-vous déjà fait votre toilette ?

— Je n’ai pas beaucoup dormi.

— Avec toute la Prune que nous nous sommes envoyée ?!

La pupille renvoya à son expression stupéfaite un regard amusé.

— J’ai dû en boire moins que toi.

Fronçant les sourcils d’autant plus, Lamia descendit de deux marches pour se placer face à Clare. L’observant avec attention et circonspection.

— Tu me caches le soleil, Lamia.

— Comment faites-vous ? demanda celle-ci en faisant abstraction de la réflexion. Vous êtes aussi fraîche que la rosée qui nous entoure. Je n’ai l’air de rien à côté ! Quel est votre… secret ?

La pupille leva les yeux au ciel.

— Il est impossible de garder un secret à l’abri de ton avidité, Lamia. Maintenant, si tu veux bien te pousser…

— Vous ne sentez même pas l’alcool !

— Si tu n’as pas de pâte pour les dents, je te suggère les feuilles de menthe. Tu devrais en trouver dans le jardin. Essaye au fond là-bas.

Un claquement de langue agacé lui parvint en réponse avant que la dame de parage ne s’écarte enfin pour s’installer à ses côtés. Le silence reprit enfin place. Aux alentours, les volutes de brumes, rendus lumineux par les lumières solaires, évoluaient voluptueusement en un lit ténu léchant les pieds des arbres. Les fruits, encore humides de rosée, scintillaient tels des pierres précieuses suspendues aux branches revêtues d’émeraudes.

Un bruit de course vint clore ce moment de quiétude alors qu’un chien minuscule surgissait des frimas pour se précipiter vers elles.

— Bravoure ! s’exclama Lamia. Où étais-tu donc passé, petit prédateur ?

Elle et Clare s’accroupirent pour gâter le petit chien de caresses.

— Il m’est d’avis qu’il s’est extirpé de son lit pour accompagner un octogénaire claudicant, avança la pupille.

— C’est certain, en effet !

— Qui qualifiez-vous d’octogénaire claudicant, femmes ?!

Lamia éclata de rire tandis que Clare se relevait pour faire face au vieil homme qui progressait vers elles avec un panier sous le bras.

— Bravoure se couche tôt pour se lever tôt ! poursuivit-il tout en marchant. Ce digne représentant de son espèce a, à cœur, de commencer sa journée bien avant l’aurore. De surveiller cette maison de son œil de rapace et dissuader tout intrus de ses crocs terrifiants.

— Cela ne s’appliquerait-il pas plus à la nuit, oncle Jo ? demanda Clare, l’air faussement sincère, après avoir échangé une œillade entendue avec Lamia.

Arrivé à leur portée, Joseph Graysons secoua la tête avec l’air de quelqu’un qui en sait beaucoup.

— Bravoure ne dort que d’un œil. Il est capable de récupérer tout en faisant preuve d’une vigilance accrue !

— C’est pour cela qu’il ne nous a pas fait la fête hier soir, sembla soudainement comprendre la jeune femme blonde en se frottant ses cheveux encore humides. Bien qu’il nous entende arriver après tous ces mois sans se voir, il avait, à cœur, de récupérer.

Le regard fixe de l’oncle Jo pesa sur elle un long instant durant lequel elle lui présenta un air sincère et compréhensif. Plissant finalement les yeux, il lui tendit le panier.

— Des fruits pour la route. Ils sont frais et mûrs. Vous avez intérêt à les manger !

— Ou alors tu lâcheras Bravoure sur nos traces ?

Le ricanement habituel de Lamia retentit, vite suivi par celui de la tante Ma depuis sa cuisine. D’abord renfrogné, Joseph Graysons, lui-même, finit par se fendre d’un sourire. Les traits d’humour de Clare étaient toujours pince sans rire. Bien qu’étonnamment bon enfant.

— Bravoure n’est plus aussi fringant, dit doucement l’oncle Jo. Allons prendre le petit déjeuner ! Tante Ma vous aura préparé d’autres tourtes pour la route.

Ils avaient mangé, plaisanté et rit. Passant ces dernières heures ensemble avant l’inévitable séparation. Séparation bien trop précoce pour Martha Graysons qui ne les laissa quitter la maison qu’après d’interminables recommandations, en passant par quelques conseils pratiques, essentiellement centrés sur le sexe.

Fuyant presque, Clare lui avait promis qu’elles prendraient plus de temps pour la voire au retour des Baronnies. Puis elle avait presque charrié une Lamia ricanante qui prenait des notes avec une étonnante application.

C’est ainsi qu’elles se retrouvèrent sur la longue allée de pierre conduisant au portail. Avec Joseph Graysons les accompagnant, ce qui ralentissait considérablement leur avancée ou même les chances d’atteindre ce portail un jour, d’après Lamia. Ce à quoi le vieil homme avait répondu par un grognement. Il s’agissait d’un rituel qu’ils exécutaient depuis qu’elles étaient enfants. L’oncle Jo les conduisant à l’entrée de la propriété tandis que tante Ma entamait un au revoir continu de la main pendant de longues minutes.

Une fois qu’ils furent à bonne distance, Lamia posa la question qui lui brûlait les lèvres depuis la veille.

— Oncle Jo, tu nous parlais d’un monstre, hier soir. De quoi s’agit-il ?

Clare en sursauta presque de surprise. Cette anecdote lui était complètement sortie de la tête. Tant elle était occupée à ne pas penser à sa discussion avec Joseph Graysons.

D’ailleurs, celui-ci, sans se retourner, lâcha par-dessus son épaule.

— Un hémaïde.

Le vieil homme continua sur quelques mètres avant de s’apercevoir que ses compagnes ne le suivaient plus. Lorsqu’il leur fit face, il tomba sur leurs expressions interdites.

— Qu’as-tu dit ? demanda Lamia.

— Un hémaïde…, renchérit Clare.

Elles échangèrent un regard mêlé de crainte et d’appréhension. Puis les questions fusèrent.

— Que te voulait-il ?

— As-tu besoin de protection ?

— À quoi ressemblait-il ?

Joseph Graysons leva les mains en leur indiquant de ralentir.

— Votre tante Ma est décidément bien plus sage que moi. Si j’avais su que vous réagiriez comme cela, j’aurais gardé cette visite pour moi. De plus, c’est elle qui l’a traité de monstre et non moi !

— T’a-t-il menacé ? gronda Clare.

— Hein ? Bien sûr que non ! rétorqua le vieil homme. Il est juste venu me poser des questions.

— Les hémaïdes sont des assassins, intervint Lamia avec une certaine passion dans le regard. Ils ne posent pas de question !

Clare acquiesça sombrement en dévisageant l’oncle Jo.

Les hémaïdes étaient aux royaumes des Sables ce que les tourmenteurs étaient à la Cité d’Irile. À la seule différence qu’ils étaient terriblement plus dangereux. L’on ne pouvait échapper à l’un d’eux. L’adage courant disait que leurs yeux reflétaient l’enfer dans lequel ils envoyaient leurs victimes.

Joseph Graysons les considéra toutes deux un instant en secouant la tête comme à son habitude.

— Celui-ci en a posées, affirma-t-il. Il est vrai qu’il est rare de rencontrer un hémaïde et de pouvoir en parler ensuite mais ceci s’applique au commun des mortels. J’ai été régent d’Irile ! Position qui m’a amené à en croiser quelques fois, vous pouvez me croire ! Des gens charmants pour la plupart, lorsque vous n’êtes pas l’une de leurs cibles.

— Que voulait-il, alors ? s’énerva presque Lamia. Est-ce en rapport avec les rumeurs sur une nouvelle Guerre de la Chair ?

— Lamia, voyons ! la morigéna le vieil homme avec affliction. Réfléchis un peu avant de parler ! Les royaumes des Sables font partie des Contrées Outremers et les Rolfs ne sont pas réputés pour avoir le pied marin. Non ! Ce qu’il se passe dans nos Contrées Marchandes et Chantantes n’intéresse les royaumes des Sables que lorsque cela a une incidence sur eux. Le reste ne les préoccupe pas le moins du monde. Si vous me demandez ce qu’il cherchait, il ne me l’a pas dit.

— Quel genre de question t’a-t-il posé dans ce cas ? demanda Clare.

L’oncle Jo haussa les épaules et d’un signe de tête, les enjoignit à poursuivre leur route.

— Il m’a interrogé au sujet de disparitions qui sortaient de l’ordinaire pendant les dernières années. Ou encore si j’avais eu vent de pratiques un peu différentes de celles des tourmenteurs dans les Contrées Marchandes.

— Mais comment pourrais-tu savoir cela, oncle Jo ?! s’exclama Lamia.

Sans cesser de marcher, celui-ci braqua un regard en coin peu avenant sur la dame de parage qui parut se recroqueviller sur elle-même.

— J’ai été le régent de la Cité d’Irile et de ses duchés ! grinça-t-il. Je sais comment les choses marchent là-bas et je sais reconnaître le travail d’un tourmenteur lorsque je m’y penche un peu !

Se détournant brusquement, le vieil homme, boudeur, claudiqua un peu plus abruptement à l’approche du portail derrière lequel le carrosse de la pupille, ainsi qu’une bonne dizaine de gardes, attendaient. Frais et d’humeur jovial, ceux-ci cessèrent leurs conversations enjouées à l’approche du trio. Après un regard insistant de sa dame de parage qui n’en avait pas fini avec leur oncle bougon, Clare se décida à reprendre la parole.

— Y a-t-il eu des disparitions dans ce cas, oncle Jo ? Ou des pratiques différentes chez les tourmenteurs ?

— Je n’en sais fichtre rien ! s’écria celui-ci tandis que les deux jeunes femmes secouaient tristement la tête à leurs tours. Et c’est ce que je lui ai dit, vous pouvez me croire !

— Donc tu ne sais absolument rien, conclut Lamia avec un certain agacement dans la voix.

Clare acquiesça à ce résumé. Bien qu’ayant été l’une des personnalités les plus importantes de Soreth. L’oncle Jo n’était maintenant plus qu’un vieil homme reclus et gonflé d’une importance qu’il n’avait plus. Chose dont il était certainement conscient et à laquelle il avait du mal à se faire, bien que ce soit son choix.

— Je n’ai pas encore fait de recherches, voilà tout ! balaya-t-il. Il m’a gentiment demandé de voir ce que je pouvais faire et j’ai dit oui. Puis, nous avons pris le thé ainsi qu’un peu d’alcool de poire.

— Tu as pris le thé avec un hémaïde ?

La dame de parage se prit la tête à deux mains en jetant à la pupille un regard désabusé. Celle-ci avait beau afficher une mine impassible, elle n’en revenait pas non plus. La vision même de l’oncle Jo prenant le thé avec un hémaïde dans la petite cuisine avait quelque chose de totalement surréaliste.

Ce vieil homme restait décidément bien surprenant.

— Et l’alcool de poire ne te choque pas ? sourit-il à Lamia en lui ébouriffant les cheveux puis d’ajouter à l’attention de Clare. Clare, regarde donc derrière toi.

Celle-ci s’exécuta. Ne notant rien de particulier jusqu’à ce que cet oncle malicieux lui ébouriffe les cheveux à son tour sans qu’elle ne puisse rien y faire.

— J’imagine que tu es fier de toi, oncle Jo, soupira-t-elle en le prenant dans ses bras.

— Que oui ! Mon intelligence supérieure compense ma vitesse perdue.

— Un peu comme Bravoure, renchérit Lamia en enlaçant à son tour le vieil homme.

— C’est exact, les filles. Soyez prudente ! Et n’oubliez pas de passer ici à votre retour.

Celles-ci le dévisagèrent avec consternation.

— C’est plutôt à toi qu’il faut dire ça, grinça Lamia.

— Prendre le thé avec un hémaïde…, poussa Clare en dépassant le portail.

Joseph Graysons sourit largement à celles qu’il considérait comme ses propres filles.

— Je n’ai rien à craindre, affirma-t-il. Je suis persuadé qu’il est à la recherche de l’un des siens !

Et il s’en retourna. Les laissant osciller entre stupéfaction et incrédulité.

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