Chapitre 28

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La bibliothèque est vide. Ce n’est pas le lieu le plus fréquenté en ce début d’après-midi dans l’annexe culturelle du Château Blanc. Les gens sont au travail, dans les champs, ou font vivre les nombreuses boutiques et établissement des petits villages parsemant le vert royaume d’Iliréa. Décorée plus que sobrement, elle diffère des autres salles du château par son caractère ancien. Ici, les murs sont revêtus d’étagères en merisier. La majeure partie de la salle principale ne comporte pratiquement que des meubles faisant office de rangement pour les nombreux livres délaissés. Sur chaque armoire ou commode, on peut voir une inscription gravée à même le bois qui indique la nature des archives qu’elles contiennent.

Cette partie de la bibliothèque est surtout destinée aux écoliers et aux personnes désirant prendre du bon temps avec des lectures légères ou des manuels d’utilisation divers et variés. Du guide pour forgeron à la gérance en comptabilité d’un service de restauration en passant par les contes pour enfants et manuel de vie social.

Au fond de cette salle, l’escalier, également en merisier, mène à un étage où se trouve les archives historiques et tout ce qui a attrait au monde extérieur. À Soreth. Il s’agit de rangements dignes de ce nom et de beaux livres. Il émane de cette véritable bibliothèque, quoiqu’un peu petite, un modèle d’érudition prononcé où embaument l’odeur du vieux parchemin et relents de concentration accumulés par des générations de curieux venus parfaire leurs connaissances.

Le silence pesant qui règne ici est entaché par le grattement frénétique d’une unique plume. Il vient du fond de cette enclave de savoir, derrière une montagne de livres et de feuilles posées en désordre sur l’un des volumineux bureaux, faisant office de plan de travail dans cette pièce. Alors que le grattement se fait tantôt pressant tantôt hésitant pour reprendre à nouveau une vive allure, de petites jambes poilues se balancent sous le bureau, suivant le rythme de la plume. Elles sont bien trop petites pour atteindre le sol et se croisent par moment lorsque leur propriétaire rencontre une complication dans son travail, auquel il s’emploie le plus sérieusement du monde. On ne peut le voir à cause de l’amoncellement de documents qui le cache à la vue de tous. Ils sont d’ailleurs là pour cette principale raison. Car il eut été très improbable que le petit Rolf, perché sur sa chaise trop grande pour lui, puisse les lire dans la journée. Les livres qui retiennent réellement toute son attention concernent évidemment le peuple Rolf. Sa façon de survoler les pages et de remuer les lèvres en lisant, articulant des mots avant même que son doigt boudiné ne se pose dessus laisse à penser qu’il connait déjà ces recueils d’histoire par cœur. Il cherche visiblement à mettre son petit doigt sur quelque chose qui lui aurait échappé et qui expliquerait certaines choses pour lui. Il inscrit des notes sur un grand parchemin. Cela ressemble plus à un schéma d’évènements et de pratiques culturelles qu’il tente de relier les uns entre les autres, espérant y établir une relation de cause à effet.

Son front de bambin est plissé par la concentration et il pince sa petite langue entre ses lèvres alors que son regard reste grave et soucieux.

— Qu’est-ce que tu cherches ?

Il sursaute et se met à cacher frénétiquement ses recherches sous la pile de livres qu’il a en face de lui. La tâche se révélant difficile et l’urgence le rendant maladroit, il finit par ramener la pile vers lui. Une partie des documents lui tombe dessus tout en camouflant tant bien que mal son travail. Se faisant, un volume, plus grand et plus lourd que les autres, s’écrase sur son front et lui arrache un cri. Ses yeux s’embuent de larmes alors qu’il jette un regard furibond à l’indésirable et capricieux gamin qui s’immisce encore dans ses affaires et sa tranquillité.

— Pourquoi es-tu là ? Tu n’as rien à faire ici ! crie-t-il à l’enfant aux cheveux gris.

Celui-ci enfonce ses mains dans ses poches et hausse les épaules. Avant de répondre, il met deux petits coups du bout des orteils contre l’un des pieds du bureau. Comme pour tester sa solidité.

— Peux-tu me dire pourquoi je n’ai rien à faire ici ?

Le petit Rolf est pris de court. Il s’attendait à ce qu’Ezéquiel ignore sa question comme à l’habitude mais ce garnement avait le don pour déstabiliser les gens.

— Parce que…, tu ne sais pas lire ! Voilà !

Son ami roule des yeux en réponse.

— Vraiment, Cormack ?! Tu n’as rien trouvé de mieux ?

— Tu n’aimes pas, en tout cas ! réplique le petit Rolf sur la défensive. Et tu ne viens jamais ici ! Enfin, presque jamais !

— Seulement quand tu y es, répond le petit prince avec un clin d’œil. Ce n’est pas amusant sinon.

— Tu n’as personne d’autre à embêter ? grommelle Cormack.

Un éclair de malice traverse le regard d’Ezéquiel, aussitôt suivi d’une moue désapprobatrice. On aurait même pu croire que les propos du Rolf l’avaient blessé.

— Ce n’est pas une façon d’accueillir ton plus cher ami, Cormack ! Saches que je serais venu te tenir compagnie bien plus tôt si j’avais pu…

Me casser les pieds, tu veux dire, maugrée intérieurement le cher ami en question.

— Mais je devais régler une situation à l’innommable injustice qui nous plongeait tous deux dans une profonde tourmente depuis bien trop longtemps !

Le regard de Cormack s’étrécit soudainement, brillant désormais du plus vif intérêt.

— Le verger du père Brogan ? demande-t-il, les yeux pleins d’espoir.

Ezéquiel acquiesce, l’air complice.

— Mais, Ezie, c’est plus que formidable ! s’extasie le petit Rolf en levant en l’air ses bras d’enfant dans un simulacre de victoire.

Il saute de sa chaise plus qu’il n’en descend et vient prendre les petites mains d’Ezéquiel dans ses doigts boudinés. Bien qu’à cet âge-là, ils fassent encore tous deux pratiquement la même taille, les mains de Cormack sont quand même deux fois plus grandes que celles de son ami dont les doigts fuselés paraissent étonnamment fragiles.

— N’est-ce-pas ? lâche alors celui-ci en riant.

À cet âge, Ezéquiel n’hésite pas à afficher sa gaité et sa joie. Son innocence ne fait pas de doute pour son ami qui aime le voir heureux. Il a régulièrement droit à son sourire spécial Cormack qu’il ne voit pas encore comme tel à ce moment-là, jusqu’à ce qu’il se raréfie au fil des années. Ils sont juste deux enfants se gargarisant de leurs méfaits de jeunesse, presque tous commis par Ezéquiel, mais dont la réussite incombe aux deux.

— Mais comment t’y es-tu pris ? demande Cormack. Je me souviens l’avoir entendu dire qu’il allait se faire des chaussettes de ma fourrure si on remettait le pied sur ses terres !

Le père Brogan possédait le plus beau verger du royaume et il y poussait de gigantesques pommiers aux beaux fruits rouges et sucrés. Lorsqu’on y croquait dedans, le jus vous éclaboussait le visage et vous coulait sur le menton. On pouvait même se passer la langue sur les lèvres des heures après et encore sentir le délicieux arôme du fruit.

Malheureusement, le père Brogan était fier mais aussi très avare de ses fruits et ne permettait à personne d’y goûter. Sa réputation n’étant plus à faire, il fallait acheter! Or, les deux compères avaient toujours considéré que de ne pas faire profiter gratuitement de tels délices, aux deux adorables bambins qu’ils étaient, était un crime!

Le père Brogan n’était pas du même avis…

— Il avait aussi parlé d’un slip…, susurre Ezéquiel en ricanant.

— Non, Ezie ! Il n’avait parlé que de chaussettes ! s’énerve Cormack en serrant, plus que de raison, les mains de son ami entre les siennes pour lui faire payer ses dires.

— Bien sûr, bien sûr, rigole Ezéquiel en se dégageant.

— Alors, comment ? s’impatiente le petit Rolf qui a déjà oublié la mauvaise plaisanterie.

Ezéquiel toussote et prend un air sérieux tout en tentant de paraître le plus détaché possible.

Cormack glousse. Il adore lorsqu’Ezéquiel prend ses grands airs avant de se lancer dans ses histoires et il ne cache pas son contentement. Ses yeux brillent d’admiration et il trépigne d’excitation. Pendant un moment, il en oublie tout ce qui le tracasse.

— Tu n’es pas sans savoir que nous allons avoir un évènement, au village de Palem, qui fait grand bruit dans tout le royaume.

— Bien entendu ! Le mariage de la grande Brenna !

Ezéquiel acquiesce.

La grande Brenna était une vieille fille dont l’on vantait la facilité. Du fait que personne ne voulait la prendre pour femme. Cormack avait eu beaucoup de mal à comprendre en quoi le fait qu’elle soit « facile » l‘empêchait de trouver mari. Il n’avait jamais compris non plus pourquoi on l’appelait la grande Brenna, car elle était de taille plus que moyenne par rapport aux autres femmes du Royaume Vert.

Cependant, lorsqu’ Ezéquiel et lui trainaient l’oreille dans les quelques estaminets des villages, ils entendaient toujours les hommes l’appeler comme ça. Et ils accentuaient toujours le qualificatif, disant donc: la « GRANDE » Brenna! Certains applaudissaient lorsque son nom était lancé. Et quelquefois, l’un d’entre eux offrait même une tournée générale en son honneur.

Le petit Rolf avait toujours été intimidé par cette femme qui était si populaire. Il l’évitait donc. Comme les autres femmes des villages. Mais celles-ci avaient l’air de le faire pour d’autres raisons. Cormack avait toujours eu l’impression qu’elles ne l’aimaient pas beaucoup. Donc, la grande Brenna était souvent seule pour faire sa lessive au ruisseau. Enfin pas toujours. Par moment, un homme du village venait l’aider. Mais ils allaient toujours plus loin que le ruisseau.

Ezéquiel lui avait expliqué qu’ils allaient étendre les vêtements. Et que c’était pour ça qu’elle ne trouvait pas de mari. Mais ce n’était plus le cas, car elle avait enfin trouvé le bonheur avec le conseiller Finotte. Le petit Rolf le trouvait vraiment âgé par rapport à elle. Mais là encore, Ezéquiel lui avait révélé que l’amour n’avait pas d’âge. Cette réflexion l’avait laissé pensif un moment.

— Ce mariage bouleverse la tranquillité du village, tu sais, continue Ezéquiel.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Réfléchis ! Tu n’as rien trouvé d’anormal en t’approchant des tavernes ou en ce qui concerne la future mariée ?

Cormack réfléchit, son doigt sur son menton. Il était vrai que l’ambiance autour des tavernes était plutôt morose ces derniers temps. Et la grande Brenna n’allait plus étendre ses affaires après le ruisseau. Elle se joignait même à certains groupes de femmes maintenant. Elle riait aussi beaucoup.

— Elle est heureuse, se risque Cormack.

Ezéquiel acquiesce encore.

— Et oui Cormack, elle est heureuse et sa vie prend un tournant.

— Elle n’ira plus étendre le linge ? demande le petit Rolf.

— Et non ! Cette vie-là est terminée.

— Je vois, répond vaguement Cormack.

En fait, il ne voit pas du tout. En quoi est-ce important que Brenna n’aille plus étendre le linge et que les tavernes soient moins festives ? Et surtout, qu’est-ce que cela a à voir avec le verger du vieux Brogan ? Il s’apprête à demander lorsqu’Ezéquiel l’arrête d’un geste.

— Pas plus tard qu’hier, j’ai vu la grande Brenna se diriger vers le ruisseau…

— Tu ne m’as pas dit que c’était fini ?

— Bien sûr, mais là, elle y allait seule !

— Ah, fait un Cormack un peu perdu.

— Je l’ai donc suivi !

Le petit Rolf prend une expression méfiante.

— Tu voulais étendre le linge, toi aussi ? demande-t-il.

Ezéquiel rit.

— Bien sûr que non, Cormack ! Voyons ! Cela me paraissait étrange, voilà tout. Et au final, j’ai très bien fait !

— C’est-à-dire ?

— Brenna s’est arrêtée dans une clairière, cinq cent mètres après le ruisseau. Elle est restée immobile et regardait un endroit, à l’orée de la forêt, où l’herbe était toute aplatie.

— Pourquoi était-elle aplatie ?

— Car c’est ici qu’elle étendait ses affaires avec les hommes du village !

Nouveau « Ah ».

— Elle est restée une plombe comme ça. J’ai même bien failli m’en aller ! Au moment où j’allais le faire, elle a jeté quelque chose loin dans la forêt, puis elle est partie. J’ai dû me cacher pour qu’elle ne me voie pas.

Cormack penche la tête sur le côté, intrigué.

— Qu’a-t-elle jeté ?

Ezéquiel sourit et sort un livre de derrière son dos.

— Ceci ! s’exclame-t-il.

Le petit Rolf fronce les sourcils, déçu.

— Un livre que tu rapportes à la bibliothèque et tu me dis que tu as réglé la situation ? Ne me dis pas que le père Brogan te récompense pour cette action ?

Le jeune prince secoue la tête et brandit le livre.

— Ceci est le premier pas vers notre règne, Cormack !

— Il nous indique comment s’introduire en toute impunité dans le verger du père Brogan ? Il a des chiens, tu sais !

— C’est un journal, Cormack. Le journal intime de la grande Brenna ! Dedans se trouvent tous les noms et promesses de tous ceux qui ont étendu leurs affaires avec elle…

Le Rolf hausse les épaules une nouvelle fois.

— Et alors ? Beaucoup ont l’air content de l’avoir fait et je ne vois pas en quoi ça nous avance.

Ezéquiel prend une grande inspiration. Patient, il s’explique.

— Je t’ai dit qu’étendre ses affaires était quelque chose que les femmes des villages n’approuvaient pas. Pour un homme sans femme, c’est une fierté de le faire mais pour un homme marié, ce n’est pas le cas. Il est censé étendre ses affaires avec sa propre femme.

Cormack frappe son petit poing dans la paume de son autre main.

— Je comprends ! Si les autres femmes apprennent que leurs maris vont étendre le linge de la grande Brenna en plus du leur, ils vont avoir des problèmes.

Ezéquiel grimace un peu mais acquiesce quand même.

— C’est… cela. Et le vieux Brogan fait partie de ces maris qui risquent de se faire remonter les bretelles. Car au moment où je te parle, ce journal serait l’objet le plus convoité des femmes de tous les villages si seulement elles avaient vent de son existence !

— Pourquoi ça ?

— Pour connaître la vérité ou savoir quelles femmes ça concerne… Comment veux-tu que je le sache ? L’important, c’est le fait que ce soit nous qui possédions le livre et que les hommes fassent tout pour que ça ne s’ébruite pas… à l’avenir.

— Ah…

— J’ai déjà la permission du vieux Brogan pour que nous puissions profiter de son verger à volonté.

— Juste comme ça ?!

— Il nous souhaite juste de nous étouffer avec ses pommes.

— Ce n’est pas très gentil de sa part.

— Non, pas du tout.

Cormack se frotte le ventre, les propos du vieux Brogan subitement oubliés. Il s’imagine déjà croulant sous une montagne de pommes plus juteuses les unes que les autres.

— Alors, tu m’en veux toujours de t’avoir sorti de tes bouquins ?

Le regard du petit Rolf s’assombrit alors qu’il jette un coup d’œil soucieux au bureau en désordre.

— Dis Ezie, est-ce que tu penses que mes parents ne m’aimaient pas ?

Le petit prince est pris de court. Il hésite un instant car il n’est pas habitué à ce que Cormack lui pose ce genre de question.

— C’est ce que tu essayes de comprendre avec tes recherches ?

Cormack baisse la tête.

— Oui, avoue-t-il piteusement d’une toute petite voix.

— Ben, je dirais que tu ne pourras pas apprendre quelque chose comme cela de tes livres.

— Cela veut dire que je ne le saurai jamais ?

Ses yeux se mouillent.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, réplique Ezéquiel en posant une main apaisante sur l’épaule de son ami. Ces réponses ne viendront pas à nous et lorsque nous serons grands, c’est nous qui iront à elles ! Au cœur même du peuple Rolf s’il le faut !

Le petit Rolf s’essuie les yeux d’un revers de son avant-bras duveteux.

— Quand nous serons grands ? Vraiment ?!

Ezéquiel sourit et lui fait un clin d’œil.

— Je t’en fais la promesse, Cormack… Ils ne nous laisseront pas partir avant mais lorsque nous serons adultes, nous parcourrons le monde et vivrons des aventures !

— Des aventures…

— Nous les forcerons à nous accepter ! Plus jamais, tu n’auras à te cacher derrière cette montagne de livres. Plus jamais, nous ne serons pointés du doigt comme des mis à l’écart. Et plus jamais, les vieux Brogan de ce monde ne nous mettront à la porte avec des menaces !

— Bien dit, Ezie !

Cormack se sent mieux. Ezéquiel arrive toujours à lui remonter le moral, à le faire se sentir moins seul. Des images d’exploits se succèdent dans son esprit. Des éléments de réponses aussi.

Mais tout ceci est vite balayé par la dernière allusion d’Ezéquiel, concernant maître Brogan.

— On peut y aller, maintenant ? demande-t-il avec espoir.

— Je t’ai dit qu’ils ne nous laisseraient pas partir…

— Au verger…

Le jeune prince éclate d’un rire cristallin.

— Bien sûr, bien sûr. Mais avant ça, nous devons passer chez le maître chocolatier Joubert… Son nom est aussi dans le journal…

Cormack rit à son tour, de bon cœur. Il se frotte déjà le ventre à l’idée du festin de sucreries qui les attend.


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