Chapitre 15

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Les coups sourds résonnaient aux portes d’un rêve qui s’estompait déjà. Forçant l’image de guerriers monstrueux encerclant un petit garçon aux yeux gris se désagréger en volutes informes vouées à s’évaporer de sa conscience. Il grogna et ouvrit difficilement ses yeux encore collés par le premier sommeil. Sa vue se précisa avec une lenteur incroyable, de même que son esprit qui se refusait encore à émerger dans cette cruelle réalité. Les coups cessèrent pour reprendre, ceci avec une rigoureuse intermittence et une fréquence qui, il le savait, auraient raison de lui.

Cormack avait peu dormi, car très mal. Il avait retourné encore et encore, dans son esprit, les évènements de la journée. Se murmurant sans relâche, et pour lui-même, que rien de tout ça n’augurait de terribles choses à venir. Il voulait croire que la caravane du marché des Sons avait juste un certain retard et qu’il avait imaginé la panique dans les yeux de Noguet. Sans oublier ses derniers mots…

Grognant de nouveau, Cormack repoussa les draps dans lesquels il s’était empêtré avec soin durant la nuit et se leva enfin d’une démarche vacillante. Il pestait d’une voix graveleuse aux accents incompréhensibles, tout en butant sur les meubles de ses appartements. Traversant maladroitement ce parcours d’obstacles si intransigeant en cette première heure, il parvint finalement à la porte bruyante pour s’y reprendre à plusieurs fois lorsqu’il tenta de l’ouvrir. Grognant de plus belle, il laissa échapper une exclamation lorsque l’opération réussit… et une autre lorsqu’il se retrouva face à Maître Cène.

— Euh… Bonjour Maître… Je… suis désolé pour… pour hier et pour maintenant aussi, balbutia-t-il.

— L’Arn Ilir, jeune Rolf. Maintenant.

Après l’avoir coupé dans son embarras, le vieil homme partit, le laissant dans un autre. Ses pas résonnant dans le couloir en un lointain écho qui finit par s’estomper de lui-même. Bien éveillé, maintenant, Cormack ferma lentement la porte pour s’y adosser, la bouche toujours grande ouverte.

— Ma vie est fichue, finit-il par gémir après avoir longuement fixé la baie vitrée qui lui faisait face.

Traversant de nouveau la pièce, il partit s’écrouler sur son lit. Bien qu’il ait tenté de s’en convaincre, son espionnage de la veille ne se passerait pas de sanction à son encontre. Le secrétaire Noguet allait s’assurer qu’il le regrette jusqu’à la fin de ses jours et le Rolf se persuada très vite que si cet horrible personnage ne s’était pas dépêché lui-même pour lui annoncer sa convocation, c’était pour mieux savourer leur entretien futur.

Le colosse lâcha un râle étouffé par l’oreiller. Il voulait mourir, ici et maintenant. Ne pas avoir à subir l’humiliation à venir et à en tirer les inévitables conséquences qui s’ensuivraient. Au moins Leati, elle, n’aurait pas à remettre son futur en question. Il y avait peu de chance que le vieil homme l’ait remarquée. C’était justice, car ce n’était pas elle qui avait eu cette idée saugrenue d’aller s’immiscer dans des histoires qui ne les regardaient pas. Cependant, le piètre soulagement qu’apportait cette pensée se noya bien vite dans l’océan de désespoir dans lequel il se trouvait promis à errer jusqu’à ce que la mort le libère. Là où il aurait enfin droit à un repos éternel au sein du courant protecteur de l’Erys…

Plongé dans ces maximes réconfortantes, bien que maussades et sinistres, il se rendormit. Bien plus d’une heure après, il s’éveilla en sursaut conscient d’avoir, de loin, dépassé le temps qu’il lui était imparti. S’éjectant littéralement de la couche, le Rolf se précipita dans son dressing, jouxtant la chambre à coucher. L’Erys lui-même ne serait pas un refuge sûr s’il plongeait son professeur dans une véritable colère. Piochant sur cintres et présentoirs, tout en se débarrassant de sa robe de nuit qui en ferait rire plus d’un, si telle information s’ébruitait, il s’habilla aussi rapidement que possible sans faire preuve de la moindre hésitation face au panel d’assortiments sous ses yeux.

Chaque année, pour leur anniversaire commun, Ezéquiel mettait un point d’honneur à changer entièrement sa garde-robe. Habitude qui avait amené à certaines frictions par le passé. Évidemment, les goûts du jeune prince n’étaient pas les siens et celui-ci s’était acharné, de longues années durant, à l’habiller de la même façon que lorsqu’ils étaient enfants. Chaussures colorées, shorts courts des plus remarquables, débardeurs et couvre-chefs qui provoquaient généralement des fous rires incontrôlables chez Leati.

Bien que, il fut un temps, le Rolf ait eu sa période où il trouvait ces tendances irrésistibles, cela n’avait pas duré. S’en était suivi un annuel et perpétuel bras de fer avec Ezéquiel au sujet de coupes et de coloris…

Deux minutes plus tard, il traversait à toute allure une large allée, longeant les jardins ouest du château. Il enjamba presque un petit pont qui donnait sur une plus grande allée encore, bordée de deux ruisseaux, et menant directement au bâtiment. Ces deux ruisseaux avaient pour noms l’Ode et l’Égard et tous deux prenaient leur source sur les Haut-Plateaux des Confins. Gigantesque muraille naturelle qui dominait Iliréa et contre laquelle se trouvait acculé le château du Royaume Vert. Bien sûr, ces deux courts d’eau n’étaient pas les seuls à cascader sur ces falaises, s’enjoignant à en faire un arrière-plan des plus atypiques pour les visiteurs, mais ils étaient les seuls à ruisseler à travers le fief même de la Reine.

Cependant, ce fut sans la moindre attention à ce fabuleux spectacle, que lui offrait cette trouée entre les grands arbres, que le Rolf gravit à toute vitesse les escaliers menant à la cour royale. Pas plus qu’il n’en admira les fontaines de celle-ci ou les entrelacs végétaux les décorant. Le château de l’Ilir était une œuvre d’art architecturale. À l’image de ses jardins, il s’intégrait parfaitement dans la nature environnante. Tant et si bien, qu’on aurait pu facilement croire qu’il y avait pris naissance pour grandir au fil des années comme n’importe quel arbre le cernant. Encastré au creux de cette falaise arborée surmontée des Haut-Plateaux, il en paraissait le joyau tant la pierre blanche le constituant étincelait sous l’effet de la lumière du soleil matinal. Ses immenses baies vitrées lui donnaient une allure de transparence, d’une ouverture vers l’extérieur et ses tours étaient telles des flèches d’ivoire à l’adresse d’une menace d’un autre monde.

Mais cette vision était habituelle pour Cormack qui n’eut pas, non plus, un regard pour les chevaliers à l’entrée qui lui adressèrent un signe de tête alors qu’il s’engouffrait au travers des grands battants, encadrés d’imposants rosiers aux énormes épines. Il dédaigna les gigantesques escaliers menant aux tours pour s’enfoncer dans les profondeurs du château… Vers la salle du trône, l’Arn Ilir.

Malgré l’apparente pureté des lieux, du marbre blanc majoritaire et de la végétation ayant pris possession de l’environnement, le trajet vers l’Arn Ilir donnait toujours l’impression de s’enfoncer sous terre. Ou plutôt vers le cœur même d’une montagne. Ce qui n’était pas une grande exagération, vu que le château s’encastrait dans la roche des Haut-Plateaux. Malgré cela et par un extraordinaire stratagème connus de ses architectes seuls, la structure ne connaissait pas de zone d’ombre et bénéficiait d’une luminosité quasi permanente. Allant jusqu’à, pour certaines pièces parmi les plus sombres, être illuminées par les eaux miroitantes de l’Ode et de l’Égard, dont les flux étaient justement contrôlés, répartis et dirigés dans un maximum de quartier. Ceci, autant dans un souci de nécessité que d’esthétique.

Cependant, Cormack, et encore une fois, avait d’autres sujets d’inquiétude en tête que d’admirer ce spectacle dont il était pleinement familier. Premièrement, il était en retard. Deuxièmement, du fait de sa précipitation, il se retrouvait affublé d’un haut violet qui avait bien trois ans. Et il avait grandi et forci en trois ans !

Un concert de voix en colère ne tarda pas à lui parvenir alors qu’il s’engageait dans l’escalier menant à la salle du trône.

— … lettre de Basil Ravengrive s’accompagne d’un décret royal, ma Reine. Au vu des circonstances, il n’a d’autre choix que de se rendre en Irile.

Pestant contre lui-même, il accéléra et manqua la première marche avec une exclamation de surprise. Une exclamation qui se poursuivit tandis qu’il écartait les bras et tentait tant bien que mal de retrouver son équilibre alors qu’il dévalait l’escalier à toute vitesse.

— Il n’est guère un otage.

— Il n’est au mieux qu’un invité.

Avec un râle de désespoir, Cormack tendit la main dans l’espoir de freiner sa course à l’aide du mur qui restait malheureusement hors de portée. Le haut de son corps se penchant dangereusement, il poussa un gémissement étranglé.

- La Ligue et la chevalerie se sont mises d’accord, ma reine. Il doit se présenter en Irile et rappeler à son peuple d’origine que nous sommes en paix ou alors nous…

L’Arn Ilir était une nef d’un cristal pur, sans voûte mais dont le plafond se trouvait hérissé de stalactites. Longue d’une trentaine de mètres, elle était bordée par l’Ode et l’Égard où fourmillait une multitude de poissons multicolores luttant contre le courant, comme pour rester le plus longtemps possible en ce lieu. Des troncs d’arbres, officiant de piliers, séparaient les ruisseaux du reste de la salle, dans une imitation de collatéraux et donnant ici des airs d’une église naturelle. Une impression que le silence succédant à l’interruption de Roland Bane renforça sans pour autant donner ce sentiment de paix commun à ces lieux de culte.

Cormack atterrit littéralement en roulé-boulé dans la salle du trône. Sa chute s’acheva par une longue glissade qui l’amena presque à hauteur de la pierre de l’Ilir, stalagmite noire jurant avec le sol de cristal et s’accordant étonnamment aux racines des arbres piliers parcourant ses profondeurs.

- Oh…

Ce fut tout ce qu’il trouva à dire alors qu’il embrassait en un instant la scène. Une peinture dans laquelle il venait de faire irruption tel un anachronisme de chair et de sang. Les maires qui l’entouraient avec des mines ahuries ; Edgard Noguet et Maître Cène aux côtés de la reine Sériane Arnéil assise sur un haut-siège à l’allure inquiétante constitué d’un entremêlement de racines ; Roland Bane à seulement quelques pas de lui et dont la main se trouvait dangereusement proche du pommeau de son épée.

Au centre de cette attention, et malgré lui, Cormack se recroquevilla en souhaitant disparaître dans un trou de souris. Les bribes de phrases captées alors qu’il dévalait l’escalier prenaient tout leur sens et le sentiment de rejet qu’il percevait ici fit aussitôt remonter en lui les douloureux souvenirs de son arrivée en ce royaume.

- Un décret royal et l’appui de Basil Ravengrive, répéta Roland Bane en se désintéressant du Rolf assis par terre. Sans compter le retour d’une horreur sans nom. Il part.

Le chef de la brillante chevalerie de l’Ilir était un homme impressionnant en dépit de sa taille moyenne. Ses grands yeux glace presque ronds étaient curieusement vides de sentiments et cillaient rarement. Ses cheveux poivrés sels renforçaient la sévérité distante émanant du personnage, de même que les creux de ses joues rehaussés de pommettes si saillantes qu’elle semblaient perpétuellement menacer l’intégrité de son visage au teint cendreux.

Le regard indéchiffrable de la Reine se chargea un instant d’une colère froide. Une peau pâle dont l’éclat se trouvait magnifié par sa chevelure noire tombant sur ses menues épaules et le regard à l’ambre déroutant, elle semblait pourtant faite du même granit que son chef de guerre. Une tension insupportable régnait dans la salle à la manière d’une corde tendue à l’extrême et sur le point de rompre. Finalement, ce fut Maître Cène qui avança d’un pas après avoir effleuré légèrement l’avant-bras de la souveraine.

- J’irai avec lui, déclara-t-il avant de se tourner vers cette dernière.

Le long regard qu’ils échangèrent n’eut rien de doux et c’est d’une voix tranchante qu’elle offrit :

- Il décidera par lui-même.

Toujours assis à même le sol, Cormack sentit tous les regards de la salle se fixer sur lui une fois de plus. La tension monta encore d’un cran tandis qu’il ouvrait la bouche sans qu’aucun son n’en sorte. Tout autour de lui, ils ne rencontraient que des expressions d’attente. Une attente qu’il était facile de déchiffrer. L’air lui manqua alors qu’il sentait arriver l’une de ses crises d’angoisse. À quelques pas, la main de Roland Bane s’était à nouveau rapprochée de la garde de son épée.

- Du violet, Cormack… Vraiment ?

Un concert d’exclamation retentit dans l’Arn Ilir et le Rolf sentit la main d’Ezéquiel Arnéil se poser sur son épaule tandis que ce dernier s’adressait à la souveraine, sa mère.

- Les princes d’antan se devaient de représenter leur peuple en temps de crise devant leurs ennemis et alliés, une loi qui n’a guère changé, déclara-t-il avant d’ajouter d’un ton sans concession. Je pars avec lui.

Il est de ces moments où le temps paraît se figer. Laissant alors entrevoir et durer les plus fugaces détails que l’on ne voudrait jamais voir. Pour Cormack, et en cet instant, il était question de l’illustration du plus profond désespoir qui traversa brièvement les traits de la souveraine d’Iliréa. Réponse instantanée à ce coup qui venait de lui être porté par sa propre chair. En cet éphémère et insoutenable intervalle, le Rolf eut la vision d’un monument sur le point de se désagréger.

Il eut aussi tout le loisir de voir apparaître le demi-sourire de Maurin Grosbarils et la main rassurante d’Ezéquiel sur son épaule ne suffit pas à empêcher le frisson qui le traversa.



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