Chapitre 11

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Dans sa robe cintrée bleu marine aux broderies or et argent, Clare resplendissait telle la plus lumineuse des étoiles. Cette œuvre moulait ses formes divines, dévoilait sa taille exquise sans pour autant tremper dans l’indécence. La naissance de sa poitrine se trouvait révélée par un décolleté léger et encadré d’un voile transparent, de même couleur que la robe, évoluant voluptueusement sur ses menues épaules. Lamia avait crée cette pièce dans le but mettre en valeur ses contradictions. Là où la douceur de ses courbes se combinaient à son regard prédateur dans cette harmonie déstabilisante. Ces contradictions qui éveillaient désir et peur chez ceux qui la contemplaient.

Ce qui se déroulait en ce moment même se trouvait être exactement ce qu’elle avait imaginé lors de la conception de ce bout de tissu.

— Permettez-moi de vous présenter Colin de Millo, ma Dame, annonça Roy Narcisse d’un ton qui se voulait suave. Fils du duc de Millo et de la duchesse de Flandres. Ce jeune homme délicieux désirait ardemment vous… présenter, en personne, ses respects. En espérant, bien sûr, être le premier à faire montre d’une telle initiative.

Les yeux du jeune homme s’écarquillèrent alors que Clare le dévisageait. Elle le détailla ensuite rapidement sans trop s’attarder sur son choix vestimentaire. Le dénommé Colin se mit à transpirer de plus belle et chercha, malgré lui le regard du connétable comme pour lui demander son aide.

— Cela est exact, répondit poliment la pupille. Ce hardi gentilhomme est bien le premier à tenter pareille entreprise, ce qui n’est point pour me déplaire. L’attention, ainsi que le courage dont il fait preuve me touchent au plus haut point.

Le connétable Narcisse fronça les sourcils. Elle s’était exprimé sur un ton monocorde et peu convaincant mais ses paroles eurent l’air de faire leur effet et le chef de la Garde d’Irile se détendit. Habillé de la même façon que le matin même, l’homme gardait sur Clare un regard attentif alors qu’il lui présentait le parti qu’il était censé soutenir.

Un large sourire tremblant sur le visage, le dénommé Colin la salua bien bas. Ses yeux brillaient de la plus fanatique admiration et tous, à part la pupille, comprirent qu’il était, dès cet instant, tombé éperdument amoureux.

L’immense salle de réception du Palais des Pouvoirs, habituellement plane, avait été réaménagée de la plus somptueuse, bien que particulière, des manières. Se succédaient dorénavant de multiples plates-formes, bordées de liserés, juchées à bien six mètres pour les plus hautes. On y accédait par de formidables escaliers en colimaçon. Ces derniers se trouvaient comme incrustés aux pans de collines artificielles assurant la continuité de ces plates-formes jusqu’au sol recouvert, pour l’occasion, d’une herbe grasse mais rase. Il était évident que ces vallons évoquaient le paysage atypique des Baronnies. Au centre de la salle se trouvait une immense estrade à laquelle on accédait par des escaliers réguliers la bordant sur toute sa circonférence. Légèrement surélevée, au plancher lustré, ses limites se trouvaient envahies de tables aux formes insolites, recouvertes de mets alléchants. D’autres encore se trouvaient disséminées dans le Corisé, de manière à ce que nul n’ait à chercher trop loin pour pouvoir se sustenter.

À l’extrême opposé de Clare et de Lamia, un balcon à l’incroyable superficie dominait la réception. Il s’agissait de l’espace réservé au Roi et à sa suite. Les autres plates-formes, quant à elles, devaient accueillir chacune, les différents partis sensés conquérir la pupille. Ducs, marchands et barons.

— Bien entendu, la sur… surélévation des espaces réservés aux pré…tendants n’a pas été chose aisée, ni l’aménagement des val… vallons, d’ailleurs…

En compagnie de Romilda Templeton, le chambellan Albert Corvin venait à leur rencontre et rayonnait tel un soleil dans un justaucorps moulant ses formes osseuses. Il arborait un collet de flanelle rembourré, un chapeau à la pointe pendante et des souliers aux extrémités recourbées vers le haut. Un accoutrement évoquant probablement l’un des multiples esprits des forêts dépeints dans les légendes rurales.

— De… de plus, il faut bien dire que…

— Que ce déploiement de luxe affligeant n’est qu’à l’égal que de votre investissement à précipiter ce royaume à la ruine, termina la trésorière avant de s’adresser à la pupille. Bonsoir, dame Clare. J’espère que vous ne serez pas trop embarrassée par cet inconvenant étalage à la charge du trésor d’Irile, votre héritage ! Elle glissa un regard assassin à Albert Corvin qui plaça subitement sa délicate main devant sa bouche comme pour en étouffer un cri à venir… ou un propos peu flatteur à l’encontre de la vieille dame. Par les Architectes, Chambellan ! Vous vous surpassez quand il s’agit de me mettre de mauvaise humeur. Avez-vous la moindre idée des restrictions que je vais devoir imposer à la Cité et aux duchés pour limiter le gouffre financier que représente cette sauterie ?

L’homme allait répliquer mais la vieille dame leva un doigt autoritaire tout en aboyant par-dessus son épaule :

— Arzaï, auriez-vous l’obligeance de venir ici ?

Clare échangea un rapide regard avec Lamia. Cela ressemblait plus à un ordre qu’à une requête. Le sourire du jeune Colin avait disparu alors qu’il tentait de nouveau de capter l’attention du connétable pour obtenir quelque appui. Ce dernier se contenta de le dévisager sans rien dire.

Le dénommé Arzaï les rejoignit en quelques enjambées assurées. Une fois à la hauteur de Romilda Templeton, il salua leur groupe d’un signe de tête tout en plaquant sa main droite sur sa poitrine. Il portait une robe rouge qui moulait son torse musclé et dont la longue traine se mouvait sur le sol derrière lui. Le port altier, le teint mat et de grands yeux clairs, ce prétendant était particulièrement beau.

— Permettez-moi d’introduire…, commença-t-elle.

— Arzaï du troisième Arc de l’Arène, fils du Kasar Oron, termina le jeune homme à sa place en s’inclinant une fois de plus devant Clare.

Il se releva en affichant un sourire charmeur tandis que la pupille se retenait de lever les yeux au ciel. Lamia, quant à elle, détaillait avidement le personnage. Cependant, il fallait connaître la dame de parage pour savoir que l’attraction, à ses yeux, n’était autre que la robe du jeune marchand.

Le chambellan ne put se retenir de pouffer alors que la trésorière Templeton lui offrait de nouveau l’un de ses regards assassins. Sans paraître vouloir s’excuser le moins du monde, Arzaï reluquait le corps de Clare avec un vif intérêt, chose qui n’échappa pas au seigneur Colin.

— Arzaï…, attaqua celui-ci comme pour lui-même. N’avez-vous point de titre lorsque l’on s’adresse à vous ? Vous pourriez être aisément confondu avec un simple roturier.

— Nul besoin de titre lorsque l’on possède pouvoir et richesses, répliqua-t-il sans même regarder le futur duc. Voici la pensée fondamentale de Nérith ! Bien éloignée de celle des duchés où l’on attend après des héritages.

Le jeune Colin devint aussi rouge qu’une pivoine mais eut cependant le bon sens de ne pas rechercher l’appui du connétable qui s’était légèrement éloigné. Le jeune marchand n’attendait visiblement pas de réponse et lorgnait toujours le corps de Clare jusqu’au moment où il croisa son regard.

Arzaï se pétrifia tandis que la pupille esquissait un sourire glacial.

— Cher Arzaï, dit-elle. Voudriez-vous éclairer ma lanterne ? Les Kasars ont un titre ou me tromperais-je… ?

— Je… euh… oui, votre Altesse !

— Et avez-vous accompli quelques prouesses marchandes vous permettant de ne pas attendre après cet héritage du Troisième Arc géré par votre père ?

— J’ai… je projette, votre Altesse !

— Vous projetez, répéta Clare en le dépassant, suivie de près par Lamia qui s’arracha à la contemplation de la robe.

Sans un regard de plus pour ses prétendants, la pupille fendit le groupe, avisant le général Nérine qui s’inclina bien bas.

— Général Nérine, dit-elle d’une voix claire. Me ferez-vous l’honneur de m’escorter sur la grande estrade ? J’insiste pour être bien vue de tous !

Alors que les mines d’Arzaï et de Colin se décomposaient, le général Nérine acquiesça humblement avant de tendre son bras à la pupille sous le regard perçant du connétable Narcisse.

Caleb Nérine avait revêtu une armure flamboyante dont la cape rouge indiquait son statut de général de la Garde d’Irile, directement sous les ordres de Roy Narcisse lui-même. Bien que le connétable, préférant nettement les exercices politiques, se soit désolidarisé de celle-ci depuis longtemps. À près de quarante ans, le Général Nérine se trouvait donc être le véritable chef des armées d’Irile.

— Le Conclave s’acharne donc à infirmer une idée d’unité de ses membres, souffla Nérine à l’oreille de la pupille après quelques pas.

Celle-ci haussa un sourcil. Effectivement, en soutenant chacun un prétendant différent, les membres du Conclave cherchaient à conforter l’idée que la pupille soit la seule décisionnaire, quant au choix de son futur époux. Elle s’était attendue à ce genre de procédé. Cependant, le général Nérine était avant tout un soldat. La politique lui était totalement étrangère à l’instar des jeux de cour.

De sa part, cette déduction était proprement…

— Je vous surprends, sourit-il.

Ces cicatrices apparurent plus nettement sous l’action de ce sourire, ne le rendant pas effrayant pour autant. Ses yeux marron pétillants veillaient à le rendre sympathique.

Clare acquiesça alors que ses lèvres frémissaient.

— Je soupçonne un vieux bibliothécaire excentrique d’être derrière cette perspicacité.

— Insinueriez-vous que je ne sois pas capable de discerner ces petits jeux de scribouillards ?

— Je ne l’insinue pas, je le clame, répliqua-t-elle alors que le général pouffait discrètement. Comment se porte ce vieux grincheux ?

— Oublieriez-vous que lui et moi avons le même âge ? fit mine de s’indigner Nérine.

— Pas le moins du monde…

Nouveau rire.

— Bien mal, j’ai l’impression, souffla-t-il alors qu’ils entamaient la montée de l’escalier menant à l’estrade. Il cherche une étoile…

— Il y en a beaucoup, acquiesça gravement Clare. A-t-elle une particularité qui la distinguerait des autres étoiles ?

— Je ne crois pas, lâcha sombrement le général.

— Alors c’est plus grave que ce que je pensais… Mais cela est-il étonnant de sa part ?

— D’avoir des idées farfelues ?! Assurément pas !

— Heureuse d’apprendre que Ravengrive reste fidèle à lui-même.

Basil Ravengrive se trouvait être le gardien du Savoir d’Irile. Un titre plutôt pompeux au premier abord sans connaître le personnage qui se cachait derrière. L’un des plus grands érudits que Soreth ait jamais porté. Quoique vraiment étrange par moments, cet homme avait l’écoute des puissants de ce monde.

— J’imagine qu’il ne nous fera pas l’honneur de sa présence, sembla regretter Clare.

— Je suis certain qu’il pense fort à vous, votre Altesse, la rassura Nérine. C’est juste qu’il ne saurait probablement pas se tenir. Il est… triste pour vous.

Cette dernière phrase la fit tressaillir, bien qu’elle se reprenne très vite. Repoussant au loin cette vague de sentiments incompréhensibles qu’elle sentait surgir en elle.

— Je ne vois pas pourquoi, Général, répliqua-t-elle sèchement. Tout comme vous, j’accomplis mon devoir pour le royaume. Il est juste différent du vôtre.

Le soldat s’assombrit sans pour autant tenir compte de la distance que venait de prendre la pupille.

— Celui-là surpasse de loin le mien, votre Altesse… Il baissa le ton alors qu’ils posaient un pied sur la piste. Quel royaume pour ce parti ?

— Un parti qui ne se sente trop dépaysé en ces lieux, murmura-t-elle alors que face à elle, les personnalités des différents royaumes présentaient leurs respects.

Le général projeta un regard nouveau aux alentours et sur les faux vallons. Tout à coup, son visage s’éclaira avant de s’assombrir de nouveau.

— Je vois, dit-il simplement.

La traversée de l’estrade fût particulièrement éprouvante. Bordée de respects et de présentations de toute part, la pupille se trouvait au centre de l’attention générale, submergée de compliments. Nobles, marchands, bourgeois, barons et même quelques roturiers. La légende sur la pupille et ses caprices avait fait naître les espoirs les plus fous dans toutes les couches de la société. Quant à un coup de foudre soudain de sa part qui sortirait l’heureux élu de sa misère pour en faire le plus grand des Rois. Une légende bâtie de toute pièce pour alimenter l’espoir populaire et même celui des puissants.

— Permettez-moi de vous présenter le duc Frau Rattigan, dame Clare. L’homme même qui a arrêté cette terrible vague d’assassinats dans les duchés.

La voix de Ronda Sadis, aigüe et criarde, les agressa alors que la mégère sortait de la foule accompagnée d’un être à côté duquel elle ne semblait qu’une enfant.

— Le héros du jour, ajouta-t-elle. Grâce auquel ducs et duchesses peuvent à nouveau dormir sur leurs deux oreilles.

Une odeur de viande de plusieurs jours les frappa alors que l’Ogre souriait de toutes ses dents plates et trop larges.

— Vous êtes délicieuse en cette soirée, dame Clare, déclara-t-il de sa voix beaucoup trop… cultivée.

Son visage, démesuré malgré son obésité, était encore tuméfié. Une partie de sa chevelure manquait et le trou occasionné était recouvert de bandage où s’étalait encore une tâche de sang noirci. Le reste de son corps difforme était revêtu d’une élégante redingote violette recouvrant un costume bleu.

— Vous, en revanche, me semblez quelques peu gâté, rétorqua Clare d’un ton dénué de toute chaleur. Ou alors seriez-vous tombé sur un repas résistant ?

Le sourire de l’Ogre perdura alors que Lamia s’était déjà avancée aux côtés de Clare tout en affichant ce sourire sadique la caractérisant.

— Aurait-il essayé une nouvelle recette ? roucoula-t-elle malicieusement avant d’ajouter. Il devrait faire plus attention aux combinaisons… détonantes.

— Quoi qu’il en soit, un tourmenteur œuvrant à visage découvert n’est guère de mon goût en ces lieux, poursuivit la pupille avant de braquer sur Ronda Sadis son regard de loup suivi par la dame de parage qui compléta méchamment.

— Une cruelle faute de goût qui se retrouve aussi bien dans ce choix… vestimentaire.

Si Frau Rattigan émit un rire coquet à faire froid dans le dos, Ronda Sadis, elle, pâlit si subitement que Clare la crut en proie à un malaise. Elle se reprit bien vite mais ouvrit la bouche trop tard car le silence s’abattit dans la salle. Le général fronça les sourcils sans comprendre avant d’imiter la pupille dont l’attention était soudainement accaparée par le balcon les surplombant. Les deux battants permettant l’accès à celui-ci s’ouvraient lentement. Les regards passaient de la pupille au balcon royal alors que les soldats de la Garde d’Irile s’y plaçaient avec une parfaite rigueur militaire, bientôt suivis de la Cour.

Bien qu’ils soient vêtus différemment, selon les coutumes vestimentaires des autres royaumes, ils arboraient cependant des couleurs unies. Du jaune à l’orangée, jusqu’au blanc et au bleu. Dans une avancée parfaitement synchronisée, ils évoquaient la progression d’une flamme dévorant le marbre sur son passage. L’effet était particulièrement saisissant et des exclamations d’admiration ne tardèrent pas à surgir du public à leurs pieds.

Une flammèche se détacha de la cour, qui s’était arrêtée, pour continuer seule, les bras grands ouverts. Orikh souriait largement et présentait un visage rayonnant à l’adresse de tous ceux qui levaient les yeux sur lui. Repérant Clare très vite, il se permit d’embrasser ses mains avant de les pointer sur elle. Son regard trahissant soudain la douleur de ne pas avoir sa pupille près de lui.

La foule laissa échapper des murmures attendris alors que Clare retournait ses attentions au Roi qui s’agrippa la poitrine comme soumis à une émotion trop forte. Devant ce déploiement d’affection entre Orikh et la princesse, beaucoup ne pouvaient s’empêcher d’afficher leurs émotions. Clare pinça les lèvres, attendant patiemment que le Roi surmonte le « choc » provoqué par ces intenses retrouvailles.

Alors que le regard de celui-ci parcourait la foule émue, la pupille se demanda si certains parmi eux avaient pu noter les détails qui lui avaient sauté aux yeux. L’entrée à la parfaite, quoique surprenante, présentation qui avait servi à camoufler la démarche incertaine de leur souverain. Ses yeux dont la brillance n’était que très peu due à la joie de revoir sa fille adoptive ou encore ses lèvres noircies par le vin qu’il avait dû engloutir alors qu’il se trouvait sur le point de faire cette entrée.

— Je vous souhaite à tous la bienvenue en cette merveilleuse occasion, clama Orikh d’une voix puissante qui retentit avec force dans tout le Corisé. Merveilleuse occasion qui, comme vous vous en doutez, me réjouit autant qu’elle m’attriste.

Il esquissa un triste sourire à l’attention de Clare, qui acquiesça sobrement, avant de l’élargir à l’attention de son public.

— Aujourd’hui est un jour particulier, continua-t-il. Aussi commun qu’extraordinaire. Commun, car il est à un Roi ce qu’il est au plus simple des pères de famille. Un jour qui, durant de nombreuses années, est aussi attendu que redouté. Mon trésor, ma pupille… Il est venu le moment pour elle de choisir un parti parmi les royaumes. Avec ce choix viendra son départ en un lieu où je ne pourrai plus la couver comme avant, et cela… est aussi merveilleux que déchirant pour mon cœur qui, pour elle, déborde du plus grand des amours.

Il inspira profondément en s’attardant de nouveau sur la jeune femme blonde. Son visage d’ébène camouflait pratiquement toutes les traces de son ébriété. Étant un orateur de talent, ce n’était pas non plus son élocution parfaite qui le trahirait. Une gestuelle assurée, un sourire éclatant magnifiant sa haute stature. Orikh rayonnait d’un éclat certain. Un éclat qui occultait toute personne à ses côtés. À ses pieds, la foule se trouvait pendue à ses lèvres et à ses moindres faits et gestes. Hypnotisée par la prestance de ce Roi de légende qui affichait en public ses préoccupations personnelles, si communes à tous.

— Ce jour est également extraordinaire ! Il l’est, car nous connaissons tous les rumeurs qui courent sur la pupille du Roi et mon incapacité à lui refuser ce qu’elle mérite de par son incroyable nature. Il rit et son rire en déclencha de nombreux autres dans le Corisé. Il est difficile, voire impossible de lui imposer ce dont elle ne veut pas. Je plains sincèrement l’heureux élu sur qui elle arrêtera son choix, d’où qu’il vienne ! Nouveau rire. Plus sérieusement… Ce jour est extraordinaire car, en raison de la personnalité de ma pupille, il marquera la venue d’un mariage d’amour sans distinction de rang ou de titre, de richesses ou de terres.

Son regard chercha celui de Clare alors qu’il déclarait.

— Puisse son choix la rendre heureuse à jamais…

Une salve d’applaudissement résonna dans le Corisé alors qu’Orikh se fendait du plus éclatant des sourires en levant les bras, enjoignant les festivités à débuter. Le brouhaha reprit et une bonne partie des attentions se tournèrent de nouveau vers Clare qui poussa un long soupir. Frau Rattigan s’était éloigné. Ronda Sadis, elle, avait disparu durant le beau discours du roi.

Trop beau pour être vrai, pensa la concernée.

— Vous ne devriez pas provoquer l’Ogre, déclara Nérine à l’attention des deux femmes. Ce monstre est intouchable et se permet des exactions au nom du royaume qui m’effraient autant qu’elles m’accablent de honte. Ducs et duchesses le célèbrent pourtant autant que vous en cette soirée.

Il rendit ensuite son regard au monstre en question qui les observait à plusieurs mètres de là. Ses alentours immédiats étaient vides de monde tant les gens s’efforçaient de l’éviter bien qu’il soit le « héros » du jour. À cette distance, et en dépit de sa chevelure vénitienne à moitié calcinée, sa ressemblance avec un lion était troublante. Le général secoua la tête avec gravité.

— Les tourmenteurs…, soupira-t-il. Ces êtres font du royaume d’Irile une puissance terrifiante. Si seulement…

— Ils ne terrifiaient pas ce même royaume, termina le nouveau venu à la beauté éblouissante.

Clare se tendit imperceptiblement tout en se tournant avec lenteur. Elle connaissait bien cette voix suave et délicate, tout comme ce parfum entêtant qui lui parvenait.

— Elias Creed ! s’exclama le chancelier Graham Horace, surgissant de la foule. Il n’est pas commun de vous voir dans la Cité d’Irile. Encore moins au Palais des Pouvoirs, bien qu’un généreux donateur tel que vous y aurait parfaitement sa place…

Ses cheveux blonds, lui coulant sur les épaules comme une cascade dorée, encadraient son visage aux formes anguleuses bien qu’harmonieuses. Sa bouche se plia, laissant entrevoir son amusement, et révélant les plis sur son front haut.

— Vous me flattez, Chancelier, répondit humblement celui-ci. Quel monstre serais-je si mes profits ne bénéficiaient pas aux plus démunis ?

Le gros chancelier partit d’un rire de gorge qui agita son triple menton.

— Vous êtes bien trop modeste…, beaucoup trop ! Votre présence me ravit et je vois que vous ne m’avez point attendu pour vous présenter à dame Clare. Je craignais que vos affaires ne vous retiennent pour cette formidable soirée.

Le regard hypnotique du jeune homme n’avait pas quitté celui de Clare, l’affrontant comme peu de gens en étaient capables.

— Je n’aurais raté cette soirée pour rien au monde, dit-il doucement. De plus, bien que j’apprécie votre appui, chancelier Graham, j’aime à gérer mes affaires seuls. Que celles-ci soient d’ordre marchandes comme de cœur…

— Bien…, bien évidemment, cher duc, balbutia l’homme d’église qui perdit subitement ses couleurs. Je ne voulais pas me montrer présomptueux ! Veuillez pardonner cet excès.

— Il est tout pardonné, glissa le duc Creed sans pour autant lui adresser un regard avant d’ajouter à l’attention de Clare. Si je puis me permettre, votre Altesse, vous êtes absolument resplendissante. À voir les regards de jalousie qu’a suscité votre entrée, je suis certain de ne pas être le seul à le penser.

La pupille s’autorisa son habituel sourire de convenance.

— Voilà que vous entrez, à votre tour, dans le jeu de la flatterie, duc Creed…

— Je vous en prie, appelez-moi Elias.

— J’y réfléchirai, répondit Clare en penchant la tête.

Elle s’attendait à ce qu’il prenne congé lorsque le jeune homme fit un pas en avant, à la limite de son espace vital. Elle se raidit de nouveau.

— Qu’il doit être épuisant, pour vous, d’honorer un tel évènement à peine rentrée de votre voyage dans les duchés, s’inquiéta-t-il de sa voix grave et douce. D’ailleurs, j’aurais tant apprécié vous y voir. Le duché des Tisseuses vous aurait accueilli de la plus merveilleuse des manières.

— Je suis navrée de n’avoir pu satisfaire vos attentes…, Elias, s’excusa-t-elle avec prudence. Mon séjour dans les duchés s’est trouvé être écourté pour des raisons bien personnelles. J’ose espérer que vous ne m’en tiendrez pas rigueur et que nous pourrons remettre cette occasion à une autre fois plus plaisante.

Elias Creed sourit et acquiesça bien que ses yeux démentent qu’il fut tombé dans le panneau.

— Si vous voulez bien m’excuser, votre Altesse, dit-il en prenant enfin congé.

Clare s’inclina à son tour alors que le jeune duc reculait dans la foule pour y disparaître comme soudainement avalé. La pupille se détendit, tout comme Lamia qui poussa un soupir de soulagement.

— Bien ! s’exclama soudain le chancelier. Je vais, moi-même, vous laisser à vos devoirs. Votre Altesse. Général.

Après un bref salut, il s’immergea à son tour dans la foule bien moins gracieusement que ne l’avait fait le duc Creed avant lui. Sa grosse silhouette peinant à se frayer un chemin sans jamais disparaître totalement. Si la remontrance gracile de son « protégé » l’avait vexé, il n’en avait rien montré. Lorsque l’on jouait à ce genre de jeu, il fallait toujours s’attendre à ce qu’il y ait un retour contre soi et à première vue, le chancelier restait bon joueur.

— Tant de femmes de ce royaume vendraient corps et âme rien que pour le privilège d’une nuit avec lui, susurra Lamia à son oreille sur une imitation de reproche. Il les repousse toutes, sans… exception et vous ne lui accordez même pas le privilège d’une simple visite.

Les lèvres de Clare frémirent.

— Je dois avouer avoir du mal avec les horribles créatures jouxtant son château, répliqua-t-elle avec malice. Tu es la seule tisseuse que je ne rechigne pas à prendre dans mes bras…, la plupart du temps.

Lamia éclata d’un véritable rire à cette répartie puis la suite du banquet ne fut qu’une succession de présentations ornées des mêmes platitudes. Clare tint son rôle à merveille, entretenant le rêve de tout le gratin des Contrées Marchandes et même de certaines classes inférieures. Ducs, fils de ducs, barons, fils de barons, marchands, fils de marchands, nobles, fils de nobles et roturiers… sans oublier les fils de roturiers… Tous eurent leurs parts d’intérêts feints des plus gracieuses manières. Certains furent correctement rabroués lorsque leurs avances s’en trouvaient déplacées, d’autres chaudement encensés. La pupille fit lever des soleils dans bien des cœurs tandis qu’elle en condamnait une partie aux pluies les plus sombres. Tout ceci sous l’œil vigilant du Conclave qui, elle le savait, trainait toujours une oreille dans ses rencontres factices.

Nul doute qu’elle les contenta. Clare jouait son rôle à merveille. Tant que ses joues lui firent mal après tant de sourires forcés. Lamia la suivait comme son ombre, endurant la pénibilité de ses œuvres. La dame de parage lâchait par moment des commentaires sensés pimenter le pseudo débat intérieur de sa maîtresse. Le public s’en trouvait ravi. La bataille, elle, faisait rage. Rivalisant âprement, ses prétendants l’abordaient de toutes les manières possibles. Pour la plupart, faisant montre d’un certain génie quant à leur approche, poursuivant par d’éloquents discours visiblement travaillés de longue date.

Au fur et à mesure que la soirée s’éternisait, que les jeunes ou moins jeunes défilaient devant ses yeux, Clare aurait pu jurer que son cœur se repliait comme sur lui-même. À cela s’ajoutait une lourdeur dans l’estomac qui ne faisait qu’empirer à chaque nouvelle rencontre. À toutes ces possibilités illusoires, ces différents avenirs qui s’offraient à elle et destinés à ne jamais se réaliser.

La soirée tirait à sa fin et comme le voulait la coutume, Clare devait se retirer avant tout le monde. Était venu le moment pour elle de prendre congé. Non sans une certaine satisfaction bien que…

— Il ne s’est toujours pas montré, grommela discrètement Lamia. Quel malotru ! Pense-t-il que sa position lui épargne les civilités ? Il n’imagine pas ce qu’il lui pend au nez…

Sachant pertinemment que sa dame de parage ne pesait pas ses mots, Clare lui adressa un regard amusé.

— Il doit sûrement avoir ses raisons. Il est plus facile de recevoir des avances que de les présenter.

La servante se renfrogna.

— Ce n’est pas une excuse, siffla-t-elle dangereusement.

Soupirant, la pupille fendit la foule, effectuant des révérences distraites en retour aux vœux qui lui étaient adressés. En dépit du visage qu’elle montrait à Lamia, elle ne pouvait s’empêcher de se poser mille questions à propos du baronnet qui lui était destiné. Pourquoi n’était-il pas venu se présenter ? Était-ce par dédain ? Timidité ? Jugeait-il cela inutile ? C’était une chose de se soumettre à un mariage imposé. Une autre que ce soit avec un goujat.

Clare étouffa son ressentiment alors que son pied foulait la première marche de l‘escalier descendant. Soudain, elle sentit Lamia lui effleurer discrètement la hanche. Elle baissa les yeux vers le jeune homme de haute stature au bas des marches. Les mains derrière le dos et habillé sobrement, il leva vers elle de beaux yeux noirs expressifs aussi sombres que ces cheveux coupés courts. Lorsque leurs regards se croisèrent, il esquissa automatiquement une révérence. Avisant qu’il ne faisait pas mine de se relever, Clare se remit en marche tout en conservant la dignité dont elle ne devait se départir en cette occasion. Arrivée à sa hauteur, il consentit enfin à lever de nouveau les yeux sur elle et rougit presque immédiatement.

Intriguée, elle pencha la tête comme à son habitude alors qu’il ouvrait la bouche.

— Vous êtes…, hum. Il se cacha la bouche et émit un toussotement. Je suis… Veuillez me pardonner !

— Lorain de Nabar, je présume, lâcha-t-elle impassiblement. Alors qu’il acquiesçait avec une brusquerie maladroite, elle enchaîna. Vous pardonner pour quoi ? Votre éloquence ou votre empressement à vous faire connaître de moi ?

— Un peu des deux, avoua-t-il en baissant la tête.

Clare haussa un sourcil, surprise par cette franchise désarmante.

— Voulez-vous réessayer ? glissa-t-elle d’un ton plus engageant.

Le jeune homme eut un sourire penaud, puis après une grande inspiration :

— Votre Altesse, je me nomme Lorain. Je suis navré de m’être présenté si tardivement. Disons… que le contexte me mettait mal à l’aise, sans compter que je manque cruellement d’expérience dans ce genre de...

Le jeune homme s’interrompit. Il avait lâché tout cela d’une traite et semblait déjà se dire qu’il en avait trop révélé.

— Je ne vous décevrai pas, ajouta-t-il avant de grimacer.

À l’évidence, il était loin du discours qu’il avait préparé.

— Ce n’est pas ce que je voulais…

Alors qu’il tentait vainement de se rattraper. Clare l’interrompit en le contournant. Le jeune homme se décomposa littéralement.

— Je pense que j’ai compris, murmura-t-elle de manière assez audible pour lui alors qu’elle se trouvait encore à sa hauteur. Je vous remercie…

Elle sentit son regard sur elle alors qu’elle quittait la pièce. Sans savoir pourquoi, elle se sentait mieux. Rassurée, en quelque sorte.

— Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais, soupira Lamia.

— Non, en effet, répondit distraitement Clare.

— Je ne vais donc pas avoir à le supprimer… tout de suite.

Un certain regret perçait dans le ton de la dame de parage et les lèvres de la pupille frémirent de nouveau en un imperceptible sourire.

— Je crains qu’il ne te faille attendre encore un peu, c’est certain.

En silence et sous les regards des centaines de convives, elles passèrent les battants en fer forgé. Là, dans le hall du Corisé, aux proportions aussi dantesques que celui-ci et à l’abri de toute oreille indiscrète, la servante ne put s’empêcher de glisser:

— Ma foi, cela aurait pu être pire.

— Cela aurait pu.

Derrière elles, le brouhaha diminuait progressivement alors que les deux femmes s’éloignaient des joutes verbales, des jugements appréciatifs ou péjoratifs, des critiques constructives ou non, des messes basses et des complots. De tout ce qui faisait le Royaume des royaumes qu’était Irile. Un Royaume des masques qui, à l’intérieur même de son Corisé, avait apporté comme un autre monde vallonné. Peut-être dans l’espoir malsain de mieux le contaminer et de le rendre pareil à lui-même avant de s’y unir.

Et dans ce tableau se trouvait un jeune homme qui ne les quittait pas des yeux. Un jeune homme qui ne semblait pas à sa place dans cet univers de masques et de faux semblants.

À moins qu’il soit lui-même le mieux déguisé.


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