Chapitre 10

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— Et voilà ! C’était le dernier…, s’exclama Cormack dans un râle avant de s’effondrer sur le bar au vernis impeccable.

— Enfin, c’est surtout qu’on ne peut pas y mettre un de plus sinon la cave en deviendrait inaccessible, rectifia Leati en prenant place sur un haut tabouret à ses côtés.

Ils ressortaient tout juste d’une porte dérobée menant au sous-sol du bar, aménagé pour conserver les stocks à une température idéale. Ezéquiel acquiesça, le nez toujours dans ses papiers alors que Leati lui adressait un regard mauvais.

— D’ailleurs, merci pour ton aide, Ezie…

Ce dernier grimaça encore sous le surnom avant de répondre d’un ton affable sans même la regarder.

— J’ai pu m’arranger avec mes fournisseurs pour qu’ils reprennent une partie de la marchandise mais il y aura quelques pertes si la caravane ne vient pas. Il soupira en rangeant les documents sous le comptoir. Je vous remercie pour votre aide. Même si tout ce stock met des mois à s’écouler dans le pire des cas… Au moins, il n’est pas perdu. Vous avez bien mérité un petit quelque chose.

— Et comment ! s’écria Leati. C’est la moindre des choses ! Vraiment moindre d’ailleurs… Une pinte de bière pour moi et plus vite que ça !

Le jeune homme sourit légèrement avant de s’exécuter.

— Et moi ?! s’indigna Cormack. Je n’ai encore rien dit ! Je n’y ai pas droit peut-être ?

— J’ai déjà mis l’eau à chauffer pour ton infusion, il y a dix minutes, répliqua son ami en haussant les épaules.

Le Rolf se renfrogna.

— J’aurais pu demander une pinte, moi aussi…

— C’est ça, oui ! rigola Leati en saisissant le verre que lui tendait Ezéquiel pour y plonger le nez dedans.

— J’ai passé la pire journée de ma vie et vous continuez à vous foutre de moi, grogna le colosse.

Il croisa les bras, boudeur, alors qu’Ezéquiel et Leati échangeaient un regard compréhensif.

— Tu veux qu’on en parle ? demanda la jeune brune, de la mousse plein la lèvre supérieure.

— On en a déjà trop parlé, grogna le Rolf toujours bougon. Je ne t’ai même pas demandé comment ça s’était passé aux Passes…

— Que d’attentions de ta part, minauda-t-elle en lui assenant un coup de poing dans l’épaule. C’était comme d’habitude à part que je me suis entrainée à la masse d’arme aujourd’hui. C’était génial mais un peu lourd. Je préfère définitivement la lance. C’est une arme de longue portée bien plus maniable. Après on a discuté entre filles et tu es venu me chercher pour me dire que notre prince se sentait d’humeur à l’esclavagisme.

— À cet instant-là, je t’ai plutôt rendu service si tu veux mon avis, maugréa Cormack.

Il adressa une mine dégoutée à Ezéquiel qui haussa un sourcil sans comprendre.

— Les potins d’Irile, l’éclaira-t-il.

Celui-ci roula des yeux avant de servir son infusion à Cormack puis de se tourner vers Leati.

— Vous ne cesserez jamais avec ça…

— Vous n’y comprenez rien, les gars ! s’exclama-t-elle en levant les bras au ciel emplafonné. Cette histoire est la source même de la romance. Elle nous fait rêver. La pupille du roi Orikh, libre de choisir à qui ira son cœur en dépit des alliances et de la politique d’Irile. C’est un conte de fée.

— Comme tu dis, acquiesça Cormack. Un conte de fée pour enfants. Il s’autorisa un rire gras en adressant un clin d’œil à Ezéquiel. Nous, les gars, on s’alimentent pas de ces boniments à l’eau de rose…

— Nous en avons pourtant souvent parlé, lâcha sévèrement la brune en coupant son ami.

L’expression de celui-ci se teinta d’une totale indignation.

— Tu avais promis que tu n’en dirais rien ! s’insurgea-t-il alors qu’en lui, se mêlaient dans un furieux ballet, honte et colère.

Comme à son habitude, le regard de la jolie brune ne cilla pas.

— Celui à qui j’ai fait cette promesse n’a pas ce genre de comportement imbécile.

— On avait peut-être pas besoin d’en arriver jusque-là…, tenta de justifier le colosse en jetant, à la dérobée, des regards gênés à Ezéquiel.

Celui-ci n’avait pas dit mot. Accoudé sur le bar, sa main droite soutenant son menton, il se contentait d’écouter, un petit sourire sur les lèvres. Cormack frissonna, certain que le jeune prince n’oublierait pas cette information de sitôt. Maudite soit Leati ! Il se promit de ne plus l’asticoter en public.

— En fait, Ezéquiel, commença le Rolf désireux d’éclaircir ce point à sa manière. Ce n’est pas exactement…

Il s’interrompit car son ami s’était redressé et ne faisait plus attention à lui, ce qui lui fit monter la moutarde au nez.

— Tu pourrais au moins m’écouter quand je…

— Pas tout de suite, le coupa le jeune homme.

Dans le dos du colosse, la porte du bar claqua avec force. Cormack et Leati effectuèrent un brusque volte-face pour apercevoir l’énorme Maurin Grosbaril au beau milieu de la pièce.

— Nous avons à parler, déclara-t-il à l’intention d’Ezéquiel.

Légèrement plus petit que Cormack et avoisinant les cent-dix kilogrammes, le patron de Chez Mau était un homme réellement impressionnant. Tout, en lui, évoquait un ours des montagnes des plus sauvages. Ses cheveux hirsutes et la toison noire émergeant de son surcot de laine semblaient aussi rêches que les poils drus parsemant ses avant-bras découverts, de même que sa constante barbe de trois jours.

— Et de quoi devrions-nous parler, maître Grosbaril ? demanda posément Ezéquiel.

Reportant les yeux sur lui, le Rolf s’aperçut qu’il s’était mis à nettoyer son bar avec une décontraction qui semblait loin d’être forcée. En effet, très concentré, il fit même mine de s’attaquer à une tâche particulièrement résistante sur le bois au vernis pourtant immaculé.

— C’est comme cela que cet établissement veut que nous menions nos affaires ? demanda le gros homme.

Il avait une curieuse façon de s’exprimer. Un ton calme presque absent qui semblait camoufler un océan de violence. De sa main droite, il brandissait une feuille entachée de boue. Comme si celle-ci avait été révélatrice de mauvaises nouvelles ayant conduit cet homme à la jeter au sol ou au nez du messager. Autour d’eux, le silence était de mise. Tant et si bien que l’on aurait entendu une mouche voler dans cette taverne remplie de clients. Tous observaient cette confrontation que beaucoup craignaient de voir arriver un jour.

Ezéquiel souffla sur un verre avant de répondre.

— Si vous ne vous faites pas plus clair, comment…

— La caravane n’arrive pas, Ezéquiel, continua l’homme toujours sur un ton de conversation polie. J’ai voulu prendre les devants pour limiter mes pertes mais tu m’as pris de vitesse et les arrangements ont été pour toi.

— Voilà un cruel manque de prévoyance, lâcha doucement son interlocuteur.

Maurin Grobarils acquiesça comme s’il était d’accord avec ce dernier. Un frisson parcourut les épaules massives de Cormack.

— Je vois, dit-il.

Il écarta les doigts et laissa la feuille choir sur le sol tandis que son regard embrumé parcourait les clients silencieux. Sa phrase suivante prit tout le monde au dépourvu.

— Il y a longtemps, les lois de ce royaume obligeaient les princes à aller représenter les leurs au-devant de leurs alliés et ennemis. Il croisa finalement le regard d’Ezéquiel et le coin de sa bouche se releva légèrement. Sais-tu qu’une loi de ce genre perdure dans nos textes ?

Sans plus un mot, il sortit, ses pas se perdant dans la nuit qui avait fini par tomber.

— Je suis un peu perdue, là, souffla Leati en replongeant le nez dans sa bière.

Cormack nota qu’Ezéquiel paraissait lui aussi troublé alors que les conversations reprenaient crescendo dans le Repenti jusqu’à y redonner l’atmosphère propre aux joyeux estaminets de village. Comme si rien ne s’était passé, bien qu’il ne fût pas difficile de deviner quel pouvait être le contenu des discussions qui se déroulaient. Beth passa derrière le bar, remplissant plusieurs cruches. Se faisant, elle adressa à Ezéquiel un regard craintif alors que des pas résonnaient dans l’escalier menant à l’étage. Celui-ci sourit gentiment en haussant les épaules. Quelques secondes plus tard, la porte intermédiaire, donnant directement derrière le comptoir, s’ouvrit et Marvin Gils apparut. Plein d’une bonhomie et d’un entrain qui se lisaient dans son attitude et sur son visage rond et rougeaud à l’énorme sourire. À sa main pendait un beau saucisson encore dans son filet.

— Ah Ezéquiel ! s’exclama-t-il. Beth, ma grande, tu fais une de ces têtes ! Désolé je venais me chercher une cruche de vin que j’ai l’intention d’accompagner de ce beau morceau ! Il agita sa prise, tout fier et tout heureux du festin à venir. Non, Beth, vraiment…, souris un peu ! Salut Cormack ! Ah Leati ! De plus en plus belle… Toujours pas de caravane en vue ? Bah, y’en aura plus pour nous dans ce cas !

Il éclata d’un rire spontané et enjoué tandis que Cormack et Leati se regardaient de nouveau en secouant la tête. À peine eut-il finit de s’esclaffer qu’Ezéquiel lui avait déjà remis ce qu’il était venu chercher entre les doigts de sa main libre.

— C’est pour pouvoir le digérer, tu comprends, expliqua-t-il dans un sourire nullement fautif. Cela risque de me prendre un certain temps, donc si tu pouvais t’assurer qu’on ne m’dérange pas…

Il avait dit ça d’un ton de conspirateur que l’humour dans ses yeux décrédibilisait presque totalement. Presque… Car même Ezéquiel ne se serait pas risqué à l’importuner lors de l’un de ses précieux boulettages.

— Bien entendu, Marvin, lui assura celui-ci.

Marvin Gils sourit d’aise et lui posa une chaleureuse main porteuse de saucisson sur l’épaule, le fumet tapant par intermittence la chemise de lin du jeune homme à la mesure du balancier.

— C’est bien, dit simplement le patron du Repenti en lui offrant un regard enivré plein de fierté.

Sur ce, il s’engouffra dans l’escalier pour regagner ses appartements et referma la porte derrière lui.

— Tu aurais peut-être dû lui en parler, Ezéquiel, tenta Beth dont le malaise était palpable.

Celui-ci soupira avant de se tourner vers elle pour la dévisager, ce qui amena la jeune femme à baisser les yeux.

Joviale et travailleuse, Beth Brogan n’était que rondeurs et gentillesse. D’une générosité qui se retrouvait aussi bien dans ses formes que son état d’esprit, la droiture dont elle faisait preuve dans son travail et dans sa vie n’avait d’égale que son investissement au Repenti. Franche et sociable, elle faisait partie de son personnel depuis presque aussi longtemps qu’Ezéquiel.

— Je ne suis pas de cet avis, répondit simplement ce dernier.

— Mais Maurin…

— Je m’occupe de Maurin, coupa le jeune homme à sa place.

Beth ouvrit la bouche mais se ravisa de dire ce qui lui tenait visiblement à cœur. Se mordant la lèvre inférieure, elle finit par acquiescer.

— Des fois, je me demande pour qui je travaille, souffla-t-elle en le dépassant pour reprendre son activité, évoluant habilement entre les tables pour jongler entre flots de bière et conversations.

Alors qu’un léger sourire énigmatique se dessinait sur le visage d’Ezéquiel, le Rolf secoua la tête en portant la tasse à ses lèvres. Celle-ci avait eu le temps de refroidir mais conservait tout de même une tiédeur bénéfique. Il se souvenait du jour où le jeune prince lui avait annoncé avoir été embauché dans l’un des estaminets de Palem. Cormack avait alors cru à une mauvaise blague et s’était contenté de mettre ça sur le compte des nombreuses lubies d’Ezéquiel, toujours prompt à faire le contraire de ce que l’on attendait de lui. Celui-ci avait commencé le travail le lendemain même, en dehors de ses heures de cours, essuyant tables, sols et latrines avant de commencer enfin à servir quelques jours encore après.

L’établissement s’appelait alors « Au bonheur de Marvin » et bien que cela soit inhérent à son propriétaire, ce n’était plus le cas en ce qui concernait son affaire. Cependant, Marvin était un bon vivant, amateur des plaisirs simples. Rien n’aurait pu entamer son humeur et l’empêcher de profiter de la vie au jour le jour comme il l’avait toujours fait. Ce dont beaucoup autour de lui avait profité jusqu’à la ruine de son bar et sa désertion par les clients.

Une fois, Ezéquiel lui avait dit que Marvin aurait pu finir à la rue qu’il n’en aurait jamais voulu à personne, pas même aux profiteurs. C’était tout simplement comme ça que cet homme voyait sa vie et rien au monde ne l’aurait détourné de ce modèle.

Évidemment, à l’arrivée du jeune prince, les choses avaient changé. L’établissement avait été rénové et la clientèle avait fini par revenir. Bien que certaines rumeurs éclosent, suite à la résurrection de ce bâtiment, quant à de sombres histoires de chantage, de menaces et de coup bas. Rumeurs qui, pour le Rolf, étaient à prendre avec des pincettes, car exagérées… Bien qu’elles puissent comporter un fond de vérité tout de même. L’établissement avait bien été rebaptisé « le Repenti »… Et connaissant Ezéquiel, ce terme devait avoir tout son sens.

Terminant le restant de son verre d’un grand trait, Leati sauta littéralement de son haut tabouret.

— Allez ! s’écria-t-elle. C’est le moment de se rentrer ! Cormack, tu me raccompagnes, c’est sur ta route.

— C’est bon pour moi, acquiesça celui-ci en s‘écartant du comptoir.

— Vous ne voulez pas quelque chose à manger avant de partir ? demanda Ezéquiel, toujours songeur.

Leati secoua négativement la tête.

— Non, je vais être pile à l’heure pour le dernier service de la confrérie.

— Et moi, j’irais piocher dans les cuisines, lâcha lascivement le Rolf. En espérant que la mère Briche ne m’attrape pas.

— Pourquoi dis-tu ce genre de chose ? le morigéna Leati. La mère Briche t’adore !

— C’est bien pour ça que je préférerais l’esquiver. Elle me ferait aussi manger pour quatre. Et quand je dis quatre, je parle à mon échelle !

Ils rirent tout en se dirigeant vers la porte.

— Ezie ! l’interpella Leati à mi-chemin tout en continuant d’avancer. Ne pense pas t’en tirer avec seulement une pinte en contrepartie de mon aide. Tu vas cracher toute la semaine, t’es prévenu !

— Je me doutais que tu dirais une ineptie de ce genre-là, marmonna l’intéressé assez fort pour qu’ils l’entendent.

Avec un sourire féroce, la jeune aspirante passa enfin la porte du Repenti, talonnée par Cormack. Laissant derrière eux Ezéquiel, Beth et les nombreux clients qui se trouvaient encore loin d’avoir fini leur journée. Dans leur dos, la lourde porte en bois se referma, les coupant pour de bon de l’atmosphère enfumée et sonore de l’estaminet. Sur ses tintements de verres et ses discussions aussi engagées qu’enflammées.

Le début de soirée était là, de même que la fraîcheur apportée par la nuit trop vite tombée. De l’extérieur, le Repenti se confondait avec les autres bâtisses éclairant les abords de la Grand-Place de leurs lumières émergeant par flots des fenêtres.

Alors qu’ils la traversaient pour rejoindre la route principale, bordées des maisonnées où réunions de famille étaient de mises pour le dîner, Cormack remarqua les regards à la dérobée qu’y jetait son amie à chaque fois qu’une table était visible. Ses convives célébrant la fin de la journée et le bonheur de se retrouver ensemble.

— À quoi penses-tu ? finit-il par demander.

La brune poussa un long soupir, hésitant à répondre.

— Pas grand-chose, dit-elle enfin. La journée de demain, peut-être. Je vais devoir jeter un œil sur mes cours en rentrant…

Le Rolf acquiesça, sachant pertinemment qu’il n’en était rien mais n’osant pas aborder le sujet. Car Cormack connaissait très bien la raison pour laquelle son amie jetait ces fugaces coups d’œil où se mêlait tristesse et nostalgie. Ce qu’elle enviait à ces maisons pleines de vie où, malgré les disputes, régnait toute forme d’amour.

Comme lui, Leati était orpheline.

— Tu devrais venir t’entraîner avec moi, cette semaine, continua-t-elle d’un ton enjoué, qu’il savait forcé. Cela te changerait les idées et ça fait bien trop longtemps que nous n’avons pas croisé le fer ensemble !

Se forçant à son tour à sourire, le Rolf acquiesça une nouvelle fois.

— C’est bon pour moi, répondit-il doucement.

Ils continuèrent leur marche dans le silence, dépassant les lumières de Palem pour aller retrouver celles auxquelles ils appartenaient et avec lesquelles ils avaient vécu…


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