Chapitre 8

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— Mettez-vous bien dans la tête que chaque fois que la Caravane a été retardée, ça a toujours été de mauvais augure et annonciateur de la plus funeste des emmerdes ! La liste est longue et j’pourrais même pas tout citer tellement justement, elle est longue… La Terreur, le soulèvement des Duchés, la conquête du Baron Rouge, le blocus des Bucherons de l’Arc aux creux… et j’irais même jusqu’à l’annonce de la Guerre de la Chair ! Non, mes amis, il y a anguille sous roche et j’suis sûre qu’elle a une sale tête l’anguille !

Berty Biggle s’était exprimé avec la conviction propre au retraité amateur du partage de sa longue expérience de vie, charriant histoire et redondances… de cette même histoire. Ancien chevalier de l’Ilir ayant gagné terres et rente suffisante pour assurer ses vieux jours, il vivait dans le souvenir de ses jours de gloire depuis longtemps passés.

Le reste du temps, il le passait en compagnie de ses vieux amis à débattre des actualités de Soreth, attablés comme à leur habitude au Repenti.

— Tu ne sais pas d’quoi tu parles, Berty, intervint son voisin lui faisant face. Le blocus des Creux n’avait rien à voir avec une crise diplomatique. De plus, ces cons protestaient contre les prix de revente que s’payaient les Néritiens. Ils ont bloqué les plateaux rocheux avec leurs rondins d’bois avant de réaliser que, de toute manière, le trafic se faisait par les airs à bord des transporteurs de Nérith. Il secoua la tête, l’air navré. Y’a pire comme funeste emmerde… mais y’a pas plus glands que ces coupeurs de bois.

Garand Brenu leva sa pinte à la santé des revendicateurs malavisés avant de secouer la tête à nouveau. Exploitant de bétail tout au long de sa vie, il avait fini par passer la main à ses fils. Plus marqué, par une vie de dur labeur, que Berty pourtant ancien combattant, il conservait un air calme et apathique en toutes circonstances. Étant pleinement conscient et satisfait d’une existence utile et bien remplie, il profitait de ce qui lui en restait sans se presser et n’aurait aucun regret si la fin était pour le lendemain.

— J’me suis peut-être emporté au sujet de ces abrutis des Creux, lui accorda Berty en levant également son verre. Mais tu ne peux pas nier le fait que lorsque la Caravane prend son temps, c’est l’moment d’se biler !

— J’suis bien trop vieux pour ça, lui rétorqua Garand. Et toi aussi !

— Moi j’dis que c’est à cause de la pupille d’Orikh ! Il n’y a qu’elle pour créer un remue-ménage pareil capable de retarder la caravane !

La dernière voix appartenait à Louis Lipit. Un ancien chevalier à la retraite tout comme Berty. À part qu’une vie de dépenses et de fêtes l’avait amené à devoir tant, que terres et rente n’avaient pu lui être accordées. Il vivait donc dans l’aile du château réservée aux vieux soldats dans son cas, car le Royaume Vert ne laissait jamais dans le besoin un membre de la Confrérie.

Il aidait donc aux tâches ménagères et à l’entretien des équipements des nouvelles recrues comme beaucoup de ses prédécesseurs avant lui. Ses heures perdues étaient consacrées à ses amis de longue date, chose qu’ils avaient tous en commun avec la vieillesse.

— Ah oui ? marmonna Garand. Tu disais aussi que tu l’avais plus grosse que l’canasson du p’tit Gilbert !

— Et je maintiens ! Bien qu’le matériel fonctionne plus aussi bien qu’dans l’temps et c’est bien dommage…

Il adressa une œillade attristée aux formes de la jeune serveuse qui lui passait à côté avant de renvoyer à ses partenaires un clin d’œil malicieux que les années n’avaient pu atténuer. Bien que ces dernières aient fait le boulot en ce qui concernait ses rides accentuant ses cicatrices. Il en allait de même avec la courbure de ses épaules et blanchissement de tous ses cheveux et poils, sans pour autant lui accorder cet air vénérable propre aux personnes d’âge avancé.

Berty se pencha, grimaçant à ce que la promptitude de son geste faisait subir à ses pauvres articulations.

— Le pire, c’est qu’il a peut-être raison, le Louis !

— Peuh ! dédaigna Garand. Si c’est le cas, on est loin de la funeste emmerde…

— Qui sait ? fit mystérieusement Berty en trainant sur les mots. Ces derniers mois, la pupille a parcouru les duchés d’Irile, rencontrant ducs et duchesses, leurs fils et neveux. Elle en a fait chavirer des cœurs, c’est moi qui vous le dis ! On raconte d’elle qu’elle est aussi froide que la glace et belle à faire band…

Il s’interrompit alors que la serveuse s’arrêtait à sa hauteur pour lui adresser une moue consternée.

— Tout va comme tu veux, Beth ? dit-il avec un rire nerveux, voyant qu’elle ne bougeait pas d’un poil. Hum hum… Bon où en étais-je ? Oui…, à réveiller un mort. Voilà ! Il sourit innocemment à la jeune femme qui leva les yeux au ciel avant de reprendre son travail. Ces femmes, j’vous jure…

Il sortit sa pipe et entreprit de la bourrer du tabac que contenait la poche intérieure de son veston usé.

— Quoi qu’il en soit, continua-t-il. On dit même qu’elle aurait un regard de prédateur. De loup ! Ceux qui l’ont vu sont formels !

— Et t’en connais qui l’ont vu ? ricana Garand. De toute manière, je ne vois pas comment la beauté d’une femme peut bien retarder une caravane… Regard de loup ou d’biche !

Son vieil ami leva le doigt, en profitant pour allumer sa pipe à l’aide d’une bougie installée sur le rebord de la fenêtre contre laquelle ils se trouvaient attablés.

— Mais il ne s’agit pas que de ça, dit-il en soufflant un nuage de fumée qui alla caresser les poutres apparentes les surplombant. Les nouvelles mettent du temps à arriver chez nous autres des Contrées Chantantes mais jamais il n’y avait eu une tournée pareille de la pupille. Je vous ai dit que ça faisait des mois, bon sang ! Et elle doit encore être en plein dedans, vous m’suivez ?

Louis Lipit hocha de la tête. Les conversations portant sur les demoiselles l’intéressaient toujours bien plus que les autres sujets et son âge n’y changeait rien, bien au contraire.

— Il y aurait du mariage dans l’air…

— Du mariage dans l’air comme tu dis, Louis, renchérit Berty. Et il y a cette autre rumeur qui dit qu’elle reste un cœur à prendre et que le roi Orikh y passerait tous ses caprices. Si on en croit ce qu’on raconte, même un fils de cordonnier aurait ses chances ! Même que ce serait pour cette raison qu’on la surnomme la pupille !

— Peuh, fit de nouveau Garand. Pour quelqu’un qui a la critique facile, Berty, t’es un doux rêveur si tu crois à ces sornettes ! Ce n’est pas la pupille qui cherche un mari, c’est le roi Orikh qui cherche une alliance avec un duché ou un royaume des Contrées Marchandes. C’est comme ça qu’ils font. Ils s’allient entre eux et se méfient des Royaumes Francs qu’ils trouvent déjà bien trop puissants. Jamais tu ne verras la pupille foutre un pied dans notre chez-nous…

Sans même se concerter, leurs regards à tous trois se portèrent de concert en direction du bar où un jeune homme, aux cheveux gris, revisitait pour la énième fois ses factures, armé d’une plume.

— Je ne l’imagine même pas faire la cour à une fille, souffla Louis Lipit.

— Même en ayant ses chances, il finirait par recourir au chantage rien que pour se sentir dans son élément, observa Garand.

— Je suis sûr que ceux qui disent que la pupille est froide n’ont encore jamais rencontré notre prince à nous…, ajouta Berty.

Se sentant observé, Ezéquiel en localisa vite la source. Son regard gris se portant sur les trois compères qui ne purent s’empêcher de frémir. Se reprenant bien vite, Garand lui adressa un salut auquel le jeune homme répondit tout naturellement avant de replonger dans ses documents.

— Comme quoi, on peut être bon en affaires sans l’être en amour, conclut le vieil homme alors que les deux autres acquiesçaient gravement.

— Même avec un beau brin d’fille comme ça qui vient le voir ! s’exclama Louis.

Sans concertation, toujours, ils se tournèrent dans un bel ensemble vers l’entrée où une jolie brune venait de faire son apparition suivie d’un Rolf à la mine renfrognée.

— Si seulement j’avais vingt ans de moins…, sembla regretter l’insatiable coureur de jupons d’un temps depuis longtemps passé.

— Rajoute vingt de plus, railla Garand.

— C’est qu’il a l’air de mauvais poil, le Cormack, remarqua Berty. Même comme ça, il ne fait pas vraiment Rolf, hein Louis ?

Celui-ci acquiesça en souriant, toujours cet air malicieux dans le regard.

— S’ils avaient tous été comme ça dans l’temps, nul doute que la Guerre de la Chair, on l’aurait pliée en deux semaines. Même qu’ils auraient été trop occupés à faire leurs ongles correctement qu’ils ne nous auraient pas entendus arriver !

Ils éclatèrent de rire en trinquant joyeusement.

— Rien à voir avec les tueurs sanguinaires qu’on a dû se coltiner !

— Ah ça non, renchérit Louis. C’est peut-être parce qu’ils leur manquaient ce côté précieux…

Les rires reprirent et gagnèrent en intensité alors que le Rolf et son amie passaient à proximité du joyeux petit groupe. Leur adressant saluts et sourires qui ajoutèrent à leur hilarité.

Échangeant un regard intrigué, les deux jeunes gens haussèrent les épaules et rejoignirent Ezéquiel, laissant le trio de vieillards reprendre leurs conversations sur les sujets passés, présents et futurs alimentant leur quotidien aux plaisirs simples mais heureux…


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