Chapitre 2

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La pleine lune était telle qu’elle éclairait le manoir de Prunel comme en plein jour. Sa lumière se déversait par les fenêtres de l’imposante bâtisse, créant ainsi dans les multiples couloirs des espaces lumineux tranchant d’inquiétantes zones d’ombre.

Rodrick ne pouvait soustraire son regard à la vision du cadavre. Assise sur une chaise, les bras repliés sur sa poitrine, Telma de Prunel était légèrement penchée sur la gauche et fixait le sol de ses yeux morts. Une véritable peinture vivante… comme pour les autres.

Rodrick frissonna. Au début, il n’y avait pas plus prêté attention que ça. Le premier affichait un air paisible, allongé sur son lit. Le deuxième, lui, se trouvait encore dans sa baignoire. C’est lorsqu’ils avaient retrouvé le duc d’Ellot debout à contempler un tableau de sa propre personne qu’un certain malaise avait pris place au sein de leur groupe de cambrioleurs. Et bien que leur travail consiste seulement à voler et non à tuer, il était angoissant de se savoir œuvrer en cheville avec quelqu’un qui voyait une forme d’art dans ses meurtres.

Qu’est-ce que cela fait de toi ? Les riches ont toujours mérité d’être volés dans tes discours, mais assassinés, c’est une autre paire de manches, hein ?

Les contrats étaient venus du gros Gunder, comme tous les gros coups. Et si le contracteur était aussi fantomatique que dangereux, Rodrick restait certain d’une chose. L’homme derrière ces tueries lui faisait autrement plus peur. Il était de notoriété publique que le duc d’Ellot était un narcissique de première et cet artiste dérangé l’avait exposé à sa manière. Les Architectes lui en soient témoins, le voleur n’oublierait jamais l’expression d’incompréhension qu’affichait le visage du cadavre du seigneur d’Ellot. Comme s’il se demandait si toute cette fascination concernant son apparence n’avait pas été la plus futile des choses en fin de compte.

Un hurlement retentit dans le manoir et Rodrick sursauta avant de grimacer d’un air dégoûté. Sûrement un des membres du personnel qui s’était réveillé trop tôt. Bien qu’ils soient toujours drogués et ronflants à leur arrivée, il était prévisible que cela arrive un jour. Rodrick plaignait sincèrement la pauvre victime car leur groupe de voleurs n’était guère composé de gens de bien.

Qui vais-je, qui vais-je, qui vais-je manger ?

Rodrick se figea alors que la comptine se poursuivait.

Un cancre, un vilain, qui jure ou n’apprend rien

Qui vais-je, qui vais-je manger ?

La voix était mélodieuse, paternelle et envoûtante. La chanson, elle, était populaire et tous les enfants d’Irile la connaissaient. De même que les parents qui la leur chantaient lorsqu’ils n’étaient pas sages.

Un nouvel hurlement se fit entendre sur plusieurs secondes et différent du premier. Il vira dans les aigus sur les dernières notes. La terreur qu’il recelait en avait été presque palpable dans cet air moite. En dépit de la chaleur, Rodrick sentit comme une main glacée lui agripper les entrailles. La panique le clouait sur place alors que remontaient les terreurs nocturnes de son enfance.

Ils se cachent de moi, ils sont sous le lit

Mais ils pleurent et gémissent et mon ouïe est si fine

Qui vais-je, qui vais-je manger ?

Une silhouette fit irruption dans la chambre et le voleur étouffa un cri tout en tirant sa lame mais ce n’était que Jonas. L’un de ses compagnons. Massif, une épée battant contre son flanc, l’homme affichait une terreur similaire à la sienne et c’est d’une voix blanche et tremblante qu’il articula :

—L’ogre… Rodrick, ils ont envoyé l’Ogre. Ils ont envoyé un tourmenteur.

Rodrick ne répondit pas. Sa bouche béait légèrement alors qu’une main énorme passait par l’ouverture de la porte pour se saisir de Jonas.

Un autre qui ne s’est pas bien caché

Oh mais je vais, mais je vais te manger

Son compagnon poussa un petit couinement puis les gros doigts pressèrent sa nuque et un crac retentit. Ses bras retombèrent inertes. Une expression de terreur choquée était marquée sur le visage du cadavre.

Une forme apparut dans l’encadrement de la porte. Dans la pénombre, elle faisait penser à une tête de lion. Un sourire d’une blancheur irréelle ne tarda pas à se démarquer sur cette face monstrueuse tandis que Rodrick détalait en direction de la deuxième porte pour l’enfoncer d’un coup d’épaule. La deuxième chambre donnait également sur le couloir et il s’y engagea à toute allure, couinant sans même s’en rendre compte.

Ils ont envoyé un tourmenteur… Par les Architectes, ils ont envoyé un tourmenteur !

— S’il vous plaît…, supplia-t-il par-dessus son épaule alors qu’il s’engouffrait dans les escaliers. Elle était déjà morte…

Sa dernière phrase s’était achevée dans un gémissement et il aurait pu douter que la chose à ses trousses l’ait entendu. Cependant, il était bien au-delà de ça et savait quel nom portait la Mort, cette nuit.

L’Ogre… L’Ogre est à mes trousses et il va me…

Manger, je vais te manger

— S’il vous plaît !

Chenapan, vaurien, sacripant…

— Elle était déjà…

Il chuta. Dans une tourmente de douleur tourbillonnante, il dévala les marches à une vitesse aussi fulgurante que ne l’était sa souffrance. Pantin désarticulé se brisant encore et encore, il finit par heurter le sol avec violence et roula sur lui-même dans les cris et les pleurs.

Pendant un instant, tout fut noir puis la vue lui fut rendue à la manière d’un rêve brumeux sur lequel se fermaient irrégulièrement ses paupières.

Quelque chose d’énorme bougea et une grosse main le saisit à son tour par la nuque pour le soulever comme s’il ne pesait rien. Une vague de puanteur l’entoura, telle l’haleine d’un chien charognard.

Fripouille, canaille, garnement…

— S’il vous plaît…

Il ne pouvait voir la chose mais sentit ses doigts se serrer sur son cou et ferma les yeux tout en se demandant s’il l’entendrait se rompre également.

C’est alors que l’Ogre se mit à parler.

— Toi, que fais-tu là ?

— Ce que tu devrais être en train de faire, lui retourna une voix indubitablement féminine.

Rodrick rouvrit les yeux mais de sa position, il ne pouvait voir la nouvelle venue. Il sentit la prise de l’Ogre se raffermir et une nouvelle vague de larmes déferla sur ses joues meurtries.

— Je dois me nourrir.

— Moi, j’ai besoin de lui vivant.

Vivant ? pensa Rodrick. Oh par les Architectes… Vivant !

Son maigre espoir fondit dans la seconde qui suivit avec la réponse de l’Ogre.

— Je ne peux pas faire ça.

— Il ne peut pas faire ça ? intervint une nouvelle voix moqueuse. Allons-nous devoir cuisiner un ogre au… chaudron ?

Cette fois-ci, Rodrick put voir la troisième personne alors que son ravisseur se tournait vers les escaliers où se tenait une silhouette grande et échevelée. Celle-ci avança d’un pas et le sourire qu’elle afficha fut aussi visible en dépit de la noirceur. Rodrick aurait même juré que ses yeux rougeoyaient dans la nuit.

— Ainsi donc, je vais aussi manger la Sorcière, déclara l’Ogre.

Des boules rouges apparurent entre les doigts de cette dernière et Rodrick ferma de nouveau les yeux à l’écoute de ce nom tristement célèbre.

Des tourmenteurs, tous des tourmenteurs… Ils ont envoyé trois de ces monstres rien que pour nous. Pardonnez-moi, elle était déjà morte.

Il se sentit projeté sur le côté et heurta un mur dans une explosion de douleur qui fut suivit d’un coup de tonnerre ainsi que d’un déferlement de flammes. Le rugissement de l’Ogre retentit, dominant le tumulte sur quelques secondes avant que ce dernier ne reprenne ses droits comme si les éléments eux-mêmes s’acharnaient sur le monstre.

Pardonnez-moi…

Gisant dos au sol et le corps brisé, incapable de fuir, il se demanda s’il arborait lui aussi l’expression du seigneur d’Ellot. Autour de lui résonnait les fracas d’un combat dont il ne pouvait être spectateur mais imaginait sans mal la furie. Flammes, crissements, lames et rugissements se mêlaient dans un vacarme ahurissant. On aurait cru une armée à l’œuvre alors qu’il ne s’agissait que de quelques individus.

Elle était déjà morte.

Un nouveau craquement retentit et c’est par blocs que le plafond s’effondra sur lui, le brisant encore et encore jusqu’à ce qu’un voile noir ne le délivre de ses tourments.


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