Les animaux de Lebrun

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Quand Arthur était petit, il n'avait d'intérêt pour rien. Aussi loin qu'il se souvienne, le concept d'amitié lui semblait superficiel. À l'époque, déjà, il ne souhaitait partager ses jouets avec personne et n'enviait jamais ceux des autres. Son petit cocon solitaire lui suffisait, et s'il arrivait que certains camarades viennent se frotter à lui pour "piquer la bestiole avec un bâton", il n'en avait cure. Il grandit ainsi, en sachant se faire discret.

Il n'appréciait pas le sport, ni la littérature, ni les mathématiques. L'école fut pour lui un calvaire et une perte de temps. De même que le lycée, qu'il suivit pour faire plaisir à sa maman. Il ne souhaita pas entrer à l'université, parce que là-bas, c'était tous des branleurs en quête de savoir qui ne cherchaient rien par eux-mêmes. Alors il travailla. Comme il n'était bon à rien, il travailla à l'accueil d'un musée, où il suffisait de délivrer (ou non) des tickets aux visiteurs. Et comme il n'était bon à rien avec les gens, il devint gardien de nuit. Cela lui convenait : la nuit, personne ne le faisait chier. Et comme c'était un musée un peu minable, il n'y avait personne pour essayer de voler quoi que ce soit. Cet emploi était une blague et il s'en délectait.


Son seul petit plaisir était de parcourir les galeries, pendant la nuit. Dans l'ombre, les peintures, les sculptures, tout avait une forme différente. La plupart du temps, il les trouvait sans saveur, ces œuvres. Certaines fois, il tombait sur quelques petites choses qui attisait sa curiosité. Ce qu'il préférait, c'était ces tableaux où se trouvaient de tous petits détails que le spectateur attentif pouvait voir. Et un jour, un tout autre type de travaux vint attiser sa curiosité.

La Physiognomonie de Lebrun.

Il y avait d'abord ces portraits qui étaient supposés montrer en détails les figures qu'on montrait sous le coup d'une émotion. Une sorte d'étude, pour le théâtre. Puis il y avait cette autre série de têtes bien spéciales. On y voyait des visages dessinés, tirés des traits les plus typiques de certains animaux. L'un, à côté d'une tête d'âne, voyait son visage bien allongé, avec des lèvres proéminentes. L'autre, avec un chat, avait ses pommettes bien hautes, les yeux en amande, les joues creuses et le nez plat. Bien des visages étaient visibles, tous montrant un lien étrange avec une bête. Arthur eut un déclic à ce moment-là : depuis toujours, il détestait la compagnie des hommes mais ne pouvait se passer des animaux. Peut-être était-ce simplement cela ? Peut-être que tout au fond de lui, il n'était pas humain ?

Animé par sa curiosité, il parcourut tous les travaux du peintre. Il y vit un bœuf et un homme-bœuf, un lion et un homme-lion, un lapin et une femme-lapine, mille autres créatures hybrides aux faces tantôt belles, tantôt dérangeantes. Mais à aucun moment il ne vit quelqu'un qui lui ressemblait. Après deux longues heures à regarder les croquis, il abandonna. Il pesta contre lui-même, maudissant sa propre naïveté et cette soudaine animation qui ne lui ressemblait pas. Et enfin, après s'être bien plaint, il reprit son poste.

La nuit passa, avec lenteur, et il rentra chez lui. Cette dernière aventure l'avait lessivé, plus que les autres. D'ordinaire, il n'espérait rien de l'humanité, alors cette déception était quelque chose de nouveau pour lui. Pour une fois, il avait voulu quelque chose. Son retour était rythmé par son absence de vitalité et chaque pas l'étouffait un peu plus dans son désespoir. "Alors, je n'ai vraiment rien" se disait-il. Et le pire était dans les autres. Chaque visage qu'il croisait lui rappelait un genre d'animal. Chacun avait son totem. Des chiens, des loups, des chats et des lions. Certains, avec leurs nez crochus, lui rappelaient des perroquets ou des aigles. D'autres avec leurs traits fins et leurs dents proéminentes, lui rappelaient des rongeurs. Plus impressionnant : deux personnes avaient des yeux globuleux. L'une avait un nez tout fin et des lèvres très fines. C'était un hibou. L'autre en revanche, avait une bouche large, tout comme sa mâchoire. C'était une grenouille. Tous ces gens avaient quelque chose, et lui n'avait rien. Il était indéfinissable par nature. Il était au-delà des autres. Quand il était petit, il était persuadé qu'il avait été adopté et qu'on le lui avait caché. Il commençait à croire qu'il venait d'une autre planète pour avoir une telle aversion contre ceux qui l'entouraient.

Quand il passa le seuil de sa maison, cette dernière lui sembla plus petite. Ce n'était plus un foyer, c'était une boîte. Le papier-peint le dégoûtait plus que d'habitude, la poussière lui semblait dix fois plus épaisse et une odeur de vieux le prenait du nez jusqu'aux tripes. Il dût la traverser pour aller dans le jardin, là où tout était laid, mais où il pouvait respirer.


Et là, au milieu du jardin, un petit être étrange à quatre pattes s'y tenait. Il était piégé, allongé sur le dos, agitant ses quatre pattes pleines d'écailles à chaque coin de son corps. Sa tête toute ronde bougeait aussi dans tous les sens, poussant de petits cris aigus qui n'avaient aucune harmonie avec la créature qu'il était. Soudain pris de pitié, Arthur se dirigea vers la chose. Sans réelle conviction, un peu à reculons, il souleva sa carapace du pied et la libéra. La créature demeura silencieuse et se figea. Elle se tourna doucement vers son sauveur, agita la tête de haut en bas pour signifier sa reconnaissance et enfin, elle s'éloigna.

Arthur ne comprit pas comment cela lui était venu, mais il se mit à pleurer quand elle le quitta. Il savait enfin qu'au fond, il était une tortue.

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