Chapitre 5

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Enrow

Un son répétitif me sort péniblement de mon sommeil. Dans un sursaut, je m’assois. Merde ! Je suis où ? Il me faut quelques minutes pour que tout me revienne : ma bagarre, la petite furie qui n’a pas hésité à se mettre en danger pour m’aider à me débarrasser de ces charognards. Puis notre rencontre avec la meute, son repaire et elle. Elle qui me soigne, elle qui m’enflamme, elle qui se donne, elle qui se confie. Je n’aurais jamais imaginé découvrir une aussi belle personne dans ce bled maudit.

Cette nuit, alors qu’elle venait de me rappeler ce que signifiait être un homme, elle a craqué. Ses larmes m’ont touché, moi qui pensais ne plus être capable de la moindre empathie, moi pour qui tuer mon prochain ne me fait plus tiquer, moi qui ressemble à présent plus à un prédateur dépourvu de conscience qu’à l’idée qu’on puisse se faire d’un prince charmant.

Cet environnement m’a totalement changé…

Bien que pudique sur ses sentiments, elle m’a laissé entendre qu’elle avait perdu son mari. Son souvenir semblait si douloureux ! Puis elle s’est endormie, calmée grâce à mes bras. Comme un con, cette sensation m’a fait me sentir important. Un peu paumé, je suis resté un long moment à l’observer.

Elle paraissait si fragile… Quiconque craindrait pour sa vie. Et pourtant !

Déjà, le jour de notre première rencontre, elle m’avait surprise par la force émanant d’elle. Elle s’était montrée digne alors que l’odeur de la peur s’échappait de sa peau. Quand j’avais vu ce vieux dégueulasse et le jeune criminel qui l’accompagnait, j’avais compris que je ne pourrais pas la laisser se débrouiller toute seule.

Depuis, je me demande comment elle a bien pu survivre sans la moindre protection dans ce monde de brute. Déjà, pour un homme, la mort guette à chaque coin de rue, alors une femme ! D’une manière insolite, elle a su se modeler un univers, s’approprier les codes et s’en sortir, recluse dans cette maison en marge et sa meute de loups veillant sur elle.

Hier, juste pour me sauver les miches, elle a pris des risques énormes. Quand tout le monde détournait la tête, passant à la hâte pour éviter l’altercation dont j’étais victime, elle, elle n’a pas hésité à intervenir. J’aurais pu être l’un de ces fous furieux qui pullulent ici-bas et lui faire du mal. Pourtant, elle m’a défendu, puis m’a ouvert sa porte pour me soigner, m’a offert de la tendresse…

Dehors, les coups qui avaient cessé reprennent de plus belle. Intrigué, je me lève. Avant de me confronter à l’éventuel danger, je vérifie chaque pièce, épée au poing. Personne. Guidé par le bruit, je me dirige vers la porte-fenêtre de la cuisine grande ouverte malgré le froid hivernal.

La clarté extérieure m’arrache une grimace tant le soleil est bas. Sur la terrasse envahie de mousse, je la vois. Une hache à la main, elle se défoule, fendant avec dextérité des buches étalées un peu partout autour d’elle sur le sol. Romy !

En nage, ses vêtements de fortune lui collent à la peau. Malgré moi, je me plais à deviner les formes que je découvrais hier avec mes doigts. J’ignore pourquoi elle me fait tant d’effet. Des nanas canons, ici, il y en a. Mais jamais, ô grand jamais, je n’ai laissé une de ses créatures m’approcher.

Sans la lâcher du regard, je pose mon épée contre le mur. Je ne sais comment je dois réagir avec elle ce matin. Je ne la connais pas. Regrette-t-elle toujours le plaisir que nous nous sommes donné ? Peut-être préfèrerait-elle que je disparaisse sans lui parler ?

Dans un mouvement rageur, elle s’essuie le visage à l’aide de son coude avant de reprendre sa besogne, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Tout dans ses gestes me fait ressentir son malaise. L’impuissance me gagne. Son cas de conscience n’est toujours pas résolu. Je me sens fautif. Pourtant, elle comme moi désirait ce corps à corps…

Grismo rôde autour d’elle, nerveux. À peine perçoit-il ma présence qu’il me rejoint, pressant sa tête contre ma paume pour quémander mon attention. Je le caresse brièvement, juste pour lui faire comprendre que je vais m’occuper d’elle. Ne sachant pas trop comment apaiser la colère qui la submerge, je réfléchis un instant, puis décide enfin de m’approcher d’un pas lent, sans me risquer au moindre geste brusque.

Surprise de me découvrir face à elle, elle tressaute. Le regard creusé par les larmes ravageant ses joues, la souffrance marque ses traits. Au bout de son bras pend son outil tranchant. Bordel ! Mais pourquoi se met-elle dans un état pareil ? Son gars n’est plus là, alors à quoi bon se torturer ainsi ?

Visiblement perdue, elle ne bouge plus. Elle ressemble à une junkie ayant abusé de ses substances illicites. Sa douleur me percute. Je me sens comme un con. La respiration courte et saccadée, ses yeux se plantent dans les miens. Aussitôt, ses pleurs redoublent. Son corps tremble. Est-ce à cause de moi ? Putain ! Je ne peux décemment pas la laisser ainsi…

— Hey… La belle… murmuré-je maladroitement en lui tendant les bras. Calme-toi…

Vidée de sa substance, elle fond sur moi, m’autorise à la presser contre ma poitrine. Sa fragrance me parvient, me rappelant quand nos peaux, l’une contre l’autre, étincelaient de par leurs différences. Elle est si frêle, si fragile… Si seulement je pouvais la libérer de tous ses tourments !

Un léger soupir s’échappe de ses lèvres. L’air fuyant me chatouille le cou. J’ai envie de l’embrasser, de me perdre dans un baiser de douceur. Patauds, mes doigts s’abandonnent autour de sa taille. Cette nuit ne m’a donc pas suffi ?

Ma bouche effleure le haut de sa chevelure relevée en chignon. La sensation est si agréable. Pourtant, alors que je la pensais enfin détendue, elle lâche tout. Sa détresse m’affaiblit… Bon sang, mais qu’avons-nous fait de mal ? À part s’être prouvé que nous étions toujours vivants, rien ! Elle ne doit pas en avoir honte. En tout cas, moi, je suis fier de lui avoir appartenu le temps d’une nuit.

— Je… Je… s’étrangle-t-elle, dévastée.

— Chut…

Tout en délicatesse, je lui intime de poser son outil tranchant qui s’échoue sur le sol. Nous devons parler, mettre à plat ce qui l’inflige de la sorte. Ce qu’il s’est passé entre nous était beau. Rien de dégradant ou de sale, on se serait cru revenu à autrefois. Ma main attrape la sienne et je l’entraîne jusqu’au canapé.

— Je suis désolée, Enrow, souffle-t-elle en plongeant ses yeux rougis sur moi.

Le chagrin étouffe sa voix. Je ne la connais pas depuis longtemps, mais il est clair que ce comportement ne lui ressemble pas.

— Romy, ai-je fait quelque chose qui t’a déplu cette nuit ? Je pensais que tu étais d’accord, que toi aussi tu désirais…

— Évidemment que je voulais, me coupe-t-elle en retirant ses doigts des miens, c’est moi qui…

Ses mains… Obnubilé par sa peine, je n’avais pas décelé avant le sang qui coule de ses paumes abimées d’avoir trop serré le manche en bois. Pourtant, je n’en fais pas mention.

— Parle-moi, la prié-je d’une voix douce, ne garde pas pour toi ce qui te mine…

— Il me manque tellement ! Et moi, je ne trouve rien de mieux que de le tromper en me laissant aller avec toi !

— Tu t’en veux ?

Elle hoche la tête, étouffant un nouveau sanglot. Une larme roule le long de sa joue, mais elle reste silencieuse. Je ne supporte pas de me sentir la cause d’un tel désarroi. Une sensation étrange me parcourt, celle d’être l’autre, celui qui a poussé la faute.

— Est-il mort ? me surprends-je à lui demander.

— Non…

Sa voix n’est qu’un souffle à peine audible. Affligée, elle frotte ses mains sanguinolentes sur son visage. Mes doigts s’emparent des siens.

— Arrête… Tu vas te mettre du sang de partout.

Sans me repousser pour autant, elle fuit mon regard et je déteste ça. Notre discussion ne peut s’achever ainsi. On doit crever l’abcès. S’il le faut, je partirai, même si je n’en ai pas du tout envie. J’ai beau avoir conscience qu’hier encore nous n’étions rien l’un pour l’autre, aujourd’hui tout est différent.

— Tu veux m’en parler ?

— Je sais pas… Je ne pense pas que cela puisse t’intéresser…

Ne pas m’intéresser ? Comment peut-elle s’imaginer ça de moi ? Si elle se doutait à quel point elle me fascine depuis que je l’ai vue marcher ce fameux jour, seule sur cette route déserte. Assis derrière un buisson dans l’espoir d’exterminer les trois brigands attendant sur le bas-côté, prêt à attaquer cet étrange jeune homme approchant de leur piège.

Comment aurais-je pu imaginer qu’il s’agissait en réalité d’une femme aussi frêle que déterminée ? Lorsque j’avais compris qu’ils allaient non seulement la dépouiller, mais également la violenter, je n’ai pas hésité une seconde.

Malgré ses vêtements difformes, je n’ai pu ignorer son corps svelte aux courbes voluptueuses ; son visage peint de peur ; ses yeux, pareils à deux agnathes bleus qui tremblaient et sa bouche, fine, dessinée avec soin.

Ici, rares sont les femmes osant vivre seules ou ayant réussi à éviter de se trouver sous la coupe d’un monstre narcissique, voire meurtrier. Je sais comme il est difficile d’évoluer sans alliés dans cette putain de zone et moi, j’ai la chance d’être un homme !

Mes mains, toujours accrochées aux siennes, nous nous fixons. Bordel ! C’est incroyable comme je me sens en symbiose avec elle. Ressent-elle la même chose ? En tout cas, sa douleur me perturbe. J’aimerais la réconforter, moi qui n’ai jamais voulu m’attacher pour n’avoir de comptes à rendre à personne. Pour la première fois de ma vie, une pointe de jalousie me tourmente.

— Tu te trompes. J’ai envie de savoir. Tu n’es plus une inconnue pour moi.

Je n’ajouterais pas que nous nous connaissons intimement. Que j’ai eu la chance de la découvrir telle que peu ne l’ont déjà vu, mais je ne dis rien, de peur de creuser un peu plus son sentiment d’infidélité.

— Romy, pourquoi n’est-il pas avec toi ?

— Ils sont en lieu sûr.

— Ils ? m’étonné-je en cherchant une réponse dans son regard fuyant.

— Hmm… acquiesce-t-elle, timidement. Mon mari et mes enfants.

Oh ! Elle a des enfants ? Mais, qu’a-t-il bien pu se passer pour qu’elle ne soit plus avec eux ?

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