Chapitre 3

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Des badauds, avides de dépouiller les corps sans vie, se sont déjà agglutinés dans la ruelle meurtrière. Je ne dois pas traîner…

Après avoir récupéré mon gibier, je me dépêche d’aller le proposer à quelques personnes triées sur le volet, parce que je ne vais pas troquer n’importe qui. Les plus fiables restant les opposants au système voire les petits délinquants de bas étage.

Il doit être un peu plus de midi, si je me fie à mon estomac qui gronde, quand je termine ma tournée. Pressée de m’éloigner de tout risque potentiel, je quitte le bourg et regagne l’étendue d’arbres, bien plus protecteurs que les routes. Dans le sous-bois, je regarde autour de moi. Personne. Mince ! Où est-il passé ? Bien que j’aie envie de le retrouver, car il a besoin d’aide, je ne peux pas pour autant me mettre en danger en traînant dans le secteur.

Les voleurs font légions en périphérie des villages.

Un bruit sur ma gauche, dans les fougères. Mon cœur s’affole. Mon pouls l’imite. Mes sens se mettent en alerte…

— Je suis là… appelle une voix faiblarde.

Reconnaissant son timbre grave, je m’approche d’un énorme chêne, enjambant avec difficulté la végétation au sol. Au pied du géant, l’homme est assis sur l’une des racines, la tête contre le tronc. Il semble épuisé.

— Ça va ? m’empressé-je de lui demander après m’être accroupie à ses côtés.

— Oui, oui, je vous attendais.

— Laisse tomber le vouvoiement…

Un sourire fatigué fend ses lèvres.

— Tu vas pouvoir marcher ?

— T’inquiètes.

— Il y a plus de trois heures de marche et autant te préparer, ce n’est pas de la route et le chemin est écharpé.

— On va faire avec… grogne-t-il.

Sans perdre de temps, je l’aide à se relever. Chargée comme une bourrique, il souhaite alléger mon fardeau, mais je refuse. Déjà qu’il se porte lui-même ainsi que son baluchon ! De me laisser faire semble lui donner un réel problème d’égo, seulement je ne démords pas et il plie sous ma détermination.

Dès les premiers pas, sa démarche est laborieuse. Heureusement, il prend de l’assurance au bout de plusieurs minutes. Malgré tout, nous n’avançons pas comme je le voudrais. À ce train-là, nous n’arriverons pas avant la nuit et je prie de ne pas faire de mauvaises rencontres. Ma charge me cisaille les doigts. Je me garde bien de le lui montrer, mais il n’est pas dupe et fulmine de ne pouvoir se rendre utile.

Telles deux ombres dans le crépuscule qui s’installe, nous avançons dans la forêt de plus en plus dense. Son souffle marque son épuisement. Je n’ai pas eu le temps de vérifier sa plaie, j’espère qu’il tiendra. Des hurlements le font sursauter. Nous y sommes presque…

— Il y a des loups, ici ? s’inquiète-t-il en stoppant le pas, rivant aussitôt ses prunelles sombres dans les miennes.

Sans m’épancher, j’acquiesce de la tête, avenante. Peu rassuré, son regard scrute les alentours quand il se fige. À une centaine de mètres de nous, au fond de la clairière, à l’orée d’un bois menant à mon refuge, ma meute de loups s’étend, telle une barrière protectrice. Avec un manque d’assurance dû à sa blessure, il se saisit de son arc et y coche une flèche en tremblant.

— Non ! m’écrié-je en abaissant l’arme.

— Si je ne fais rien, ils vont nous attaquer !

— Ils ne nous attaqueront pas, le contredis-je en me rapprochant pour qu’il comprenne que je ne plaisante pas, ils sont avec moi.

Le regard profond, il penche la tête. À cet instant, je jurerais qu’il est capable de lire en moi.

— Comment ça, avec toi ?

Ses sourcils froncés lui donnent un côté mystérieux.

— Avec moi. Il me protège.

Mon fidèle Grismo se détache du groupe pour s’approcher de nous, les oreilles tendues et tout croc dehors.

— Putain… s’affole-t-il, ses yeux faisant des va-et-vient entre l’animal et moi. T’en es vraiment certaines ?

— Évidemment ! réponds-je, désinvolte, dans un haussement d’épaules. C’est juste qu’ils ne te connaissent pas.

Suivi par les autres ils avancent, menaçants. En arc de cercle autour de nous, ils restent à une bonne dizaine de mètres, Grismo au centre. À mes côtés, je n’ai aucune peine pour ressentir la peur s’échappant de chacun des pores de celui qui m’accompagne.

— Grismo ? Viens mon beau, viens là… appelé-je en m’approchant d’un pas, ma main tapotant ma cuisse en guise d’encouragement.

— Fais attention ! me somme-t-il en me retenant par le bras d’un geste faiblard.

Mon fidèle compagnon grogne à ce contact. Un rictus vissé aux lèvres de le découvrir si craintif, je me libère d’un mouvement d’épaule, puis m’agenouille devant la bête qui pose sa tête dans mon cou.

— Il est avec nous, lui expliquai-je en le caressant, OK ? Allez, viens avec moi, on va le saluer comme il se doit.

La main sur son crâne, j’entraîne le chef en direction du nouveau venu.

Tous les autres grondent en chœur. Le type ne paraît pas à l’aise. Grismo pose sa truffe sur les doigts crispés de mon nouveau compagnon. Figés, ils se découvrent, s’apprivoisent. Au bout de plusieurs minutes, Grismo se détache de lui, faisant face à ceux de son clan. L’homme se détend. Les loups nous rejoignent.

— C’est bon, annoncé-je, on peut passer.

Un long soupir lui échappe quand j’aperçois quelques gouttes de sueur perler sur son front. Sans rien ajouter, nous poursuivons notre route. Seul Grismo nous accompagne, les autres se chargeant de garder le périmètre.

— Ben dit donc ! C’est incroyable ! Comment as-tu fait pour les apprivoiser ?

— Lorsque je suis arrivée dans cette clairière, alors que je cherchais un lieu ou me poser, j’ai trouvé Grismo, blessé dans un piège. Après l’avoir délivré, je l’ai porté, sans but, espérant me dégoter un endroit où le soigner. C’est là que j’ai découvert cette maison, expliqué-je en désignant un point en contrebas, à la sortie du bosquet.

Il fait pleine lune ce soir et ma demeure apparaît comme dans un rêve, féérique…

— Moi qui te pensais vulnérable, je me suis bien plantée ! Tu vis au milieu des loups, dans ce lieu sauvage. Tu chasses, tu te bats… Après tout, peut-être est-ce moi qui suis en danger, seul avec toi ?

Un rire m’échappe. Cela fait si longtemps que cela ne m’était pas arrivé. À croire que c’est la première fois ! Nous descendons le sentier. L’homme vacille. Nous sommes à la maison. Il était temps ! Grizmo ouvre la porte. Je jette mes provisions dans un recoin de l’entrée et accours aider mon invité en détresse. Après l’avoir installé sur le canapé, j’allume une bougie et m’active à faire un feu dans le poêle.

— Laisse-moi faire… grogne-t-il, en tentant de se relever avec difficulté.

— Non, non. Ne bouge pas. Après, je vais venir m’occuper de ta blessure.

Mécontent, il se laisse retomber contre l’assise. Je ressens son regard. Il me brûle le dos. La sensation est si forte que c’en est gênant. C’est étrange de ne pas être seule. Comme toujours, Grismo ressort dès qu’il a fait le tour de la maison. Le crépitement des flammes naissantes emplit l’espace. La chaleur nous enveloppe doucement.

— Vous semblez gelé, approchez-vous du foyer, je vais aller vous chercher un peu de soupe, ça vous fera du bien.

— Merci, souffle-t-il en se laissant glisser au sol.

Dans la pièce la plus fraîche de la maison, je vais récupérer la marmite et la pose sur le poêle. Le temps que le repas réchauffe, je pars dans la salle de bain prendre la teinture d’ail que je prépare toujours au cas où. Depuis que j’ai annexé cette habitation, j’ai beaucoup appris sur les plantes et leurs vertus. Les anciens propriétaires semblaient être des gens très cultivés si je me fie à la taille titanesque de leur bibliothèque.

Par chance, ce trésor de l’ancien-ordre a été épargné lors du grand nettoyage qui a eu lieu avant l’ouverture de la zone de non-droit. Est-ce parce que cette maison était isolée de tout, ou alors a-t-elle tout simplement été oubliée des gardes ? Je ne sais pas. En tout cas, ce fut une véritable mine d’or pour moi. J’ai appris les plantes qui soignent, j’ai comblé mes lacunes en chasse, plomberie et bien d’autres disciplines qui me sont indispensables pour vivre en quasi totale autarcie.

De vieilles serviettes éponges, des ciseaux, un flacon antiseptique, la teinture ainsi qu’une large bande, le tout rangé dans une petite caisse, et je reviens, les bras chargés. Les iris rivés sur le feu, seule source de clarté en dehors de la misérable bougie que je tiens dans la main, il semble subjugué par le festival de lumière se jouant sous ses yeux.

— Voilà, clamé-je en jetant tout mon matériel sur le sol devant lui.

Son regard se pose sur moi. Froid. Intense. Déstabilisant.

— Retire ta chemise que j’avise les dégâts.

Obéissant, il défait un à un les boutons et ouvre les deux pans, laissant apparaître un torse imberbe imprégné de sang séché.

— Ça saigne presque plus, souffle-t-il, les yeux fixés dans le vide.

— Je vois ça, approuvé-je après avoir brièvement inspecté la blessure. C’est une bonne chose.

— Mouais… Je pense qu’il me faudra des points.

— Pas spécialement, le contredis-je tout en me saisissant du flacon empli d’une décoction antiseptique pour nettoyer la plaie.

Ses doigts attrapent les miens. Aussitôt, une impression étrange me traverse. Une sensation de proximité que je n’ai plus connue depuis les adieux avec ma famille.

— Si tu crains, murmure-t-il, ne te force pas. Je me recoudrais moi-même.

Comme s’il sentait ma faille, ma phobie viscérale des aiguilles. À croire qu’il peut réellement lire dans mes pensées ! Seulement, il en est hors de questions. La Romy faible et fragile que je fus lorsque j’étais encore considéré comme un humain n’est plus. Désormais, repousser mes limites demeure mon maître mot et je n’y dérogerais pas. Même si cela me retournera le bide.

— Non, l’assuré-je en récupérant mon bras, s’il te faut des points, c’est moi qui les ferai. Je vais déjà désinfecter, on verra après.

D’une main tremblante, je découpe des lambeaux à peu près égaux de serviettes à l’aide de mes ciseaux rouillés par le temps. Puis j’en saisis un et imbibe le tissu qui fut un jour moelleux de liquide nettoyant.

Sous la lumière vacillante des flammes, son visage s’habille de tout un tas de nuances ajoutant du mystère à cet homme charismatique. Concentrée sur ma tâche, je dégage son épaule pour avoir accès à sa blessure, ignorant les battements désordonnés de mon cœur en panique. Cette promiscuité me met mal à l’aise. Je fais mon possible pour éviter son regard, troublant, qui me fixe d’une intensité curieuse. Ressent-il l’étrangeté de la situation ? Dans l’ancien temps, cela n’aurait rien eu d’extraordinaire, mais ici…

Une femme, seule avec un homme, se trouverait en danger, lâchée avec une bête sauvage prête à la tuer parce que cela l’éclaterait d’avoir cet ascendant de force sur elle. Mais pas là. Une bienveillance, une alchimie, du respect, se dégagent de notre tête-à-tête.

Méthodiquement, mes doigts survolent sur sa plaie. Il sursaute quand je soulève la peau déchiquetée par la lame de mauvaise qualité. C’est beaucoup moins important que je ne le craignais initialement. Il grimace lorsque je pose la compresse improvisée imbibée de décoction et nettoie consciencieusement la blessure, tamponnant délicatement sur les reliefs suintants.

— Pas besoin de points, susurré-je en lui étalant la teinture d’ail antiseptique en couche épaisse à même la chaire.

Sa peau frissonne, sa respiration s’accélère, mais il ne dit rien, les mâchoires serrées. Pourtant, j’ai conscience que ça brûle énormément. Mon regard se risque vers son visage. Les paupières plissées et le corps tendu, il souffle profondément pour tenter de refouler la douleur qui le submerge. Lui comme moi savons qu’il faut à tout prix éviter l’infection. Ici, pas de pharmacie, pas de docteur, et encore moins d’hôpitaux. C’est marche ou crève ce bled !

Dans la caisse, je farfouille à nouveau et en ressors la longue bande. Je m’en étais déjà servi l’année dernière après m’être foulé la cheville. Je les avais fabriqués à partir de vieux draps troués trouvés dans le grenier. Dans ce monde, rien ne s’achète, rien ne se jette, tout se recycle.

Dans un geste délicat, je plaque un morceau de tissu pour qu’il se colle à la pâte grasse et la fixe à l’aide de la bande autour de son épaule. Étrangement, mes doigts courant sur sa peau satinée m’arrachent un frisson. Le dernier homme que j’ai touché de si près était mon mari et cela remonte à plusieurs années à présent. Même s’il m’arrive souvent de rêver de lui, le concret n’est pas comparable. Son bandage bien ficelé, je remets sa chemise en place, la faisant lentement glisser le long de son bras, de son épaule, puis l’ajuste au col.

Sans relever mon nez et me confronter à son regard que je devine brûlant, je m’attelle à refermer les boutons. Aussitôt, ses mains emprisonnent les miennes, me stoppant dans mon geste. De surprise, je récupère mes paumes, me détache de lui.

Une odeur légèrement âpre flotte dans l’air. Depuis que je vis d’instinct, je suis beaucoup plus sensible à ce genre de détails. L’attrait sexuel… Mon cœur s’affole. Mon ventre s’électrise. Tel un animal, mon corps réagit à ces effluves hormonaux. D’un doigt, il me relève le menton, et nos prunelles s’accrochent. Hypnotisée par tant d’intensité, je me laisse happer par son aura. Dans un ralenti digne des plus grands films hollywoodiens, nos visages s’avancent, s’aspirent.

Tremblante, je ne sais comment accueillir le flot de sensations qui m’assaillent alors que nous ne nous sommes pas encore touchés. Pourtant, tout mon être vibre à cette approche imminente, inéluctable. À présent à quelques millimètres l’un de l’autre, un profond soupir m’échappe. Son souffle me percute. Doux. Chaud. Agréable. Le désir, depuis si longtemps mis de côté se rappelle à moi. Depuis tout ce temps, j’en avais presque oublié que j’étais une femme. Un besoin bestial s’éveille au creux de mes entrailles. Un besoin de ressentir la chair d’un autre, la chair d’un homme, au plus profond de mon être.

Une larme me monte aux yeux, borde mes paupières. Mon mari me manque. Ses caresses, ses mots, le sexe ! Il était mon ami, mon confident, mon amant, mon amour, ma moitié… Que suis-je à présent ?

Je suis interrompu dans mes pensées par ses lèvres abordant les miennes. Tout en délicatesse. Juste un subtil contact comme pour se réapproprier en douceur les ressentis que cela implique. Tendu contre moi, j’ai l’intime conviction que lui tout comme moi n’a pas approché le sexe opposé depuis des lustres. Le crépitement du bois se répercute en mon sein, ravive mes perceptions. Mes sens s’affolent. Tout est plus fort, intensifié. Sans pour autant ajouter de sensualité à ce baiser encore innocent, nous restons immobiles à profiter de la communion de nos bouches. Celles de mon inconnu sont plus charnues que celles de mon mari.

Timidement, sa langue vient caresser ma lippe inférieure. Je ne régis pas immédiatement tant la sensation s’avère grisante. Mais à l’instant où sa main crochète mon cou pour approfondir ce baiser divin, je tressaute avant d’accéder à sa requête. Bordel, ce que c’est bon ! Bien loin du souvenir que j’ai d’un réel orgasme, je me sens déjà décoller de bienêtre. Un grondement rauque s’échappe de sa gorge lorsqu’il caresse ma langue de la sienne. Mon désir prend le pas sur tout. Tout danger que représente ce genre de rapprochement dans ce monde s’étiole, s’envole, insignifiant.

Tel un balai érotique, nous nous donnons corps et âme à cette rédemption inespérée. Sa langue me berce, m’émoustille, m’échauffe… Ses doigts m’animent, éveillent ce corps qui ne demande qu’à renaitre et son regard m’embrase.

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