Poussières

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Tous fuyaient le village dévasté. Les huttes s’étaient écroulées sous l’assaut du vent et des secousses, déclenchant une terreur incontrôlable au sein de la tribu. Si ce n’était pour Tchô, Kjinn serait encore recroquevillée sur le sol tremblant, pétrifiée par la colère des dieux. Son compagnon l’avait forcée à se relever, puis, d’une poigne presque rassurante, l’avait entraînée avec lui, loin du flot de panique.

Sous l’éclat aveuglant du soleil, Kjinn et Tchô couraient vers les montagnes dans l’espoir d’y trouver refuge. L’air était si chaud qu’il semblait s’embraser autour d’eux. Le soleil avait dévoré la moitié du ciel, en même temps que le sol était pris de secousses sans fin, accompagnées de cette chaleur qui s’intensifiait à un rythme alarmant. Et maintenant le sol lui aussi devenait presque incandescent. Comment cela était-il possible ? Ils courraient aussi vite qu’ils pouvaient pour tenter d’échapper à cet enfer, quand Tchô changea soudain de direction. Kjinn trébucha alors qu’elle essayait de le suivre, jetant un regard paniqué alentour. < Venir. Abri. > la rassura Tchô, indiquant l’entrée d’une grotte. Ils se précipitèrent vers ce refuge inespéré et s’engouffrèrent à l’intérieur. Ils descendirent une courte distance avant de s’arrêter au milieu d’une large caverne, pantelants et prenant appui l’un contre l’autre.

Ils reprirent peu à peu leur souffle dans une chaleur presque supportable, scrutant l’obscurité pour trouver un meilleur abri. Ils n’étaient pas encore sauvés. < Non sûr. > confirma Tchô. Toute la caverne tremblait au rythme du cataclysme qui secouait leur monde et dont la violence s’intensifiait. Elle pouvait s’écrouler sur eux à tout moment. Une pluie de gravier et de poussière commençait déjà à leur tomber dessus. Kjinn leva les yeux et aperçut une fissure progressant le long de la voûte. Elle s’agrippa à Tchô, répétant < Non sûr. > encore et encore. Elle ne se tut qu’en voyant l’entrée en feu. La roche incandescente encadrait un torrent de flammes qui balayait horizontalement l’ouverture. < Feu. > dit-elle, pétrifiée. Elle n’avait jamais rien vu de tel, ne pouvait détacher son regard de l’ardent spectacle.

La chaleur envahissant leur refuge la tira de sa stupeur. Elle prit alors conscience que l’étreinte de son compagnon s’était crispée. Immobile, Tchô fixait les flammes. < Bouger. Partir. Non sûr. > dit-elle en le secouant. Il se tourna vers elle, vit son regard implorant et se décida à bouger. < Partir. > dit-il. Ils s’éloignèrent de l’entrée et se mirent en quête d’une autre issue. La fournaise éclairait leur recherche et leur révéla une ouverture faisant un trou sombre dans la paroi. < Abri. > tous deux s’exclamèrent. Tchô s’engagea dans l’étroit passage et Kjinn le suivit aussitôt, trop contente de quitter cette grotte brûlante qui continuait à cracher des cailloux.

Ils marchaient l’un derrière l’autre le long d’une galerie inclinée, descendant vers le cœur de la montagne. Kjinn n’y voyait rien, si ce n’étaient les lueurs qui semblaient danser devant elle. Elle les savait un effet des flammes qui l’avaient éblouie, mais elle avait la désagréable impression qu’elles se trouvaient toujours là, prêtes à la dévorer si elle s’en approchait trop près. De temps en temps elle jetait un regard apeuré derrière elle, ne distinguant rien de plus que la même obscurité rassurante, sans la moindre flamme. Pourtant, elle continuait à avancer juste derrière Tchô, suivant difficilement son pas qui s’allongeait. Elle courait presque pour ne pas le perdre dans le noir et manqua de tomber à plusieurs reprises à cause des secousses et de l’obscurité. < Vite. > la pressait Tchô dès qu’elle faiblissait, lui accordant à peine un regard. À bout de force, elle se serait écroulée par terre si la peur ne la poussait pas en avant.

Regardant une fois encore en arrière, elle distingua au loin une rougeur perçant l’obscurité. Ce n’étaient plus des lueurs dansantes, les flammes gagnaient sur eux. < Feu. > s’écria-t-elle, perdant l’équilibre. Tchô se retourna et la rattrapa. Il vit lui aussi le danger, poussa Kjinn devant lui et tous deux s’élancèrent, leurs forces ravivées par la terreur, s’enfonçant toujours plus profondément dans les entrailles de la montagne.

Ils couraient à en perdre haleine, quand Kjinn s’arrêta brusquement. Tchô manqua de peu de lui rentrer dedans. La galerie se terminait là. À bout de souffle, ils tâtonnèrent fébrilement la roche à la recherche d’une issue, tentèrent de déloger des pierres pour se frayer un passage, mais en vain. Ils virent avec horreur la lueur rouge se faire de plus en plus intense, annonçant leur inéluctable destin. Désespérés, ils se serrèrent l’un contre l’autre, se tassant contre la rude paroi rocheuse.

Kjinn frissonnait malgré la chaleur insupportable. Ils allaient mourir. Rien n’avait arrêté le feu qui dévorait leur monde, et même au cœur de la roche ils n’étaient plus à l’abri. Il ne leur restait que très peu de temps avant la fin. Un court moment d’agonie à suffoquer, ballottés par les secousses et aveuglés par les flammes, attendant l’instant où celles-ci commenceraient à les lécher, puis les embraseraient.

Elle croisa une dernière fois le regard de son compagnon, frémit en voyant le reflet multicolore du brasier sur ses yeux à facettes, quand brutalement un choc d’une extrême violence les propulsa contre la paroi, puis plus rien.


***


Dans un monde de glace, deux formes emmitouflées avançaient lentement, s’arrêtant de temps à autre pour scruter le sol. Le craquement de la neige sous leurs raquettes était le seul bruit perturbant la majestueuse quiétude de ce lieu isolé. Leurs tenues étaient les deux seules tâches de couleur sur le blanc immaculé du désert glacé.

Levant la tête, Henry repéra un oiseau volant haut, probablement un skua si loin de la côte. Que ressentait-on en survolant ainsi, porté par les courants, les vastes étendues de l’Antarctique ? Il sortit de sa rêverie quand son collègue s’arrêta. Grégory s’accroupit pour examiner un trou dans la glace, un trou pas plus gros que son poing. Peut-être avait-il enfin trouvé quelque chose d’intéressant. Henry s’approcha et essaya de voir ce qu’il y avait dedans, mais Greg, occupé à l’élargir, lui faisait écran.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il, frustré d’attendre.

Greg l’ignora, déterminé à dégager ce qu’il avait trouvé, quoi que ce fut. Une météorite ? Certainement pas une grosse, vu la taille de l’ouverture.

« Tu ne peux pas juste l’attraper ? » insista-t-il.

Greg lui lança un regard irrité. « Pas avec ça. » dit-il en montrant ses mains gantées. « Tu crois que je devrais les enlever ? »

Il était évidemment hors de question d’enlever les gants par ce froid. Henry se trouvait donc forcé d’attendre, pendant que Greg agrandissait méthodiquement le petit trou au fond duquel sa découverte reposait.

« Je l’ai ! » dit enfin Greg. Il sortit sa main et releva la tête avec un sourire triomphant. « Attrape. » ajouta-t-il, et lança sa trouvaille à Henry.

Surpris, celui-ci rattrapa le caillou de justesse. Il jeta un regard noir à son jeune collègue, dont le sourire effronté ne fit que s’élargir.

« Au lieu de plaisanter, va plutôt chercher s’il y en a d’autres aux alentours, avant que je regrette de t’avoir emmené. »

« Oui, chef ! » Greg se releva d’un bond et, après une parodie de salut, s’éloigna au pas cadencé.

Un sacré plaisantin celui-là, pas toujours du goût d’Henry, mais le jeune homme avait l’œil pour repérer les perforations laissées par les météorites en traversant la glace. Henry approcha sa main et étudia le caillou noir, dont la surface presque polie témoignait de sa chute à travers l’atmosphère de la Terre. C’était une belle trouvaille.

Il rangea précieusement la petite météorite dans son sac, puis planta un repère dans le trou. Il laissa Greg scruter les environs encore un moment, puis le rappela. « Il est temps de rentrer ! » dut-il insister, voyant Greg qui traînait encore, ses yeux scrutant le sol.

Ils retracèrent leurs pas jusqu’au campement qui leur tenait lieu à la fois de laboratoire et de logement depuis près de trois semaines. Henry libéra son jeune collègue, qui ne se fit pas prier et alla rejoindre les autres dans le bâtiment principal. Lui-même prit la direction du laboratoire, impatient de se mettre au travail. Une fois à l’intérieur, il se débarrassa de sa parka et de ses gants. Même si le labo n’était pas chauffé, il était suffisamment isolé pour que le froid y soit supportable, surtout comparé à la température extérieure.

Il commença par allumer la radio, afin écouter les dernières informations tout en préparant l’équipement dont il aurait besoin. Les nouvelles étaient rarement bonnes ces temps-ci. La nouvelle vague d’attentats touchait tout le monde, aucun des pays représentés dans leur campement n’y échappait. Loin de tout, il était si facile d’oublier ces conflits.

Quand tout fut prêt, il brancha le microscope, puis remit des gants légers pour manipuler la météorite. Il ne tenait pas à se brûler les doigts sur la roche glacée.


***


Ils baignaient dans un silence de mort, au fond de la cavité peu profonde qui avait été leur dernier refuge. Hébétée, Kjinn contemplait un ciel étrange, à peine éclairé d’une faible lueur, n’appartenant ni au jour ni à la nuit.

Tchô se leva et scruta l’horizon au delà du bord. Elle se releva lentement et s’agrippa à lui, découvrant à son tour le sinistre paysage. Le feu avait tout dévoré, leur laissant un monde défiguré, mort. Ils devraient être morts eux aussi. Peut-être l’étaient-ils et ce qu’elle voyait était l’Après-Monde. Elle regarda Tchô pour se rassurer qu’il était bien là avec elle, où qu’ils soient. Il l’enlaça et ils restèrent silencieux un peu plus longtemps. < Venir. > dit-il finalement. Toujours accrochée à son compagnon, elle fit quelques pas malhabiles sur un sol qui ne tremblait plus. Étrange comme, aussi vite qu’elles étaient apparues, les secousses s’étaient arrêtées en même temps que les flammes s’étaient éteintes. Ils escaladèrent l’anfractuosité, puis regardèrent à nouveau autour d’eux. Ils ne reconnaissaient rien. Où aller maintenant ?

Ce calme fut de courte durée. Le premier survivant qu’ils rencontrèrent les attaqua comme un dément. Tchô le repoussa et dut l’assommer pour mettre fin à sa folie meurtrière. Ils en virent bientôt d’autres, parfois qui couraient sans but, ou bien recroquevillés sur le sol, tous rendus fous de terreur. Aucun n’étant de leur tribu, Kjinn et Tchô se tinrent à l’écart, tout en cherchant un autre refuge. Mais le nouveau paysage, nivelé par la catastrophe, n’en offrait plus aucun. Quel espoir de survie restait-il dans ce monde devenu stérile ? Courant à moitié, ils continuèrent pourtant à chercher un endroit où la vie pourrait reprendre.

Épuisée et désespérée, Kjinn se laissait entraîner par son compagnon. Les dieux avaient envoyé le feu pour consumer leur monde, mais elle ne comprenait pas pourquoi ils avaient stoppé cette destruction et les avaient épargnés pour subir ce cauchemar. Leur tribu avait toujours prié avec ferveur, sacrifiant leurs meilleures récoltes et leurs prisonniers ennemis. Maintenant la tribu n’était plus. Les sacrifices avaient été vains.

Ils firent une courte pause. Tchô observa les alentours, le va et vient nerveux de ses yeux trahissant l’hésitation et la peur qu’il essayait de masquer. Quand les deux yeux se fixèrent dans la même direction, Kjinn se tourna pour suivre le regard figé de son compagnon. Une intense lumière venue du ciel semblait se rapprocher d’eux. Un message envoyé par les dieux ? Ou une nouvelle malédiction.

Terrifiée, Kjinn entraîna Tchô dans la direction opposée. Ils se précipitèrent vers un rocher et se frayèrent une place dans le maigre abri qu’il offrait, repoussant les assauts de ceux qui voulaient prendre leur place. Et la lumière fut sur eux.

C’était comme un nouveau soleil, plus puissant encore que celui qu’ils avaient perdu, et qui semblait envahir tout le ciel de son éclat aveuglant. Tous s’étaient recroquevillés contre la paroi et luttaient pour rester dans le peu d’ombre que procurait le rocher, de peur d’être consumés par l’étrange lumière.

Tchô serrait Kjinn contre lui. Elle tremblait. Sous le regard intense des dieux, ils étaient impuissants. Que leur voulaient-ils ? Qu’avaient-ils fait pour mériter telle punition ? Elle sentit Tchô bouger et vit son air farouche. < Non. > s’écria-t-elle, devinant son intention. Elle tenta de l’arrêter, mais, de rage, il se leva pour les affronter.

Il se tenait dans la lumière, défiant et suppliant à la fois, incapable de comprendre le message des dieux.


***


Stupéfait, Henry releva lentement les yeux, les mains posées de chaque côté du microscope. À peine conscient du débat faisant rage à la radio, il resta immobile quelques instants, avant de s’exclamer :

« Ils... Ils se battent pour des grains de poussière ! »

... de poussière...

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