6/ L'incompréhension : Clément

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Les femmes nous tannaient pour danser. Nous, on discutait boulot, comme le font la plupart des hommes. Elles insistaient tellement qu’on a prétexté aller s’amuser avec les garçons dans le jardin.

On a joué plusieurs matchs. Formé différentes équipes. Les jeunes contre les vieux, ou encore mélangés. On a beaucoup ri. Quel bonheur de pouvoir s’éclater avec ses enfants, d’avoir ce partage, une telle complicité ! Quelle chance d’avoir aussi de tels amis et collègues !

Richard ne voulait pas participer, il préférait prendre le rôle du commentateur. Mais on criait tous plus fort que lui. Il a fini par nous rejoindre.

Bob, Robert, nous répétait : j’arrive, je finis ma cigarette. Sauf qu’il en rallumait une à peine la précédente achevée. Mais la bonne ambiance générale a eu raison de lui, il est finalement venu taper du pied dans le ballon. Mes fils ne sortent jamais sans un ballon, soit dit en passant.

Le jeu s’est arrêté net quand on a entendu des sons pas ordinaires. Ça ressemblait aux bruits de quelqu’un qui s’étouffe avec son sang. Sauf qu’ils devaient être nombreux à s’asphyxier, vu à quel point c’était amplifié. On s’est tous tourné dans la direction des râles qui se rapprochaient. Nous et d’autres qui se trouvaient dehors aussi. Le vacarme avançait à vitesse grand V. Ça a été la panique quand on les a vus. Ils ressemblaient à des zombies, aussi incroyable que cela puisse paraître ! On était tous saisi d’horreur.

Très vite, tout le monde s’est mis à hurler autour de moi.

On devait courir se mettre à l’abri dans la salle. On s’est précipité, mais quelqu’un a verrouillé la porte à quelques pas de nous ! Merde ! Pas le temps de réfléchir ! J’ai crié de foncer jusqu’aux voitures. J’ai suivi mes grands et attrapé le petit à la volée. Je crois que je n’ai jamais cavalé aussi vite. J’ai même réussi à saisir ma clé dans ma poche. Heureusement qu’on a inventé l’ouverture des portes à distance ! J’ai jeté le plus jeune sur le siège passager, à l’avant, vu ses frères à l’arrière dans le rétro, et démarré la Logan. C’est à ce moment que j’ai remarqué mes collègues qui se précipitaient avec leurs enfants. Ils étaient encore loin, ceux qui nous attaquaient à leurs trousses. On a ouvert les portières pour qu'ils s'engouffrent à l'intérieur sans perdre une seconde. Heureusement que c'est une sept places ! Ça nous a permi de nous tasser entre les sièges et le coffre !

J’ai démarré sur les chapeaux de roue, percutant quelques-uns de nos poursuivants. Je pensais à nos femmes, coincées à l’intérieur. La première chose à faire était de mettre nos gamins en sécurité.

Je me suis arrêté un peu plus loin, après m’être assuré qu’on était hors de danger.

On est tous à bout de souffle. Clopes et manque d’endurance. Les enfants sont silencieux, ils sont à l’écoute de tout bruit suspect. Sauf les deux plus jeunes, qui retiennent leurs sanglots.

- Ils nous voulaient quoi ? s’écrie Richard.

- Ils étaient bizarres ces types. Ils faisaient peur ! chougne l'un de mes garçons.

Je suis indécis quant à la marche à suivre :

- On fait quoi ? Nos femmes et vos filles sont dans la salle.

- Pourquoi ils nous ont empêchés de les rejoindre ? demande Bob, anormalement calme. Je pense qu’on doit trouver un moyen d’entrer, ces hommes ont peut-être réussi, eux.

Je ne suis pas d'accord pour prendre un tel risque avec les enfants :

- Non, on doit mettre les petits à l’abri.

- On se sépare ? propose Richard.

Je pense que c’est une mauvaise idée, et vu son ton énervé, il partage mon avis ; ces choses étaient nombreuses. Il insiste pourtant :

- Je n’ai pas vu d’armes.

- Ça ne veut pas dire qu’ils n’en ont pas, répliqué-je illico presto.

- Papa, je ne crois pas qu’ils aient eu le temps d’entrer à l’intérieur. Ils ont crié bien après nous là-bas, fait remarquer mon ainé.

- On y retourne, tous, sans faire de bruit. On reste prudent et on voit si on peut trouver une autre porte ou une fenêtre. Dans tous les cas, on doit s’assurer qu’elles vont bien, tranche encore Richard.

Rien à faire, je reste convaincu que c'est une erreur de revenir sur nos pas. J'ai une meilleur idée :

- Attends, j’appelle Lana.

Les battements de mon cœur s’accélèrent alors qu’aucune sonnerie ne retentit. Cinq fois. J’essaye une sixième fois. Toujours rien. Je n’ose pas regarder mes fils. Bob est juste à côté de moi, il attend, les sourcils froncés. Je lui fais discrètement signe de tenter sa chance, tout en gardant mon appareil collé à l’oreille. Il n’obtient pas plus de résultats que moi.

Rick, Richard, qui n’a pas eu plus de chance que nous ou les garçons, tente d’appeler la police. Puis les pompiers. Aucune tonalité, même quand il ose mettre un pied en dehors de la voiture, à la recherche d’un réseau.

Inquiétant. Pourquoi n’arrive-t-on pas à joindre les secours ?

On décide finalement de rentrer et d’attendre patiemment nos familles chez Richard. Leur maison est la première sur notre chemin. Nos femmes ont les clés des véhicules, elles devraient rentrer rapidement.

On est à l’étroit dans la voiture. Pas très réglementaire. Espérons ne pas croiser les gendarmes ; ce serait retrait de permis assuré : une soirée un peu arrosée plus un nombre de sièges inadaptés… J’imagine le pire : une nuit au poste pour couronner le tout. En même temps, on pourrait leur demander d’aller jusqu’au restaurant pour qu’ils chassent ces hommes. Ils avaient l’air bien plus bourrés que nous ! Bon, je ne suis pas certains qu’ils nous croiraient… Même si on vient de prendre une douche froide.

Quelque chose ne va pas. Même s’il fait nuit et que j’ai bu quelques verres, je ne suis pas saoul. Il y a vraiment un truc qui cloche. Nous croisons une voiture stoppée sur la bande d’arrêt d’urgence, les feux allumés, les portières grandes ouvertes. Il devrait y avoir des gens autour. Même si la panne vient tout juste d’arriver, il devrait y avoir au moins le conducteur… Ce n’est pas la première fois que je vois cette scène. C’est ça qui m’a choqué un peu avant. Ce n’est pas normal tout ça. Je ralentis. Mes amis ont remarqué eux aussi. Ils sont silencieux. Les enfants ne se sont pas endormis, mais ils ne parlent pas non plus, trop atterrés par ce que nous venons de vivre, sans doute. Le silence dans la voiture me rappelle l’atmosphère des films angoissants. Nos fenêtres sont ouvertes mais on n’entend même pas les animaux cachés dans les forêts qu'on longe. On ne croise aucun autre véhicule. Ce n’est vraiment pas normal…

Un bruit sourd me fait sursauter et me ramène à la réalité. Une voiture vient de nous doubler. Il ne respectait pas la limitation celui-là, c’est sûr ! Quelques secondes plus tard, nous entendons un grand « BOUM ! » suivi d’une lumière aveuglante : des flammes qui s’élèvent vers le ciel ! Ça fait froid dans le dos, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que les limitations sont faites pour ça. Je suis pensif : s’il a percuté la barrière de sécurité sur le pont, il aurait dû tomber à l’eau, l’auto aurait coulé… Pourquoi cette explosion ?

Ok, je vois. je ralentis : un énorme bouchon démarre bien avant le pont. Aucune voiture n’est éclairée, mise à part les dernières dans lesquelles est venue s’encastrer celle qui nous a doublés. Qu’est-ce-que c’est que ce bordel ?

On devrait déjà entendre la police, les pompiers, des ambulances, des gens devraient être sortis de leur voiture, par curiosité, ou pour porter secours… Mais on ne voit que des véhicules à l’arrêt à perte de vue.

Je mets en route les warnings. Je n’ai pas envie qu’on subisse le même sort que ceux qui se trouvaient devant nous.

Robert sort de la Logan pour avancer dans la file, à la recherche d'informations. Je compose le numéro de Lana, alors que Richard tente d’appeler sa femme. Toujours rien. Mon ami s'impatiente et grince des dents :

- Il en met du temps, Bob !

J'essaie de rassurer tout le monde, malgré ma sourde inquiétude :

- Il y a surement un énorme accident très loin.

- Les enfants, ça va ? On ne vous entend plus, demande Rick en s'agitant pour les observer à tour de rôle.

- Oui papa, ça va. On est comme vous, on se demande ce qu’il se passe.

Je regarde sans cesse les rétros. J’ai peur qu’un autre fou viennent nous rentrer dedans et qu’on finisse nous aussi en cendres.

L’attente continue tandis que l’angoisse monte encore d'un cran. Bob est trop long à revenir. Je tapote sur le volant, prêt à partir à la recherche de mon ami. Je jette un coup d’œil à Richard. Ses yeux brillent, sa tête tourne à droite, à gauche, il regarde à travers le pare-brise avant, puis tout son corps saute d’un coup pour observer les enfants, entassés dans le coffre.

Je sursaute quand la portière à ma droite s’ouvre violement. C’est Robert qui revient enfin ! Je suis soulagé. Enfin, brièvement ; il a le regard d’un fou en pleine hallucination. Devant son silence, je le questionne mais il ne répond pas. Il se contente de lever le bras pour me montrer la route, haletant. Sa bouche est ouverte, elle remue, il essaie de parler sans émettre le moindre son. Puis il me regarde, s’attrape la tête des deux mains et commence à gémir en se balançant. Je me sens impuissant et me tourne vers Rick. Lui non plus ne sais pas comment le calmer.

C’est à ce moment qu’un corps atterrit sur la vitre ! Surpris que je me cogne au plafond de la voiture. La voiture tremble sous nos hurlements et les deux plus jeunes commencent à pleurer. L’homme est vivant. Enfin je ne suis pas sûr, il se vide de son sang sur mon capot ! Ses doigts gluants essayent de s’accrocher. Je suis pétrifié. Rick me crier de reculer. Pas le temps : un homme se jette sur la porte de Bob ! Il a l’air complètement cinglé, les cheveux hirsutes, trempé de sueur, les yeux exorbités, et sa bouche… sa bouche ! Je suis terrifié. On l’est tous. J’enclenche la marche arrière et écrase la pédale de l’accélérateur. BOUM ! Merde ! Une autre voiture s'est arrêtée derrière nous. Je me retourne : ses occupants remuent ; je croie qu’ils vont sortir. C'est de la folie, les deux autres en ont toujours après nous ! J'envisage un demi-tour. Putain ! On est coincé entre un coffre et un capot ! La marge de manoeuvre est insuffisante.

Bob revient à lui :

- On doit sortir de la voiture ! Il faut qu’on s’enfuie ! Loin d’ici ! Dans les bois…

Face à notre manque de réaction, il reprend :

- C’est un carnage cette route ; il n’y a plus personne dans les voitures, et ceux qui restent sont tous morts !

Il ne nous laisse pas le temps de digérer l’information :

- Ces bonhommes me poursuivaient ! Comme dans le jardin du restau. Ce sont des chasseurs. Mais pas des vrais chasseurs. Il faut qu’on parte et vite.

Il a débité ces paroles à une telle vitesse qu’on reste incrédule. Mais je ne l’écoute plus. J’observe dans mon rétro le carnage qui se déroule derrière nous. Les occupants du véhicule sont bien sortis. Ils courent dans la direction d’où ils sont arrivés. Je les entends hurler. Les créatures se détournent de nous pour les poursuivre. Il fait trop sombre pour que je vois quoi que ce soit de plus, et tant mieux car les enfants sont déjà suffisemment traumatisés.

Bob vient d’ordonner à son fils d’attendre qu’il vienne lui ouvrir la porte avant de sortir et de courir vers les bois.

Je crois que c’est le déclic qui me manquait. Tout en collant mon parechoc à la voiture qui me précède :

- Attends ! Tom, il y a une clé pour les roues dans un sac, elle est noire ; prends-la. On ne sait pas à quoi on a affaire, il nous faut une arme pour nous défendre.

- Papa ! La porte du coffre ne s’ouvre pas ! On ne peut pas sortir ! s'enerve-t-il en poussant sur l'ouverture avec frénésie.

- Escaladez la banquette et sortez par les portières latérales. Vite. En silence.

On a sauté la barrière de sécurité en courant. Le feuillage nous cache la clarté projetée par la lune. On utilise les téléphones portables pour s’éclairer et continuer notre chemin, en formant une guirlande humaine. Les deux petits sont à bout de force, ils ont du mal à mettre un pied devant l’autre, mais ils ont compris qu’on ne doit pas faire de bruit et ont cessé de pleurer.

Je marche en me demandant comment faire pour rejoindre l’autre côté de l’île. Mon esprit fonctionne à cent à l’heure. On va devoir nager, mais mon dernier n’en est pas encore capable. En plus, il fait nuit. Il va avoir peur, c’est sûr. Combien de temps tiendra-t-il encore ? J’espère en tout cas qu’on se dirige dans la bonne direction, car sans jour et sans boussole, entourés d’arbres, comment se repérer ? Heureusement, on n’a pas d’insectes mortels ici, car on ne voit vraiment pas grand-chose. Et demain, je vais devoir venir rechercher la voiture. Pourvu que personne ne la ruine.

Un grillage ! Dans la foret ? On est tous intrigués. Tom, mon ainé, nous fait remarquer qu’il serait judicieux d’en faire le tour, pour essayer de trouver une entrée.

Il s’agit en fait de la clôture d’un jardin. Le portail est fermé, et en l’absence de sonnette, on prend le risque de l’escalader. On suit un long chemin, à l’aide du portable de Richard, jusqu’à une maison. Les volets sont clos. Bob frappe à la porte à plusieurs reprises, sans succès. Il tourne la poignée, mais l'ouverture reste close. Qui serait assez fou pour sortir sans fermé sa maison à double tours ? Même perdue au milieu des bois. Que faire ? Attendre les propriétaires ici, sur leur terrasse, pour leur demander de l’aide ? Comment réagirais-je si je trouvais des inconnus sur mon perron ?

J'examine notre abri et repère un fauteuil contre la façade ; les deux petits pourraient y dormir quelques heures. De l'autre côté, une table entouréee d'un banc et de deux chaises semblent nous attendre.

Richard prend la décision de rester un moment, le temps de récupérer un peu :

- On semble en sécurité ici pour le moment. Les enfants sont tous épuisés. Ils peuvent se reposer. L'un de nous trois reste avec eux pour les rassurer et les deux autres montent la garde à deux au portail.

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