Chapitre 1 - Procès

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Affaissé sur ma chaise, la tête reposant mollement sur mon bras accoudé, je triture nerveusement le bout de ma paille en plastique fluorescent sur cette modeste terrasse du 1er arrondissement. Les gros glaçons carrés, qui flottaient fièrement à la surface de ce soda gazeux coupé à l’eau, ont maintenant piètre allure. Depuis le temps que je les remue, et au vu de la température caniculaire de ce mois d’Août presque révolu, leur propriété rafraichissante est sûrement caduque.

Je prends conscience que je fixe ces maigres morceaux de glace tourbillonnant mollement dans mon verre à moitié vide depuis plusieurs minutes. Pourquoi est-ce que je faisais ça, déjà ? Je n’en sais rien. Je crois bien que je tente par tous les moyens de distraire mon cerveau pour ne pas penser à ce qui m’attend.

Une main familière grimpe sur mon dos et vient flatter mon échine pour tenter de me rassurer.

A : Essaye de te détendre un peu, Niels. Je sais que ça t’angoisse, mais tout sera fini après ça.

N : Si on pouvait éviter d’en parler… J’ai l’impression que le moment approche à grands pas à chaque fois que tu abordes le sujet…

A : C’est l’histoire d’une heure ou deux, tout au plus ! Et puis on est tous là, à tes côtés. Je te dis que ça va bien se passer.

Je soupire désespérément. Je suis conscient qu’il fait de son mieux pour calmer mon inquiétude, mais je suis bien trop stressé pour me faire berner par des banalités.

N : Mouais… Vivement que ça se termine, je ne serai rassuré qu’à ce moment-là…

Z : Mais du coup, t’es pressé d’en finir ou tu as peur que ça commence ?

N : Bah… les deux. C’est quoi cette question débile ?

Z : Rien, c’était juste pour te titiller.

N : Ça valait bien la peine que vous m’accompagniez…

B : Sympa l’ambiance…

Je détourne le regard, l’air coupable. Il a raison, j’ai l’impression de passer mes nerfs sur toutes les personnes qui m’adressent la parole. Je ne suis pas comme ça d’habitude, mais tout a changé depuis un bon moment déjà.

N : Excusez-moi, c’est le stress. Tout ça me monte à la tête… Je suis vraiment content que vous soyez là.

A : On comprend, ne t’inquiète pas.

Zayn et Benjamin acquiescent sans broncher. S’en suit alors un silence relativement long, où personne ne s’aventure à lancer la discussion. J’ai la désagréable sensation d’être indirectement responsable de ce léger malaise, mais je ne m’en préoccupe pas. Après tout, le silence a aussi ses vertus.

Alors en pleine introspection, ma bulle éclate à l’arrivée de ma mère. Je sais très bien ce que cela signifie, aussi mes battements de cœur s’intensifient.

K : Il est l’heure, il faut y aller.

La panique monte en flèche et mon esprit me crie de prendre mes jambes à mon cou, mais je me résigne. Cela fait des mois que je me bats pour cet instant. Je l’ai voulu, du plus profond de mon être. Alors, et même si je m’apprête à vivre un moment extrêmement déplaisant, je dois prendre mon courage à deux mains.

Nous nous levons de concert dans un calme funèbre. Aleksy me lance un dernier regard d’encouragement, que je reçois volontiers. Dans quelques minutes seulement, nous nous retrouverons à l’intérieur de cet imposant bâtiment, dont l’on aperçoit la façade de l’autre côté de la Seine. C’est ici, dans cette bastille urbaine, dans cette arène judiciaire, que nous allons assister, et participer, au jugement de Xavier de Fontenille.

On aura bataillé, avec Aleksy, pour en arriver là. De la confession de Mathis jusqu’à l’arrestation de Bono, il s’en est passé des choses. Dire que j’ai failli y passer, encore une fois, quand la fameuse voiture noire a manqué de me percuter de plein fouet. Aleksy m’a sauvé la vie ce jour-là, tout comme la fois au lycée.

Tant de personnes ont été entrainées dans cette affaire tordue. Mathis, déjà, qui en a payé les conséquences au prix fort. Son séjour à l’hôpital a été bien plus long que le mien, et bien plus éreintant. Il est resté alité de nombreuses semaines, et sa rééducation n’a pas été simple. Aujourd’hui encore, il doit se déplacer avec des béquilles pour supporter la douleur. Heureusement, sa guérison est en bonne voie.

Lorsque j’ai appris qu’il était sorti de son coma, j’ai accouru à l’hôpital. Je n’ai pas réussi à retenir mes émotions quand je l’ai aperçu, les yeux entrouverts. J’étais tellement rassuré, ce jour-là. De voir qu’il était en vie et qu’il ne m’en voulait pas. Depuis, je lui ai présenté Zayn, Benjamin et Aleksy, et il s’entend à merveille avec eux. Bien sûr, il est au courant de ma relation avec ce dernier.

Et puis, il y a Thibaut. Il a enfin purgé ses travaux d’intérêt généraux, et il a surtout réussi à passer son bac. Tout juste, certes, mais le diplôme est là. Comme pour nous d’ailleurs. Je suis celui qui s’en est le mieux sorti avec ma mention très bien, mais les autres se sont bien débrouillés, eux aussi. Mention bien pour Aleksy et assez bien pour Zayn et Benjamin. Mathis, qui n’a pas pu passer les épreuves, a préféré redoubler que de passer en candidat libre l’année prochaine. Pour « enfin vivre sa vraie année de terminale » comme il l’a si bien dit.

Si tout se passe bien, Thibaut est tranquille avec la justice. La culpabilité de Xavier est évidente, il devrait donc être écarté de l’affaire dès que ce dernier aura été jugé coupable. Du moins, c’est ce que j’espère de tout cœur…

Cassandra, elle, a fait profil bas jusqu’à la fin de l’année. Elle n’a plus fait de vagues en cours, elle n’a pas essayé de reprendre contact avec nous et surtout, elle a radicalement changé ses fréquentations. Je pense honnêtement qu’elle fait son possible pour réparer les erreurs qu’elle a commises. Tant mieux pour elle, et tant mieux pour nous.

Bien sûr, il m’est impossible de lui pardonner pour tout ce qu’elle a fait, et certainement encore plus pour Aleksy. Notamment au sujet de cette sombre soirée, et de cette vidéo… Quelle ironie, elle aura été la cause de la détresse d’Aleksy et, en même temps, la clé qui a débloqué toute l’enquête.

La police a très rapidement retrouvé l’identité du complice de Xavier grâce à leur logiciel de reconnaissance faciale. Bono, de son vrai nom Boris Stefanov, a déjà été jugé et emprisonné pour trafic de drogues et blanchiment d’argent. Il appartiendrait à un grand réseau mafieux qui contrôle une bonne partie des services illégaux et du marché noir de l’ouest parisien.

La police nous a également appris que, lors de son procès, il était représenté et défendu par Maître de Fontenille… le père de Xavier ! Ce dernier aurait réussi à le disculper de nombreux autres faits et à réduire sa peine de prison au minimum. Il est alors aisé d’imaginer que cette affaire ait facilité le rapprochement entre Xavier et Bono.

Ce qui est étrange, en revanche, c’est que la police n’ait pas eu besoin de le cuisiner plus que ça pour qu’il passe aux aveux, surtout quand ils ont évoqué une possible mansuétude du juge s’il confessait ses méfaits, ainsi que ceux de Xavier. Qui sait ce qu’il s’est passé entre eux, pour qu’il condamne leurs dernières chances avec si peu d’hésitation.

Qu’importe, plus le temps de penser à ça, me voilà désormais au pied de cette inquiétante bâtisse en pierre. Nous faisons face à une grande porte métallique verte, remplie d’ornements, tout comme la façade du bâtiment. Toutes ces fioritures d’inspiration romaine me font froid dans le dos. J’ai vraiment l’impression d’être jeté dans la fosse aux lions.

Quelques personnes nous ont précédés et sont entrées à l’intérieur du bâtiment. Sont-ils là pour assister au procès ? Je ne les connais pas, alors peut-être qu’ils sont là pour… Apercevant mon malaise grandissant, mon père me frotte généreusement le dos, en signe d’encouragement.

J : Allez, on y va. Ça va bien se passer, j’en suis persuadé.

J’acquiesce silencieusement, comme un enfant égaré. Nous pénétrons à l’intérieur, et nous suivons docilement le flux de circulation. Pas besoin de demander notre chemin, la plupart des personnes présentes se dirigent vers le même point, que j’imagine être aussi notre destination.

Nous entrons finalement dans une grande pièce couverte de boiseries. Beaucoup de personnes sont déjà présentes et attendent le début de l’audience, dont une poignée de journalistes aux aguets. Face au public se dresse un grand bureau en arc de cercle où sont installés ce que je présume être les jurés. Non loin, le greffier et l’huissier attendent l’arrivée des magistrats. Cette ambiance cérémonieuse et protocolaire me saute au visage et ne m’aide pas à retrouver mon calme.

Alors que nous passons dans le couloir central pour rejoindre nos sièges, situés à la première rangée, je sens le poids des regards qui s’abattent sur moi. Non pas qu’ils aient une signification particulière, mais je suis après tout l’un des centres d’attention. Et c’est quelque chose qui me déplait, surtout dans ce contexte-là.

Nous nous plaçons, mes parents et moi, aux côtés de notre avocat, tandis qu’Aleksy et mes deux amis trouvent une place sur la rangée de derrière, non loin de nous. Je m’aventure à lancer un coup d’œil rapide de l’autre côté de l’assemblée, là où il se trouve. Et je l’aperçois, malgré moi. Je détourne rapidement les yeux pour ne pas croiser son regard, ce que je souhaite à tout prix éviter pour l’instant.

Bien que je le reconnaisse physiquement, ces quelques mois de détention provisoire ont, semble-t-il, encore plus durci ses traits. Il n’a plus rien à voir avec un lycéen lambda, et c’est encore plus saisissant avec la présence du policier à ses côtés. La prison… peut-être est-ce bel et bien l’endroit qui lui était destiné, après tout.

L’entrée du juge et des assesseurs me sort de mes pensées et impose le silence dans la salle. Tous les chuchotements cessent et leurs bruits de pas résonnent sur le plancher massif. Ils s’installent solennellement derrière le grand bureau central.

Juge : Bien le bonjour à tous. L’audience est ouverte, vous pouvez vous asseoir.

Tout le monde s’exécute en silence. Ça y est, c’est ici que tout se joue.

Juge : Dans le cadre du procès concernant monsieur Xavier de Fontenille, il vous est reproché d’avoir, entre le 4 janvier 2016 et le 8 février 2016, volontairement commis une tentative d’empoisonnement au cyanure, et ce à plusieurs reprises, ayant entrainé un coma de stade 2 d’une durée de quatre jours, dont les séquelles persistantes ont été une incapacité supérieure à huit jours, en l’espèce cinquante-sept jours, sur la personne de Niels Møller, alors âgé de 17 ans au moment des faits. Il vous est également reproché d’avoir récidivé, le 17 avril 2016, avec la complicité de monsieur Boris Stefanov dont le jugement a déjà été effectué, en commanditant la tentative d’assassinat sur la personne de Niels Møller, alors âgé de 18 ans au moment des faits.

Un frisson me traverse en entendant à haute voix les faits. C’est à ce moment-là que je réalise encore plus la gravité de ce qu’il m’a fait subir.

Juge : Il vous est également reproché le même jour, ce 17 avril, d’avoir commis des violences ayant entrainé un coma de stade 3 d’une durée de vingt-quatre jours, dont les séquelles persistantes ont été une incapacité supérieure à huit jours, en l’espèce quatre-vingt-seize jours, sur la personne de Mathis Cormier, alors âgé de 17 ans au moment des faits.

Je tourne légèrement la tête et aperçois l’avocat qui le représente. Même s’il lui était conseillé d’être présent physiquement à ce procès, il a préféré de pas y assister. Je le comprends, j’avais moi-même envisagé cette option, mais je voulais être là pour nous deux.

Juge : En conséquence, le 20 avril 2016, vous avez été placé en détention provisoire par le juge de la liberté, compte tenu de la gravité des faits, afin d’éviter des pressions sur les témoins et de prévenir le renouvellement. La loi prévoit que vous puissiez demander à être jugé ultérieurement ou aujourd’hui. Quelle est votre position ? Vous pouvez vous concerter avec votre avoc…

X : Aujourd’hui.

Sa réponse est sèche et péremptoire. Je prends mon inspiration et me prépare à ce qui va suivre.

Juge : Bien… Les faits qui vous sont reprochés sont des faits… relativement graves. De surcroit parce qu’ils ont été infligés à deux de vos camarades de classe, dont un au sein même de l’établissement. Je voudrais savoir si… vous contestez avoir infligé ces agressions à ces deux jeunes gens.

Tous les regards de la salle sont rivés sur Xavier. Le visage fermé, inexpressif, il ne répond pas dans l’immédiat. Jusqu’au moment où, d’un mouvement de tête apathique, il me dévisage. Mon cœur rate deux ou trois battements mais, étrangement, je ne tente pas de détourner le regard. Parce qu’instinctivement, je sais que c’est ce qu’il veut, et je ne lui offrirai pas ce maigre plaisir. Ce défi silencieux semble s’éterniser, bien qu’il ne dure que quelques secondes en réalité.

Alors que je l’imaginais fou de rage après cette provocation, un rictus déplaisant creuse ses commissures. Le temps suspendu à ses lèvres, il daigne enfin répliquer.

X : Non, en aucun cas.

Un brouhaha chaotique s’élève dans la salle. Alors que mes proches s’offensent de cet affront, l’avocat-père de Xavier se lève prestement et révèle son incompréhension. Les murmures se multiplient dans le public, tandis que les journalistes s’attèlent à être les premiers à transmettre l’information à leurs compères. Pendant ce temps-là, le juge essaye de rétablir le calme dans l’assemblée.

Moi, de mon côté, je ne montre aucune réaction physique, car la sidération l’emporte sur les autres émotions. Une immense confusion m’envahit et me fait perdre le fil de mes pensées. D’innombrables questions pullulent dans mon esprit et polluent toute rationalité. Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? Quel est son but ? Pourquoi est-il à ce point obsédé par moi, jusqu’à se priver de sa propre liberté pour m’asséner sa dernière cartouche ?

Je remarque alors que je ne l’ai toujours pas quitté des yeux, et que lui non plus. Paradoxalement, guidé par la peur primitive de l’ignorance et de ce qui nous dépasse, je donnerais n’importe quoi pour savoir ce qu’il se passe dans sa tête, ne serait-ce qu’un court instant…

1er Septembre 2015

Xavier descend les escaliers deux par deux en même temps qu’il enfile sa veste zippée, tandis que son père le suit de près en le sermonnant.

X : Lâche-moi la grappe Émile, putain ! J’ai pas envie d’y aller, j’en ai rien à foutre !

E : Tu iras, que tu le veuilles ou non ! Et arrête tout de suite de m’appeler par mon prénom, je te l’ai déjà répété des centaines de fois !

X : Tu peux toujours rêver. J’irai pas à ton procès de mes deux.

E : Tu dois apprendre sur le terrain, et ce n’est pas un choix. Quand tu reprendras mon cabinet d’avocat, tu auras intérêt d’être à la hauteur !

X : Mais je le reprendrai jamais ! Jamais je ferai ce métier de merde !

E : Tu… ! Ne t’avise plus de répéter ça, je te préviens. Tu reprendras le cabinet, comme tous les fils de Fontenille l’ont fait depuis des générations.

X : C’est ça. Eh bien, je te conseille d’engrosser ta femme le plus tôt possible, la ménopause la guette. Je croise les doigts pour que ce soit un garçon, t’as une chance sur deux.

E : Xavier, tu es une déception. Et ce depuis ta naissance. Et pourtant, au fil des années, tu te surpasses à chaque fois dans la médiocrité.

Xavier ignore les propos de son père et ouvre la porte d’entrée pour aller prendre l’air. Ces propos, ce n’est pas la première fois qu’il les entend. Il s’en est accommodé depuis le temps, mais ses paroles font toujours mouche.

E : Tu vas où ? Tu retournes voir tes amis sans avenir, c’est ça ? Continue de t’enfoncer, si c’est ce que tu souhaites. Mais quand tu seras au fond du gouffre, il ne faudra plus compter sur moi.

Xavier claque la porte le plus fortement possible, comme s’il essayait d’effacer ces mots par un bruit encore plus assourdissant. Les mains dans les poches, le visage fermé, il avance dans l’allée pavée de la résidence privée du célèbre avocat.

Alors qu’il s’apprête à passer le grand portail en fer forgé de ce quartier huppé de la banlieue parisienne, il croise le chemin d’une personne qu’il connait bien. En l’apercevant, il reprend quelques couleurs. S’il y a bien quelqu’un qui peut lui changer les idées, c’est bien elle.

X : Salut Laurène.

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