Les chagrins jumeaux

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  • Disparu ?
  • Disparu.
  • Mais ...
  • Evaporé. Ton vieux est évaporé.

 James encaisse. C'est dur. Il est frustré. Que dire ? Il est revenu à Florence, encore. Le train, encore. La fatigue parisienne après les ébullitions médiatiques et littéraires, encore. De retour dans la ville des Médicis, il s'est ému des bords de l'Arno, des fragrances délicates, des cacophonies touristiques en terrasse de cafés, encore. Mais arrivé sur la place, sa place, le vieux n'était plus là. C'était tacite, son esprit en fugue souhaitait revoir ce mystère, qu'il a décrit dans le flou, écrit sans certitude. Mais rien. Le vieux n'est plus là. Alcina semble s'en foutre. Elle utilise ce mot, "évaporé". Est-il mort, au moins ?

  • Et sinon, Paris ?
  • Les mêmes. Les gens comme les choses. Lucie semble ...
  • Oui ?
  • Tu as compris. Elle voudrait ...
  • Comme beaucoup de gens. Lucie veut des garde-fous. Je ressemble à ça, James ?

 Elle toise tant l'écrivain que la remarque n'est pas accompagné d'une réponse. James vacille dans la part intime de lui qui la craint plus qu'il ne l'aime.

  • Je ressemble à ça ?

 Elle insiste. James demeure silencieux. Il aura essayé.

  • Notre petite Lucie est comme toi sur ce point : vous cherchez à vous accomplir dans l'autre. Cela vous rend dépendant. C'est tragique, beau, mais tragique. Lucie s'en remettra. Elle est énergie, non, dirais-tu ?
  • Et toi ?

 James se sent insulté. La part de vrai, sans doute. Et puis, le presque mépris dont s'enveloppe depuis toujours l'italienne. Elle répond en détachant bien chaque mot, comme un nouveau chapitre. Elle est immobile, parfaite maîtrise d'elle-même. Ses lèvres, seules, l'animent dans un souffle.

  • Moi, c'est une autre nuance.

 Un silence. James voudrait mépriser, ce qu'elle va dire, à son tour. Il n'y est pas formé. Il entendra. Il ne réagira pas.

  • Moi, je ne m'accomplis pas dans l'autre. Je m'accomplis avec l'autre. Mesure la différence. A ce propos, tu as trouvé ton nouveau sujet ?
  • Ma nouvelle perdition, c'est ça ?

 Alcina sourit. Aucune chose ne permet d'en faire un sourire ironique ou incisif. Un vrai sourire. Presque une chaleur.

  • Non. Pas de nouveau sujet. Pas de nouveau livre. Tu le sais, non ? Tu as parfaitement raison, le dernier m'obsède encore.
  • Je ne sais rien de ton vieux.
  • Alors, à plus tard.

 Et James s'en va. Et Alcina s'en va. Et le troquet florentin retrouve ses seules cacophonies touristiques sur fond d'antipasti.

*          *          *

 Le vieux n'est plus là. James erre dans Florence, plusieurs jours d'affilés. Errer ... L'argent, l'aisance matérielle permet de pouvoir errer à l'envie. L'argent ne donne pas le nord, il donne du temps. Mais sur sa boussole personnelle, James ne sait pas la vraie voie. Il sait juste qu'il aura le temps des fausses, si tenter que la vraie existe. Alors, il erre. Bordeaux, les baignoires, Lucie, Paris, les interviews, Florence, Alcina, le vieux, le banc, tout se mélange, lui donne le tournis, sans cesse, sans répit. Il hésite, ferme les yeux, ressent un vertige immense, les rouvre. Il finit par vomir dans une rue de Florence, en plein après-midi, sous les yeux médusés d'une famille allemande de passage. Il rentre à son hôtel. Il n'a personne à qui parler. Lucie est loin, retranchée dans son chagrin. Alcina n'est que mépris. Nul ami. Et les vieux, disparaissent. Et les mystères, demeurent. Reste des livres. Comme des questions qui se répondent entre elles, par nouvelles questions. Comme autant d'impasses. James est amer. Franchement amer. Il s'installe face au banc, vide, et attend son vieux, qui ne vient pas. Il attend. Il ressasse. Il marmonne. Il râle. Le banc reste vide.

*          *          *

 La porte s'ouvre. Une note de piano l'accueille. Un piano. Ici. Il n'aurait pu s'en douter. Invention récente de la propriétaire, connait-on vraiment son prochain ? Une autre note. On écrit l'autre. Il change. La vie n'est que métamorphoses. N'appelons plus ça des deuils. Il ferme la porte, avance. Il a frappé, avec douceur, sur le heurtoir vieillot à l'entrée de l'appartement. Congé maladie, officiellement. Elle est chez elle, pas en grande forme. On l'a prévenu. Alors, il vient. Un désarroi en cherche un autre. Les notes s'égrènent, régulières, aigues. James reconnait les Rêveries de Debussy. Il aimerait tant connaître les secrets de la grammaire musicale, lui qui connait tant ceux de l'écriture. Mais c'est un autre sacerdoce, une autre vie encore, il a bien assez d'une seule. Alors, il continue de marcher, lent, vers la source. Voilà. La voilà. Lucie est là. Ses doigts, qu'il connait pour être de grands anxieux, se déploient, libres et majestueux, crispés puis emphatiques sur le nacre d'un petit piano de salon. Un immense pyjama blanc recouvre une Lucie aux yeux hagards, aux longs cheveux blonds dénoués reposant en un filet aux faibles soubresauts sur un petit dos tassé. Faible lumière, faible visage aux yeux clos. Les notes, seules, animent le moment. Elles se succèdent, et Lucie bien que voûté, éteinte, déroule leur mélodie sans enfreindre la venue d'une seule d'entre-elles. Elle joue jusqu'à la fin ce morceau aérien, n'offrant pour son corps que le paradoxe d'un dépôt lourd sur la terre. Dernière note. Les doigts se suspendent dans leur effort. Lucie s'arrête. Les yeux restent clos.

  • Je n'ai pas trouvé mon vieux. J'ai besoin d'écrire quelque chose par lui.
  • Ah.
  • Alcina. Tu connais Alcina ...
  • Non. Non. Et toi ?
  • Sans doute trop.
  • Ah. Elle s'en fout ?

 La main de James se pose à plat sur l'une des épaules de Lucie. Elle respire si peu, son corps semble se lover contre l'appui de bois verni du piano.

  • C'est Alcina.
  • Ah. Oui ! C'est vrai ! C'est Alcina !

 Lucie retrouve un rire mordant, quelques instants. Et puis pleure. Un peu. Puis beaucoup. Restons. Ca semble important de rester. Alors James reste, la main sur son épaule. Rester. Lui, l'ami des trains, des fuites et des retours, souhaite rester quelque part. Farceur, ce Debussy.

*          *          *

 Du vin. Blanc. Nombreuses bouteilles. Sauvignon sec, Loupiac sucré, Sauternes ... Les cadavres commencent de peupler la table basse entre eux. On picole, on grignote des tartines au Nutella, on parle. On se marre. Lucie et James se terrent, un coup en tailleur, un coup allongés, sur les coussins larges du salon de l'éditrice. Comme chez le boulanger, à son retour de Florence, comme à l'Etable avant encore, James soupçonne à quel point cette connivence masque des dires que Lucie ne s'autorisera jamais. Tant pis. James croit deviner ce qu'elle pense, par intermittence. Pas brillant. Lucie rit trop. Elle cache le reste. Elle s'abandonne pour oublier l'abandon.

  • Bref, toi, tu veux un vieux pour lui parler et exorciser un futur roman impossible.
  • Et toi, tu veux une belle italienne, trop libre pour toi.
  • Et je suis furieuse.

 Elle rit. Et boit. Et rit encore.

  • Et tu es furieuse. Alcina m'a dit que nous étions sans doute trop esclaves des autres.
  • Ah, oui, tiens donc ?
  • Oui. Oui. Oui. On veut s'accomplir dans l'autre. Et elle, non, non, non. Elle s'accomplit avec l'autre. Mesure la nuance.
  • Bravo. Bref, je ne l'ai pas assez fui pour qu'elle me suive.
  • Parfait. Bien dit.

 Hilarité des deux compères. Du Loupiac est renversé. James est inquiet. Il ne veut pas quitter cet endroit sans être sûr. Il veut savoir. Lucie est trop intelligente pour ne pas y avoir songé, même un peu.

  • Mozart qu'on assassine.
  • De quoi ?
  • Tu te souviens ? Avant de partir rencontrer ensemble Alcina. Tu avais l'air très questionnée par ...
  • Les enfants des montagnes d'ordures ? Le sourire inexplicable ? Les écrits qu'on ne lira jamais ?
  • Mozart qu'on assassine. Les vieux qu'on ne retrouve pas.

 Les deux se taisent, boivent. Se taisent. Ils sont hantés. C'est évanescent, suspendu entre eux. Trop immatériel pour en parler vraiment. Alors, ils se taisent. Et boivent. Derrière le banc de James se trouve le vieux de Lucie, le grand-père, celui de l'enfance, de la lecture interrompue, des secrets jamais su. Derrière Alcina et la femme perdue de Lucie se trouve celle de James, qu'il écrit sans la rencontrer, sans la connaître. Derrière leurs deux pertes, des chagrins jumeaux. Derrière leur silence, Mozart qu'on assassine. Ils suffoquent.

  • Tu m'aides ?
  • A quoi ?
  • A écrire mon vieux. Mieux.
  • Comment ?
  • Parles moi du tien.

 Lucie grimace. Pas envie.

  • Arrête. Tu as déjà écrit ça. Je n'ai rien à rajouter.
  • Même un petit truc ? Rien qu'un petit truc ?
  • Et toi ?
  • Quoi moi ?
  • Ton enfance. On en parle ? Tes parents sont morts, vie solitaire à Bordeaux, et après ? Dis-moi ça.

 James boit. Réfléchit. Il commence un soliloque, seul. Lucie se termine au vin en l'écoutant allongée. Il raconte cette enfance. Il récite ce souvenir. Il incruste le salon d'un lambeau d'histoire. La nuit qui vient se remplit de cette épisode que James donne la voix empâtée.

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