Le banc, le vieux, le reste

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  • C'est un vieux monsieur, tu vois ? Juste un vieux. Je l'ai remarqué il y a quelques jours, sur la place près de mon appartement. Ca peut-être beau, un visage de vieux, un corps ridé. Comme une harmonie de fractures, de frontières ; une harmonie de gouffres. C'est un vieux monsieur. Il est là, posé sur un banc, face à cette place touristique, où tous bougent et disparaissent si vite, leurs photos expédiées. Lui reste immobile, sur son banc. Les heures passent, les touristes reprennent leurs bus, leurs projets, leurs disputes. Tout s'épuise et meurt, plus loin, plus vite. Tu verras, Lucia, tu verras. Sur cette place, le vieux monsieur est toujours là. Il est sur son banc, impassible à tout. Le seul à rester invariable. Il n'y gagne rien, il y est sans que personne ne sache pourquoi, d'ailleurs. Lui ne répond à rien. Simplement, il est là. Il est tout à son banc, et la ville orbite autour de ses rides immobiles. C'est un soleil qui ne rayonne pas. C'est un astre mort. C'est un vieux qui meurt, sans se préoccuper de rien. C'est juste un vieux toujours plus vieux. Eh bien, tu vois, c'est pourtant la chose la plus digne de commentaires sur cette place si mouvante. C'est dire l'importance du reste ...
  • Un vieux sur son banc ?
  • Oui, un vieux sur son banc.
  • Et ça va faire un roman ?
  • Oh, oui. Un grand roman.

 Lucie se demande encore si Alcina est tout à fait sérieuse. Un vieux sur son banc. Et toute une ville fiévreuse pour vivre autour de cette mort en sursis. Quand elle cligne des yeux, elle franchit une frontière. De l'autre côté l'attend Alcina et sa certitude :

  • Ce sera sa grande œuvre. Cet homme. Ce banc. Le jour qui meurt. Le regard d'un vieux qui ne parle plus. Il ne lui faut que ça. Il est libre. Maintenant, pour en faire le plus grand, il faut qu'il choisisse lui-même sa dernière prison. Il faut qu'il soit asservi, possédé, assoiffé de ça, de savoir cet homme si vieux. Il n'écrira plus que ça. Il ne trouvera pas de réponse définitive. Il écrira pour en trouver. Ce sera un grand texte, car ce sera un texte sans une fin en dur. Car un vieux meurt sur un banc, et que ça doit suffire à hanter une plume. Si James écrit ça, il sera le plus grand. Il faut qu'il mue sa liberté nouvelle en une blessure béante. C'est le seul moyen. C'est le seul moyen. Le seul moyen ...

 Alcina murmure encore sa hantise. Elle ne semble plus pouvoir s'arrêter alors même que baisse par degrés le son de sa voix. Alors que le silence l'enveloppe par couche, c'est comme si ses yeux voulaient encore dire ce raisonnement. Alcina en est sûr. James sera le plus grand. Il doit pour cela souffrir d'écrire sur ce qu'il ne saura jamais : l'absurde, la mort sans objet, la douleur des vieilles solitudes ; le mystère de la vie inutile. Les doigts autant que les traits d'Alcina se crispent en fixant loin derrière Lucie quelque invisible fantôme. Un grand écrivain s'éveille. Elles en sont par ce pacte les complices tutélaires. Lucie se dit qu'elle mènera James à ce banc. Elle se dit que c'est absurde comme sujet. Elle se dit que peut-être. Elle se dit ce qu'elle voudrait ; ce qu'il faudrait sans doute. Elle finit par ne plus rien se dire. Tandis qu'Alcina sort, elle se convainc que ce banc sera bientôt un livre. Pourquoi pas. Elle ne sait pas. Elle accepte. Elle est énergie, elle n'est pas conscience. Elle prêtera son énergie. D'autres savent.

*          *          *

 Lucie est sortie. James se demande à quelle sauce l'étrange florentine souhaite le manger. Mais qu'importe. L'ennui qu'il éprouve inhibe sa peur. Il préfère vivre l'insolite que le craindre.

  • Piccolo, j'ai un travail pour toi.
  • C'est à dire ?
  • Tu vas voir.

 Pas plus. Ce sera tout. Quelques heures plus tard, James suit. Avant d'arriver sur la place, il surprend un regard de Lucie sur Alcina qui le sidère. Un regard qui ressemble à celui qu'elle lui adressait certains jours des débuts de leur collaboration. Comme une panique mêlée d'ébahissement.

*          *          *

 James a suivi. Il sait d'instinct que ses plus belles pages sont dues aux commandements et suggestions de ces deux femmes. Une sorte de complicité unit depuis quelques instants Lucie et Alcina dans un but encore inconnu à ce suiveur. Qu'importe ! L'écrivain sait que l'intérêt de sa plume est mieux défendu par elles que par lui. Alors, encore, alors, bien sur, il suit. Son manque de volonté est sa chance ; son divertissement ; sa croix et sa substance.

  • Ici.
  • Ici ?
  • Oui. Oui.

 Alcina commande. James joue l'hébétude. Lucie tranche, et par habitude, deux fois. Son carnet en main, sur la place face au banc, James fait un tour d'horizon. Les murs brunis et jaunes, les volets verts, les tuiles et briques saillantes de rouges paresseux, montent en série vers un ciel de langueurs. Les deux femmes de sa vie déjà disparues, il tourne sur lui-même, et son esprit se cramponne à toutes les incongruités qui peuvent surgir. Cette place à raison de plusieurs heures par jour, doit devenir un écrin propice à sa future création. L'idée des deux muses le satisfait assez. La place florentine devient une baignoire ocre et carrée, bruissant de voix et de textiles touristes. La fontaine au centre rejoue les écumes de ses bains passés. Les yeux clos, immobile, James est un baigneur qui se rêve seul d'une Florence à senteur d'orangers. Quand il ouvre ses yeux, c'est pour planter son stylo dans ce songe. Un harpon à travers les nuages. Soyons brusque, soudain ; prompt. Il éperonne et saisit avec ses griffes de voyeur, acérées : le vieux ; le banc ; le reste. Le reste qu'il invente, décrit, suggère et incruste dans son carnet par frissons d'encre. Le soir, quand les deux muses réapparaissent, c'est fait. Il a écrit. Il écrira encore. Le vieux. Le banc. Le reste. Est-ce vrai ? C'est écrit. Voilà qui suffit. C'est écrit.

*          *          *

  • Quel début ! Ah, quel début ...

 De gourmandise Lucie se mord la lèvre inférieure, laissant apparaître très blanches et très vite ses incisives délicates. En quelques jours de scribouillages auprès de son banc et de son vieux, et sans jamais interagir avec lui, James a déjà produit une amorce de récit que l'éditrice s'émoustille à lire et relire. Alcina apparaît parfois dans le salon de l'hôtel des deux français. Quand ses autres ouailles et travaux lui en laisse le temps, elle vient aux nouvelles. Elle s'abreuve des retours enthousiastes de Lucie. James, lui, ne descend guère de sa chambre. A raison d'un bain par chapitre, il grossit en un bouquet de semaines cet essai insolite en un possible carton livresque. Lucie, à dire vrai, s'en soucie moins que de revoir chaque fois Alcina. Deux jours durant, elle est déçue : la florentine ayant délégué à sa place le squelette de jeune mec hagard, rencontré à leur arrivée à la gare, pour s'informer des progrès de James. Mais bientôt, Alcina en personne refait son apparition. De sorte que très vite, les deux jeunes femmes s'entretiennent plus d'elles-mêmes entre elles-mêmes que du roman en gestation. Un soir l'entretien s'apprête à débuter dans une chambre pour se clore dans les draps.

 James ne remarque rien. Tout à ses écrits, à sa transe, à son banc, à son vieux, il voit comme un élan éreintant mais obligatoire sa solitude laborieuse. C'est un travail de répétitions, d'atermoiements. Jamais il ne songe à adresser la parole au vieillard. Il joue de raconter un inconnu. Il joue de dire ce qu'il ne sait pas, d'imaginer ce qui pourrait être su, de savoir ce qui est faux. Si ça sonne juste, ce peut être vrai, qui sait ? Il invente une littérature de paris ; un bréviaire de sujets aperçus, et juste aperçus. On dirait une caresse qui n'ose pas tout. Cela finit par remplir des pages, à se faire livre. On le dira génial, sans doute. Pour l'heure, c'est seulement un garçon qui rêve une vie d'homme au crépuscule, tandis que deux jeunes femmes commencent de s'aimer. C'est beau. C'est court. Cela finit par finir. Le livre est proposé à l'éditrice, le plaisir de cette dernière est proposé à Alcina, et Alcina se propose d'en disposer. C'est beau. C'est écrit. Cela survient. Un homme, un vieux, deux femmes, le plaisir. Voilà qui suffit.

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