L'envoi

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 Toujours ce bar. Toujours ce mutisme contrôlé. Toujours l'énigme. Toujours le déplaisant. Le jour se termine, et le troquet se retrouve entre les deux pôles de son existence. D'un côté, l'après-midi, le jour aux heures fades et à la lumière poisseuse qui se diffuse paresseusement à travers les rideaux jaunes de L'étable. De l'autre, le soir, lorsque la clientèle s'accroit autant que sa fausse vitalité, alors que les noctambules se livrent à leurs prémices de soirées comme à des rêves préparatoires ; dans les relents d'alcools et les rires comme autant de phares dans la tempête. La nuit canaille pour cacher le jour clochard. Entre les deux, un no man's land. Dans cette parenthèse temporelle de quelques instants, Lucie fait face à James sur les banquettes de l'estaminet. James se tait. Lucie parle.

  • Vous me le devez, non ?

 James est absorbé par les motifs floraux crèmes qui trônent sur les murs du bar ; impressions et surimpressions ; profondeurs pour cacher si peu. Lucie parle. James se tait.

  • Oui, j'ai lu votre autre manuscrit. Je l'ai lu. Je veux savoir. Vous me le devez, c'est tout.

 Toujours rien. James regarde Lucie sans répondre. La promotion du livre premier bat son plein. Paris bruisse de la découverte. James s'est prêté à plusieurs rendez-vous, interviews, apéritifs dînatoires. Les premières ventes sacrent déjà le choix de l'éditeur. Tout se passe bien. Tout se passe. Et tout passe. Lucie court après des explications. Et toujours, James répond par silences, déplaisances et écrits supplémentaires. La jeune femme veut une accroche. C'est trop.

  • C'est moi, vous le savez, je le sais, alors pourquoi se taire. Il faut me parler maintenant. C'est moi.

 James déplie ses doigts noueux, et les étend sur la table cirée de toutes leurs longueurs.

  • Oui.
  • Oui ?
  • Oui. C'est vous. Bien sur que c'est vous, et après ? J'ai écrit un deuxième bouquin, et ce bouquin c'est vous. Et alors ?
  • Et alors ? Et alors ? Je ne sais pas. Vous me collez à tout bout de champ pendant un mois sans autre explication que " ça m'est nécessaire ". Vous la fermez quand vous devriez l'ouvrir. Vous disparaissez ensuite après m'avoir laissé ce truc. Et alors ?
  • Oui, et alors ? On ne va pas répéter ça tout le temps, et alors ? J'écris, vous êtes là, vous êtes sujet de ce que j'écris, merde, ça va, je ne vous drague pas non plus, alors quoi ?

 Lucie se mord les lèvres. C'est qu'elle n'était pas loin de répondre en écho, " Alors quoi ? ".

  • Cessez de jouer au plus malin. Vous étiez où, il n'y a pas si longtemps ? Ne l'oubliez pas.
  • Je n'oublie rien. Si ça peut vous rassurer, je n'oublie rien.

 La jeune secrétaire d'édition ne sait toujours pas ce qui l'énerve le plus. La nonchalance toujours plus assumée de ce sans-gêne ; son talent sans éducation ; la finesse de ses pages et la grossièreté de ses traits ; son atteinte à sa propre psyché, son ... Tant et tant. Lucie explose.

  • Parlez-moi ! Dites-moi pourquoi vous m'avez écrite, comment vous l'avez fait. Dites-moi ! Vous me le devez, c'est tout. J'ai sacrifié du temps, de l'argent, et en plus j'admets que j'aime vos textes, vous êtes le seul dernièrement bon à ça, alors dites le moi, dites le moi, merde !

 Respire. Encore. Lucie voudrait ne pas devoir se défaire ainsi, à bout de souffle. C'est impudique, vulgaire, à l'opposé de tout ce qu'elle s'efforce toujours d'être. Bien que vivante et bien vivante, jouisseuse et belle de l'être, elle ne veut rien en dire et que sa vie n'en dise rien. Elle veut des textes, des sensations, sans devoir les ouvrir de préambule. Mais c'est ainsi, avec lui, elle parle mal et s'hystérise vite. Ce mutique la débilise, en ne lui opposant que son génie littéraire sans autre précaution. James l'aime, ça, elle s'en fiche. Ce qu'elle voudrait, c'est qu'il comprenne dans la vie ce que ses écrits comprennent déjà. Lucie veut du sens. James n'en propose jamais de visu.

  • Bon, vous voulez que je parle de comment je vous ai écrit ?

 Toujours attaché à contempler les reliefs du mur près d'eux, James ne fait correspondre son regard à la visée de son interlocutrice que dans le dernier mot de la phrase suivante.

  • Plutôt, oui.

 Alors James parle. Et Lucie se tait. Longtemps.

 Ce qu'il dit était à dire. Il ne savait jusque là que l'écrire. Et puis, qui sait, peut-être que Lucie n'aurait pas su l'entendre. Mais, c'est justice. Découvrir, c'est laborieux. James découvre qu'il découvre. Et Lucie de même. D'ailleurs, désormais, ces deux là c'est souvent de même. Rien ne presse. Pour l'instant, James parle. Et Lucie se tait. Ca ne veut pas dire qu'elle n'est rien à défaut de faire. Elle écoute, et c'est un long et laborieux crédit que d'écouter. Elle entend pour la première fois quelqu'un la dire ; quelqu'un qui a été le premier à l'écrire. Alors, elle prend le temps de l'écouter, lui qui prend le temps d'apprendre à parler. Tout ça est très long, et tout ça est très beau.

*          *          *

 La nuit est là. La guerre est terminée. L'étable devient plus bruyante tandis que la jeune éditrice et l'auteur ont cessé de l'être. Les clients sont entrés peu à peu en nombre dans le lieu. Le noir colle désormais aux vitres son vertige, et les fêtards nocent autour des tables dans l'hypnose reconduite. James se tait. Lucie de même. Eux d'eux se regardent, puis cessent de le faire, parce qu'il n'en est plus besoin. Un regard, un sourire pour dire. James a apprit à le faire. Ethos. Maintenant, il dépasse cela. Il est, et il dit. Ethos. Mais c'est le Logos qui compte. Et le Pathos. Lucie comprend. Elle comprend que quelqu'un l'a comprit. Et ça, sans même lui parler, rien qu'en la regardant être. Il y a du hasard dans un livre. Et puis du regard. Pour un nouveau récit, combien de regards ?

  • Bien. Bien.

 Lucie lève la main pour un nouveau verre. Le serveur met le temps, occupé qu'il est entre les banquettes surpeuplées. Vient enfin une rasade de plus. James est rendu à ses silences, tandis que trinquent les noceurs. Lucie se dit que la nuit est une femme. Le jour est vulgaire comme savent l'être les hommes. La nuit est une femme.

  • La nuit est une femme.
  • Pardon ?
  • La nuit est une femme.

 James s'étonne, mais très vite, de la proclamation de Lucie. Il humecte ses lèvres d'une bière noire, une stout aux saveurs puissantes et riches.

  • Je picole plutôt seul en général, je crois que je vais garder pour un temps cette habitude.

 Lucie ne s'étonne pas de voir James boire cul sec sa chopine de goudron. Elle apprivoise comme elle peut ce qu'il est. Il aurait pu roter, après tout. James se lève, sort sa carte bleue, serpente jusqu'au comptoir entre les montagnes d'ivrognes et leurs consœurs. Il commande plusieurs verres ; les boit tous ; sort dans la nuit et rentre à sa baignoire. Il ignore les lumières de Paris qui se concurrencent alors qu'il rejoint son appartement.

*          *          *

 Lucie, elle, n'a pas quitté la banquette de L'étable. Elle y passe sans ivresse une soirée à lire. Elle parcourt d'autres manuscrits ; des épreuves de travail ; des paragraphes de fictions. Pour la plupart, des romans boiteux, qu'elle sort de chemises colorées qu'elle garde dans son grand sac de cuir. Elle s'exerce à les peupler des bruits de cette nuit. Elle habille de féminin des histoires sans élégance. Elle maquille d'affreux tâcherons. Elle ne désespère plus tant. Elle semble ne plus se vouloir cynique et amère. C'est qu'elle connaît désormais un grand peintre.

 Portraitisée comme elle vient de l'être, elle se fiche du monde ; ce qu'il est ; ce qu'il n'est plus. D'authentiques incultes savent le beau. De véritables érudits se complaisent au laid. Et tant d'autres pour discourir des problèmes ; pour ne pas aimer les solutions. Lucie sait tout ça. Mais c'est ce qu'elle ne sait pas qui l'intéresse, là, à cette seconde. Elle ne connaît pas tous les poèmes de Shelley et s'en émeut. Elle ignore les fictions de Machiavel et s'en veut. Elle se méprend sur les périphrases de Céline et s'en flagelle. Elle les veut tous connaître, tous embrasser. On l'a déclame si belle, qu'elle se veut comme telle. Rendue à ses appétits, elle veut tout savoir de la matière de ses désirs. En digressant, joyeuse, entre les écrits devant elle, Lucie sourit comme elle ne souriait plus. Elle attend de James sa prochaine offrande. Elle ne s'irrite plus du reste. Lucie sourit. Elle se permet à nouveau de vivre le médiocre.

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