Le contrat

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  • Soyons clairs. Désormais, vous êtes un produit. Un produit, James. Alors je vais tâcher de faire de vous un produit présentable. Entendu ?

 James acquiesce. Lucie qui ne se lasse pas de le mener à la baguette en répétant tout jusqu'à la nausée et son assistant, un jeune homme filiforme aux cheveux ébouriffés répondant au prénom d'Yvain, le poussent dans l'ascenseur qui dessert le hall de la maison d'édition. Murs de verre, colonnes en stuc, jardinets zen et tableaux abstraits se mêlent en quête d'harmonie. Malgré tout l'ensemble, qui se trouve en plein cœur de Paris, respire plus le béton que la biodiversité.

  • J'ai une question.
  • Yvain, ici présent, sera votre intermédiaire pour le média training. On va étudier comment vous présenter. Un peu plus d'aisance orale, peut-être un relooking complet. Ne le prenez pas mal, mais notre maison accorde une place croissante dans le crédit visuel des auteurs comme outil de promotion. Nous avons un studio qui ...

 L'ascenseur monte déjà. Tout dans la bâtisse que découvre James à travers les parois transparentes respire l'urbain récent. À tel point que le contraste avec la vétusté du cabanon dont on vient de l'extraire donne à James un vertige qu'accentue l'ascension rapide de la cabine vitrée.

  • Ne vous inquiétez pas, on va travailler toutes les semaines avant la promo pour renforcer votre image. Il faudra ...
  • J'ai une question.

 Ce coup-ci, la voix plus forte de James, presque éraillée, jette le silence sur Lucie. Même Yvain semble étonné, les yeux arrondis, de voir sa patronne momentanément se taire.

  • Oui ?
  • Ben, il est tard, non ? J'avoue que j'ai faim ...
  • Oui, bien sûr. Bien sûr. On a un distributeur de clubs et de canettes là-haut. Vous mangerez mieux ce soir. Bien sûr. Bon, où en étais-je ?

 Lucie, reprenant sa litanie, feint d'ignorer l'effet irritant qu'a eu cette interruption sur elle. La porte de la cabine s'ouvre sur un étage où la moquette impeccable le dispute à des murs d'une couleur immaculée que James n'avait jamais vue, sorte de gris bleuâtre. Comme si un hôpital parmi tous les autres avait enfin trouvé de quelle teinte il convient de barbouiller ses murs, après des décennies de recherche, pour n'évoquer rien de l'homme. James se dit, pensée fugitive, que ce bâtiment serait le paradis des intelligences artificielles. Quelle malheur d'y être un humain si piteusement organique ... Il lui semble que les odeurs de neuf et le vertige des lieux se combinent pour le faire flotter. Mais la divagation prend aussitôt fin. James cligne des yeux, entouré par Lucie et Yvain, mystérieusement essoufflés, et se voit entrer dans une salle toute en longueur étroite, garnie de bureaux en bois vernis. On le mène vers l'un d'entre eux, où sont disposées en éventail des propositions graphiques de couvertures pour son roman. Il lui est demandé de donner un avis premier, voir un choix définitif, sur la couverture qui lui plait le mieux. James, dont la vertigineuse nausée se confirme d'instant en instant, ferme les yeux plusieurs secondes. Lorsqu'il les rouvre, il choisit au hasard l'une de maquettes visuelles du bout de son index droit.

  • Intéressant. J'aurai choisi celle-là, moi aussi.

 Aussitôt, Yvain s'en veut d'avoir émis cette remarque, tant Lucie le foudroie de ses yeux noirs étincelants. Comme à son habitude, James ne remarque rien. Il ne sait pas s'il oscille le plus vers vomir ou s'évanouir.

  • Excusez-moi, je ...
  • Oui ? Oui ?

 Lucie répète son injonction à répondre en posant malhabilement une main sur son épaule. Elle remarque soudain que malgré sa petite taille, elle dépasse James d'une bonne tête tant il se voûte.

  • Je ...
  • Pour le contrat, rassurez-vous, ce n'est qu'une première signature, une première monture avant d'étudier la pérennité ...

 Déjà, James n'entend plus rien. Il vient de s'évanouir.

*          *          *

 Noir. Blanc. Noir. Gris. Les paupières frissonnent, puis se soulèvent. Des couleurs chaudes se précisent. James secoue la tête comme pour évacuer un frisson.

  • Ah, il est sur pieds. Très bien. Très bien.

 Lucie est un son comme un soupir, tandis que l'environnement qui se présente est ocre et boisé. James reprend corps dans un salon, au sol tapissé de coussins de tissu. Il se lève et quitte soupçonneux la station allongée qu'il occupait.

  • Évidemment, j'aurais aimé vous présenter cet appartement dans d'autres circonstances, évidemment.

 Le tic de langage de Lucie traduit son stress. Tout à son ressentiment secret, elle n'a pas vu que James depuis le départ du cabanon ne cesse de se liquéfier. Après avoir fait venir un ambulancier, qui s'est assuré de sa bonne forme, on a transporté l'auteur tout à ses vapes dans le spacieux appartement que l'éditeur lui a loué sur Paris avec les subsides de l'à-valoir qui lui est accordé en attendant les premières ventes du livre. Depuis le début, percevant en James un talent génial autant qu'un cas social irréversible, Lucie avec les ressources de la boite se comporte en mère juive. Ce n'est pas James qu'elle couve ainsi de castrations matérielles et de manœuvres épuratoires. C'est l’œuvre à travers lui ; l’œuvre, et sa future lignée, qu'elle veut protéger d'un si mauvais père. Si James est le géniteur biologique de ce rêve d'écrit, elle s'en veut la tutrice par une adoption d'urgence.

 Un verre d'eau est avalé par James. Les jambes encore cotonneuses, il marche en piétinant à travers le logis, découvrant chaque salle en silence. Il s'arrête devant la salle de bain, où la baignoire spacieuse lui évoque celle de jadis. Ses lèvres remuent sans exprimer de bruit. Lucie se rapproche, craintive désormais de le frôler tant elle le croit capable de s’effondrer de nouveau.

  • Un buffet vous attend dans la salle à manger. Vous aimez la cuisine au wok ?

 Tout est tellement hors de propos. James finit par s'asseoir sur une chaise design en face de la table dressée et des couverts en inox. Lucie dégaine son téléphone et fait déjà mine de partir, lui ayant laissé sur un tableau dans l'entrée une liste de contacts et de consignes.

Alors qu'elle ouvre la porte, James parle enfin.

  • Non.

Sans un mot, Lucie se retourne vivement, elle le regarde sans offrir d'émotion.

  • Oui ?
  • Non. Je suis fatigué. Je veux dire de tout ça ... Je veux juste dormir, profitez un peu. Je crois que je ne veux pas faire toutes les choses que vous me demandez, les salons du livre, les cours de communication, les séminaires de je-sais-pas-quoi. Toute cette merde, pardon, là, non. Je veux juste ...
  • Oui ? Oui ? Vous voulez ? Mais vous voulez quoi ? Rester un petit cafard ? Vous graisser sur le dos des autres ? Vivre encore un peu comme un clodo en sursis ? C'est ça ? C'est ça ? Je résume assez bien ?
  • Quoi ? Non, je ...

 Lucie, féroce, crevant l'abcès de ses questions stériles, ne veut plus rien masquer. Elle veut dire enfin ce qu'elle n'ose plus de haines. Elle veut haïr ce but qui se dérobe toujours. Elle veut punir cet ahuri qui ne sait pas sa chance.

  • Vous ? Vous ? Vous ne savez pas ? Eh bien moi, je sais. Vous n'avez pas fait exprès de pondre quelque chose qui vous dépasse, et vous êtes bien emmerdé maintenant. Vous ne savez pas quoi en faire ? Moi si ! Vous rêvez juste de dormir en paix, sans rien entreprendre ? Moi, j'ai d'autres rêves. Bien d'autres. Pour votre texte, pour ce cadeau que j'attends depuis si longtemps. Vous voulez pisser dessus ? Rien en branler ? Pas moi. Cela mérite mieux. Mieux que vous.

 James se sent vivant. Comme jamais, il veut crier, chanter, frapper, gueuler sa vie.

  • Merde ! Entendu ? Merde ! Vous ne savez rien ! Qu'est-ce que vous en savez de mes envies ? Ce bouquin c'est moi, c'est tout moi. C'est moi qui sors de nulle part, et ça vous fait chier, mais c'est comme ça ! Je l'ai fait exprès, vous entendez ! Exprès ! Chaque putain de mot, compris ? C'est ma vie. Rien d'autre !

 Lucie et James se toisent. James n'a plus rien de celui qu'il était. Le vouté mutique est devenu un corps hurlant.

  • Ah oui ? Et c'est quoi votre ambition ? Hein ?

 La jeune femme se mord les lèvres. Les larmes aux yeux, tout en se maudissant d'en avoir trop dit, elle garde au creux d'elle l'insulte et le mépris du sort qu'elle ressent encore pour son enfance et ses songes évanouis. En équilibre instable, lui, veut dire ce que ses peurs ont tues.

  • Vous croyez que je n'en ai pas rêvé ? Je veux juste du calme, qu'on me lâche. Je suis ce que je suis. Ce putain de bouquin je vais vous le vendre. Et je vais en pondre d'autres, si vous saviez ! Arrêtez de croire que je m'en fous !

 Effondrés, blessés tout deux, les deux êtres se tétanisent. Plusieurs minutes s'écoulent. Membre par membre, Lucie marche vers la porte qu'elle avait quittée. La voix engluée de salive, James saisit une occasion.

  • Passons un marché. Un contrat, si vous voulez.

Lucie regarde James, oublie encore un peu la porte.

  • Un contrat ?

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