Mystères

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 On entre dans la couronne francilienne. Lucie a rengainé pour quelques courts instants ses terminaisons communicantes. Téléphones et tablettes sont rangés à portée de vibration dans le fond de ses innombrables poches. Rêveuse, alors qu'elle est la définition même de l'énergie déployée, elle s'autorise à divaguer du fond de l'esprit et du bout des yeux sur l'auteur qui gît, endormi, la bouche ouverte, près d'elle sur les sièges de la luxueuse voiture. Il dort. Que contiennent ses rêves ? Quelles fulgurances sont près d'elle en train de germer dans le cerveau contracté de cet éminent génie ? Lucie se demande bien des choses. Elle est épatée. Ce déchet social, cet homme sans courage et sans charmes, ce petit homme si insignifiant a produit, malgré lui, sans préméditation consciente, un texte lancinant de belle et brutale littérature. Un style acerbe sans rondeurs et sans cadeaux est né. Il doit forcément y avoir une intelligence au service de la plume. Lucie veut s'en convaincre. Seule une volonté cultivée, seul un brio en action peuvent être à l'origine des émois qu'elle a traversé en lisant les textes de James ; les textes ; un roman, premier manuscrit reçu, et les nouvelles qu'il a écrits depuis, dès lors qu'on l'a placé dans le cabanon. A la maison d'édition, c'est comme cela que l'on appelle le logis où la direction, mais surtout Lucie, a décidé de confiner James pour plusieurs semaines, jusqu'à aujourd'hui. Ce n'est pas par précaution quelconque, contrairement à ce que ce dernier croit encore, qu'on l'a ainsi isolé depuis la découverte de son talent.

  • Forcément. Forcément ...

 James dort et Lucie marmonne.

  • Obligatoire. Obligatoire ...

 Lucie marmonne pour se donner foi en cette seule vérité. James doit renfermer en lui une lueur ; un espoir de raisonnement ; un confetti de clairvoyance ; une miette d'intelligence même. Il le faut. Il le faut pour expliquer la déchirure qu'elle ressent encore à voir devant elle les mots si purs qu'il a conçus pour elle ; pour elle. Elle se surprend encore, comme toujours, à se voir elle-même seule destination possible de cette œuvre. On dit toujours ça, bien sûr, d'un bon écrivain. Il sait faire croire à chaque lecteur que son texte est dépositaire de ses propres secrets, de ses propres hantises, de ses propres obsessions. Le lecteur ressent face à une bonne prose la sensation que les phrases lues auraient pu être écrites pour lui seul. Écrire, c'est doublement réfléchir ; réfléchir son thème, son époque, son propos ; et réfléchir son lecteur, ce qu'il contient de besoin et d'élans, pour qu'il s'identifie ainsi aux héros, aux situations. Il faut que le vulgaire liseur de la trame s'en croit lui, parmi les autres, seul propriétaire véritable, seul commanditaire légitime. Un bon roman est un bon miroir. Il doit refléter chaque lecteur sans lui donner à voir le reflet des autres. Il doit se croire le seul étudié, le seul personnifié. Le bon roman fait croire au bon lecteur. Nul médiocre ne peut réussir ce tour de magie.

 Lucie n'ose plus, depuis de nombreuses secondes, regarder James qui dort et ronfle avec des bruits glauques à côté d'elle. Cet énergumène est donc bien l'auteur de ce style. Pour elle, c'est une déchirante constatation. Comment est-ce possible ? Il y a plusieurs mois, après même leur première conversation téléphonique, Lucie a ressenti ce trouble, ce doute. Il faut agir. Lucie se le dit aujourd'hui, comme elle se l'était dit à l'époque. Il faut agir.

Le cabanon, c'était son idée. La maison d'édition possède cette vieille bicoque en Lozère pour y isoler les auteurs fragiles ; pour y mettre de côté les talents qui ont du mal à éclore dans le respect des délais éditoriaux ; pour faire s'y remplumer, le temps nécessaire, des textes rances commis par des écrivains qui ne se donnent plus assez à leur art. Les malheureux proscrits, déjà publiés, y sont envoyés tant que leur semence prochaine de mots n'a pas été délivrée à l'éditeur. Ils y sont parqués quand celui-ci s'inquiète de délivrer des avances sur droits d'auteur à ceux qui ont cessé d'en être. Souvent, d'ailleurs, les littérateurs eux-mêmes le demandent, pour être à l'abri du monde, des occupations, d'internet, des sollicitations en tout genre. Il s'agit pour eux de pouvoir faire peau neuve et pages remplies avant chaque sortie littéraire délicate. James, lui, ne l'avait pas demandé. Lucie l'a choisi, en présentant cet isolat comme une mise à l'écart des autres éditeurs. Il l'a gobé. Il gobe tout, James, quand ça vient d'elle. Il n'a aucune volonté propre. Alors comment, bon sang, cet homme qui se laisse autant faire a t-il pu créer de son propre chef une telle somme ? Une ambition, un caractère secret, même à lui-même, peuvent-ils expliquer cette incongruité ? Lucie n'en revient toujours pas. Alors que James ronfle de plus belle, la bouche de ce dernier s'humecte de salive qui se gonfle de petite bulles palpitantes à l'orée de la commissure de ses lèvres crevassées. James dort, et son faciès est celui d'un crapaud. Et c'est cet homme si ordinaire de vulgaire qui est l'auteur d'un tel chef-d’œuvre ? Lucie questionne sans fin ce qui lui semble paradoxe.

 Car elle a vibré, et vibre encore. Elle relit, en tenant le manuscrit du bout de ses doigts fins, le chapitre du roman de James qui l'émeut le plus :

" Le vieillard s'endort comme une civilisation prospère. Ses paupières s'interposent. L'image de sa petite fille n'est plus qu'un rêve. Sans à-coups, sans sursaut, sans remous aucun, il s'endort. La petite fille, qui aime tant par lui la culture qu'il professe, s'étonne. Les narines du vieux ne tressaillent plus. Alors qu'elle voudrait discourir avec lui de ce qu'elle traverse de doutes ; alors qu'elle se voudrait toujours l'interlocutrice préférée ; alors que de passionnants conciliabules se meuvent en elle et pour lui ; alors même que tout cela et plus, un sommeil lourd lui dérobe son aïeul. C'est un de ces sommeils dont on ne se réveille pas. D'ailleurs, l'aîné ne se réveille pas. Et la petite fille, qui comprend, sert ses poings sans savoir que maudire. Le temps ? Les silences ? Quoi d'autre ? Un vieillard meurt et tant d'univers avec lui. "

 Ce n'est peut-être même pas un des meilleurs chapitres de l'œuvre. Mais Lucie, qui sent humides ses joues de larmes, pense à son propre grand-père dans son fauteuil de mort. Elle se trouble de la sensation qu'un autre exprime ce qu'elle a toujours pensé. La mort est une phrase qui survient trop tôt. Tant de choses meurent en elle de ne pas savoir se dire. Et voilà qu'un autre les dit pour elle, pour de bon. Lucie le fusille du regard, alors qu'il ronfle. Elle vénère l'œuvre, exècre l'homme. D'incompréhension, elle hait qu'il ne soit pas à hauteur de ce qu'il écrit.

 Lors de leur première rencontre, James s'est ouvert à elle de frustrations pénibles, de besoins matériels. Il a égratigné en la parlant une langue qu'il écrit si bien. Il a paru pressé de la revoir, sans rien donné des éclats espérés. Il est un homme sans rien, sans même sa langue, qu'il ne fait qu'écrire. Lucie l'a donc envoyé au cabanon, le temps que le roman soit travaillé par l'éditeur et préparé pour sa publication. Car dans la maison, personne n'a douté, le texte sous les yeux. Le feu vert est vite arrivé. Nous l'avons ! Manuscrit prodigieux ! Celui là, c'est quelque chose.

  • C'est quelque chose. Oui. C'est quelque chose.

 Lucie murmure. Elle réfléchit. Elle doit le préparer aux échéances médiatiques à venir. Le boulot sera conséquent. James est une vitrine ébréchée. Il faut bâtir un lustre public qui siéra au livre. L'auteur ne doit pas effrayer les futurs lecteurs. Lucie hésite. Une campagne de promotion, c'est risquer de présenter un James décevant pour son tout premier livre. Lucie ne sait que trop bien que quelque soit la qualité de son œuvre, James, sur les plateaux de télévision comme en interviews écrites est un ambassadeur friable. Doit-on le montrer lui même, où le garder secret et le substituer par un acteur qui jouera son rôle pour les journalistes ? Présenter James tel qu'il est maintenant c'est courir le risque d'effrayer trop tôt. Le média training peut servir. On peut aussi lui trouver un pseudonyme, et l'empêcher de se montrer. Les possibles sont ouverts.

 La voiture se gare. James, se réveille et questionne, l'élocution pâteuse.

  • On est arrivés ?
  • Pas encore, non, pas encore ...

 Et Lucie le dit, le pense, et le craint.

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