Épiphanie

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 James se remémore. Il n'a pas toujours écrit. Alors que Paris s'annonce, à travers la raréfaction des œillades vertes pour les notes de gris derrière les vitres latérales de la voiture, il songe. C'est un songe du passé.

 Premiers jours de boulot à Butterfly Contact, la boite de téléprospection où James a dégoté un CDI pépère. Il est, officiellement, chargé de clientèle en téléphonie. Le SMIC et la sécurité d'un contrat fixe ; trois semaines de formation ; machines à café rouges et balcons gris donnant sur le ruban bleu sombre de la Garonne. Bordeaux transpire à grosses gouttes, sous le règne étouffant d'un mois de Juillet caniculaire. Après l'échec relatif de ses études universitaires et la mise sous cloche d'une vie sociale paralytique, James s'éprend de n'être plus qu'une petite fourmi industrieuse. Ce sera donc, pour commencer, la vente de forfaits et bientôt, s'il est sage, la possibilité de basculer vers le secteur béni des appels entrants. On lui parie une vie fade et solide du côté de la maintenance téléphonique des clientèles professionnelles. Le merveilleux se présentera désormais à lui par les intonations chaudes et sucrés, érotiques d'accès haineux, des voix des clientes et clients qui l'aspergeront à chaque appel de récriminations sur la qualité aléatoire du support technique. Il est, pour eux tous, la voix de l'opérateur incriminé, de l'urbanité traîtresse. Il est le laquais obséquieux qu'on corrige pour atteindre le monde. On le met en charpie à chaque appel. On l'abreuve d'insanités qu'il doit retranscrire au mot près. James abdique, sans sourciller, toutes les dignités qu'on lui quémande pour devenir le parfait petit travailleur d'un métier à la con. Il ne le voit pas tout à fait comme ça. Il se trouve par exemple très courageux de réclamer, avec insistance, qu'une journée sur la promotion de l'art en entreprise soit adoptée dans l'année. Le prix Nobel n'est sans doute pas loin.

 L'ennui grignote tout. Les journées passées derrière l'ordinateur, à lister chaque appel reçu en note de support technique, sont vertigineuses de rien. Les mêmes mots reviennent : rupture de ligne, rupture de support, rupture de contrat, rupture de faisceau, rupture du couple. Mince, pas croyable. James vit même des drames, par procuration, quand ses clients s'écharpent entre conjoints sur les modalités de tarifications. Le divorce, à n'en pas douter, sera laborieux de codicilles. James s'ennuie. Cet ennui l'habille, le possède, étrille toutes ses vitalités. Quand il rentre en tramway vers son appartement de la banlieue bordelaise, après avoir posé son casque sur son clavier poussiéreux, sous le regard embué de soupçons du manager de quart, James se croit en devoir de bailler à la ronde. Il croit qu'il justifie ainsi quelque devoir d'employé modèle. Quand il rentrera tout à l'heure, pour se branler aussitôt sur n'importe quel porno slave offert par internet, il se croira presque vivant. En attendant, il pose ses yeux éteints sur le défilement chaotique des passants transpirants. Le tramway trace une ligne métallique dans une foule liquide et salée. James s'endort sous la chaleur. Il rate son arrêt. Il rate sa vie.

 Ce soir là, quand il se réveille dans le terminus crade d'un quartier périphérique, il ne rentre pas chez lui. Il vagabonde, de bar en bar, et termine sa nuit dans un after vaporeux. Le rade ne ferme ses portes qu'au petit matin. James y boit autant qu'il le peut. Pas longtemps, donc. Il vomit, se lave, zone dans les toilettes ; atteint nauséeux les frontières de son mal-vivre. Et quand il rentre enfin, inaugurant pour son travail une première absence pour cause de santé, il s'endort sur son matelas d'un sommeil vide de rêves. Il se réveille ; boit de l'eau ; vomit encore ; récure son évier ; et constatant que la journée va encore être chaude, s'enferme dans sa salle de bain. Il s'y trouve une baignoire, petit secret génial de son appartement studio. De la brioche au chocolat, une bouteille de thé glacé et son ordinateur portable siègent sur la table basse qu'il a installé en vis à vis accessible de l'étendue d'eau tiède. Quand le robinet d'eau a versé assez de litres de liquide parfumé à la vanille parmi les monts de mousse qui dansent sur la surface de la mare, il s'y immerge avec délectation. Une heure à n'être rien. Puis, las de regarder les mêmes éternelles vidéos sur YouTube, ne voulant pas encore s'endormir tout à fait, il ouvre son traitement de texte, et y écrit un mot. Un seul. Une autre heure passe.

 James lève ses doigts et, sans quitter sa station allongée dans l'eau qui refroidit, en écrit un autre. Le troisième puis le quatrième lui succède, fiévreux, et toute une lignée de fulgurances haineuses naissent ainsi en signes noirs sur fond blanc. Un paragraphe entier. James le relit, s'obstine ; l'efface ; réécrit mieux encore cette salve obsédante. Il peaufine, il abrège, il rallonge parfois. Soudain, il s'émeut ; vibre d'un mot mieux taillé ; s'abreuve les yeux fermés d'une sonorité qu'il élague en quelques phrases. Il se découvre sans trop y croire encore, étranger à lui-même, écrivain. Il veut faire beau ses concertos refoulés. Il donne sans pudeurs les chapitres qu'il ne vit plus. Le personnage naît sous un autre nom, et lui emprunte l'entièreté de ses courages abdiqués. Il est ce qu'il n'est plus ou ce qu'on ne veut plus qu'il soit. Il écrit un autre, et cet autre prend forme. Une œuvre pousse ses premiers cris parmi les tressaillements de ses doigts sur le clavier matraqué. Quand l'eau du bain est devenue tout à fait froide, il se réveille à lui-même. Il enregistre son travail ; se rhabille ; pisse un coup et quitte la salle de bain ; s'endort, et reste allongé jusqu'à la mort du jour. En son fort intérieur, il ressent enfin que quelque chose survient. Il commence déjà à nourrir un orgueil qui s'ignorait.

 Son portable sonne. Il décroche. Il n'est pas loin de vomir, encore.

  • Pourquoi t'es pas venu ?
  • Malade.
  • Beaucoup ?
  • Oui.
  • Un arrêt en bonne et due forme ?
  • Ouais, j'envoie ça demain, je dois voir le toubib.
  • D'accord. Repose-toi bien !

 Il ment sans rougir à son manager. Ça n'importe plus. Chaque nouvelle entorse à sa vie précédente ne fait qu'entériner sa découverte. Il écrit. C'est donc qu'il existe. Même un peu ; même en escroc ; même sans caution. Il existe. Ces lignes, ces mots en chapelets en témoignent.

 Les semaines passent. Le jour, il est cet employé inerte d'une entreprise vorace. La nuit, il est ce soudard sans gêne, qui vomit des pages, et pleure son style. Il dort par courtes séquences, dans le tram, aux pauses déjeuner, entre deux chapitres d'une intrigue furie. Il vit sans confort, sans retour, l'invention de lui-même. Personne à son faux travail ne remarque qu'il s'en invente un vrai. Seuls ses cernes, ses lourds cernes toujours plus violets, parlent pour lui de l'ivresse de dire un monde en crachats de caractères. Un soir, il n'écrit plus rien. Il relit ; relit encore, corrige et relit plus loin. Les nausées sont nombreuses, les abandons aux portes. Il ne capitule pas. Il met en page, dort, part au travail, revient en son appartement, se remet à la tâche, ne mangeant presque plus. Il n'est plus qu'une plume qui ignore son caractère d'hydre. Il se perd, se retourne, réemprunte des sentiers dédaignés. Un matin, il poste son manuscrit achevé en version numérique à un grand éditeur parisien. Un seul. Par défi. Par ignorance aussi, de l'impossible réussite. Il n'espère pas. Inconscient, il ne veut pas d'avenir à cette folie déclarée. Il décide de rentrer dans le rang. Il ferme son traitement de texte pour ne plus l'ouvrir. Il part au travail. Il oublie, et s'oublie.

 Quand quelques jours plus tard une jeune employée d'édition lit, sidérée, ce manuscrit accidentel, il n'est déjà plus cet écrivain miracle. Il est redevenu ce chargé de clientèle qui prétend au néant. Aussi, la première fois que son téléphone lui délivre un appel de Lucie, il prend peur. Quand il entend ce qu'elle lui dit, il ne jubile pas. Il n'avait pas préparé la bascule. Elle survient malgré lui. On lui parle de destin littéraire. Il s'effraie. Il se croit en faute. Lucie le veut signataire rapidement d'un préaccord. Il se croit aigrefin. Lucie dit à James qu'une rencontre est possible, elle veut savoir si d'autres éditeurs sont dans la boucle. James balbutie. Il n'a rien prémédité, ne veut pas d'ennui. Lucie récapitule des étapes qu'il n'entend pas. Il perçoit juste que sa voix est agréable.

  • Nous allons nous revoir vite. Votre manuscrit, c'est quelque chose.
  • Ah, oui, peut-être ...

 La conversation prend fin. James croit encore s'y refuser : il entre dans sa mue.

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