La vie après les mots

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 Au cœur de la bibliothèque Ambrosienne de Milan, noyé dans le silence d'une cathédrale de livres, un homme âgé et élégamment vêtu est installé derrière un pupitre. Cet homme aux traits nobles et à l'autorité naturelle imposant le respect, est Athanase Knigi, membre de l'Académie des sciences et de l'Académie de médecine, professeur au Collège de France, président de l'association française pour l'avancement des sciences, récipiendaire d'une centaine de médailles, prix, diplômes, trophées reçus en France, en Belgique, à Monaco, en Italie, en Allemagne, aux États-unis, au Danemark mais aussi titulaire de la Légion d'honneur, du Mérite national, des palmes académiques, parrain d'une multitude d'organismes et d'institutions culturelles internationales, auteur d'une cinquantaine d'ouvrages consacrés notamment à l'assyriologie, à l'égyptologie et aux langues mortes, conférencier, conseiller du gouvernement pour l'enseignement universitaire, président de nombreuses commissions d'études sur la paléontologie et l'Extrême-Orient, membre d'honneur d'associations humanitaires, ambassadeur de l'Unesco, titulaire d'une chaire d'anthropologie au Brésil, auteur ou coauteur de plus d'un millier d'articles scientifiques et découvreur de fossiles, de trésors et vestiges antiques, directeur du bureau de la librairie, rédacteur en chef du nouveau journal des savants.

 Cet illustre personnage, assis humblement au milieu d'autres lecteurs, consulte avec fébrilité l'imposant volume du Virgile de Pétrarque.

 Ce manuscrit est une compilation datant du XIVe siècle. Il contient les œuvres de Virgile, annotées de la main du célèbre poète et humaniste florentin. Rédigé sur un parchemin épais, luxueusement relié, cet ouvrage a traversé les siècles en échappant à de multiples vicissitudes pour parvenir aujourd'hui, miraculeusement conservé, entre les mains de l'éminent savant vénéré par la communauté scientifique internationale.

 Dans le cadre impressionnant de cette somptueuse bibliothèque contenant l'abrégé du monde, Athanase savoure l'instant. Il tourne avec l'onctuosité d'un prélat les lourdes pages de ce livre unique. Il songe à ses multiples et prestigieux détenteurs qui au cours des siècles précédents ont posé leur regard passionné sur les magnifiques miniatures, lettrines et ornementations. Au-delà du plaisir de consulter un ouvrage rare et chargé d'histoire, Athanase réalise qu'il arrive au terme d'une quête commencée il y a de très nombreuses années. Une quête qu'il prolongerait encore s'il ne sentait en lui l'imminence d'une fin prochaine. Son grand âge ne lui permet pas d'espérer bénéficier de beaucoup de temps afin de préparer son grand œuvre. Il est temps pour lui de passer à la phase finale à laquelle il se prépare depuis si longtemps. L'acte qu'il s'apprête à accomplir sera le dernier d'une série qui devra le mener à l'aboutissement de son projet.

 Tout en consultant l'ouvrage avec attention, Athanase sent peser sur lui des regards inquisiteurs. S'agit-il de cet homme en costume sombre et coiffé d'un borsalino au feutre défraîchi ? Il est assis à quelques mètres de là, à moitié caché par plusieurs piles de livres et tourne la tête à intervalles réguliers dans sa direction. Il y a aussi cette femme, employée de la bibliothèque, qui va et vient le long des étagères pour reclasser des volumes et qui semble de connivence avec l'homme au couvre-chef. Personne, parmi les nombreux lecteurs présents n'échappe à la suspicion. Le moindre geste ou regard est analysé, soupesé, disséqué et interprété par Athanase. Celui-ci tente de refréner son inquiétude qu'il devine exagérée. Il met sa fébrilité sur le compte de l'émotion. Il s'interroge : qui pourrait porter le moindre soupçon sur l'un des érudits les plus respectés et les plus célèbres de la planète ? Les coups d'œil dont il est l'objet ne sont sans doute que ceux d'admirateurs l'ayant reconnu. Rassuré par cette explication, il poursuit avec sérénité sa lecture. Il est temps pour lui de mettre son projet à exécution. Un dernier contrôle lui permet de constater qu'il n'est plus observé. Il ferme le volume et le glisse discrètement dans son cartable. Dans la continuité de son geste, il se lève et se dirige sans empressement vers la salle du patrimoine.

 Il sait que de cet endroit, il trouvera un moyen de sortir de la bibliothèque sans passer par les portillons de contrôle. Un prétexte suffira pour rendre visite au directeur de l'institution, lequel, honoré de sa présence, l'accompagnera ensuite vers une sortie réservée au personnel. Son plan réussi, il se retrouve rapidement dans un taxi, muni de son précieux butin, en direction de l'aéroport.

 De retour en France, il se réfugie dans sa résidence secondaire située en région parisienne. C'est une maison de maître, isolée et entourée d'une forêt de hêtres et de châtaigniers. Athanase en a fait l'acquisition quelques années auparavant sous une fausse identité. La bâtisse s'élève à l'extrémité d'une allée bordée de petits buis. On accède à l'entrée principale par un perron protégé par une balustrade.

 Athanase a transformé cette demeure en immense bibliothèque. Dès le hall d'entrée, on découvre des dizaines d'étagères en chêne de Hollande verni. Des milliers de livres s'offrent en perspective, la plupart protégés par une reliure en cuir de Russie réputé pour faire fuir les insectes, ou en maroquin aux couleurs différentes selon le thème, rouge pour l'histoire et la littérature, bleu pour la théologie et le droit, citron pour les sciences naturelles.

 Au fronton de la pièce principale, est accroché un tableau représentant Minerve, la déesse de la sagesse, foulant de son char les ignorants. Çà et là de nombreuses sculptures évoquent des personnages illustres, Callimaque le premier conservateur de la grande bibliothèque d'Alexandrie, le géant Atlas soutenant le monde, plus loin Charles V précurseur des rois lettrés de la tradition française et François 1er qui a posé les bases du dépôt légal permettant ainsi le développement de ce qui est devenu aujourd'hui la Bibliothéque nationale. Sous une vitrine, on découvre à côté de fragments de poteries, des tablettes d'argiles portant des inscriptions cunéiformes. Athanase est aussi traducteur de sumérien. On dit de lui qu'il détient les secrets des grands initiés de Krishna à Jésus, d'Orphée à Pythagore.

 Il traverse la grande salle, gravit un large escalier et pénètre dans une pièce plus petite où il a installé son cabinet de travail. Il s'agit d'une sorte de chapelle de forme circulaire comportant trois fenêtres exposées de manière à laisser pénétrer la lumière sans donner trop d'intensité aux rayons du soleil. Un espace est réservé pour un grand bureau qui offre à son occupant une vue complète sur les livres couvrant toute l'étendue disponible en largeur et en hauteur. On trouve sur ces étagères des ouvrages issus des collections les plus prestigieuses provenant des bibliothèques du monde entier, de Vienne, de Copenhague, de Berlin, de Saint-Pétersbourg, de Pékin, Cambridge, Oxford, Abidjan. Un florilège de livres rares et précieux présentant tous un intérêt considérable pour les recherches du professeur.

 Athanase s'approche d'une étagère où subsiste un emplacement libre. Il extrait le précieux Pétrarque de sa sacoche et le range avec précaution entre deux autres volumes richement reliés. Il recule de quelques pas pour contempler sa création avec fierté, il éprouve le même sentiment que l'architecte après la pose de la dernière pierre de son chef-d'œuvre. Enfin, il va disposer de son temps et profiter de tous ses trésors. Hors de la cité des hommes, délivré des sollicitations, des charges, des commissions, des comités à l'infini dont il est accablé, étouffé, il pourra se livrer à l'étude et à des recherches librement choisies. Cependant, Il ne regrette pas le temps passé aux travaux académiques, ils lui ont permis de parcourir le monde et de récolter progressivement ce qui constitue aujourd'hui un immense trésor. Comme l'anachorète, il se retire dans sa thébaïde loin du tumulte. Il rompt brutalement tous les liens sans laisser de traces.

 Quelques jours plus tard, les médias du monde entier annoncent la mystérieuse disparition du célèbre professeur Athanase Knigi.

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