Raymond

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Et si la compétition était le plus grand fléau de notre temps ? « Je n'ai pas à être plus fort que l'autre. Je dois être plus fort que moi grâce à l'autre ». Albert Jacquard

 Raymond jouait comme un pied.

 De tous les joueurs que j'avais côtoyés à ce jour, c'était sans aucun doute, le plus nul. À 46 ans, il ne pouvait plus espérer redresser la situation, même en travaillant beaucoup . Heureusement, il ne faisait pas de compétition, ce qui lui épargnait l'humiliation de figurer au bas de l'échelle dans le classement national.

 Sa passion, pour les échecs, s'était révélée par hasard, un jour de pluie. Nous bavardions tranquillement chez moi à propos de tout et de rien, quand il remarqua mon échiquier posé sur la table du salon.

 Tu sais jouer aux dames ? me dit-il.

— Ce n'est pas un jeu de dames mais un jeu d'échecs. Répondis-je, un peu surpris par son ignorance.

Il s'approcha, saisit une pièce délicatement entre le pouce et l'index, il l'observa attentivement puis il dit :

— J'aimerais bien apprendre...

 Comme nous n'avions rien de mieux à faire, j'entrepris de faire son éducation échiquéenne. Il fut rapidement captivé par les explications que je lui donnais, non pas en raison de mes talents de professeur, mais tout simplement parce qu'il était fasciné par le monde qu'il découvrait.

 Quand il eut parfaitement maîtrisé les règles du jeu, nous fîmes une partie.

 Il jouait avec application, prenant pour chaque coup un temps infini. Il avait une prédilection pour les cavaliers qu'il déplaçait d'avant en arrière, sans qu'aucun de ses coups n'eût un rapport logique avec la position. Je jouais passivement pour faire durer la partie. Après 20 coups, sa position était devenue surréaliste, toutes ses pièces étant regroupées dans un coin de l'échiquier, hormis un cavalier aventuré du côté de mon roque. Je jugeai le moment venu de me lancer à l'attaque et en quelques coups, je lui administrai un mat à l'étouffée.

— Splendide ! s'exclama-t-il, en se renversant dans son fauteuil.

 Nous restâmes ainsi quelques instants à regarder l'échiquier. Je commentais la position, en m'efforçant de lui expliquer ses erreurs. Il m'écoutait attentivement. Son long visage maigre, éclairé par la seule ampoule du lustre qui fonctionnait, exprimait un profond intérêt. Tandis que je parlais, il déplaçait les pièces un peu à la manière d'un puzzle, construisant des figures géométriques originales avec les pions et répartissant harmonieusement les pièces blanches et noires sans se soucier d'aboutir à une position réaliste.

 Quelques jours plus tard, il s'inscrivit au cercle et en devint rapidement le joueur le plus assidu.

 Les mois passèrent sans qu'il fît le moindre progrès. Il était si mauvais que tous ses partenaires, même les plus faibles, s'ennuyaient à mourir. Cependant, ses défaites multiples n'entamaient aucunement son enthousiasme. Il personnifiait à merveille le type de joueur (dont je me suis toujours demandé s'il existait vraiment), jouant non pas pour gagner mais « pour le plaisir ». Il éprouvait toujours une évidente satisfaction à construire ses positions, utilisant ses pièces comme s'il se fût agi de figures symboliques qu'il convenait de disposer, selon des règles que lui seul semblait connaître.

 Au cercle, il prenait rarement part aux conversations, même quand il s'agissait de commenter une partie ou une position. Parfois, de manière impulsive, et comme se parlant à lui-même, il indiquait un coup qui lui semblait meilleur que ceux que nous proposions, mais il était incapable de nous expliquer pourquoi et semblait regretter toujours de s'être immiscé dans la conversation. Ces justifications étaient pour le moins nébuleuses :

« Le fou est mieux sur cette case à égale distance des tours d'autant que le Roi est sur une case noire... »

« Le cavalier est très fort à senestre de la tour surtout parce que le fou vient de jouer... »

Ces commentaires prenaient parfois la forme de règles alambiquées qu'il énonçait de manière péremptoire.

« Dame et pion en conciliabule valent mieux qu'un cavalier en e6... »

« Pion blanc à deux cases d'un fou noir symbolise un danger d'angle pour b7 en trois coups... »

« L'aréopage de pions va s'introduire dans le palais... »

 Depuis longtemps, nous avions renoncé à comprendre ses apartés amphigouriques, heureusement ceux-ci étaient assez rares. Il faut dire que Raymond était peu expansif. J'éprouvais un certain plaisir à l'entendre parler car il avait une façon de s'exprimer très personnelle. Il s’adressait à tous avec une grande équanimité et beaucoup de douceur. Il ponctuait chacune de ses paroles par un long silence qui parfois mettait mal à l’aise ses interlocuteurs ne sachant pas comment interpréter ce « blanc » dans la conversation. Raymond réfléchissait tout simplement avant de prononcer chaque phrase et quand il ne trouvait pas les mots justes, il se taisait. Il utilisait un vocabulaire recherché et ses interventions ne manquaient pas d'élégance ni d'esprit. Mais il restait toujours un peu dans son monde et ses manières ainsi que sa curieuse façon de s'exprimer pouvaient parfois dérouter, de ce fait certains membres du cercle le prenaient pour un naïf un peu simplet. Ses innombrables défaites sur l'échiquier ne pouvaient qu’entériner ce jugement.

 En dehors des échecs, je ne lui connaissais aucun loisir. Il était fonctionnaire au ministère des Armées et menait une vie de célibataire tout à fait banale. Nous habitions le même immeuble et nos appartements étaient situés l'un en face de l'autre. Il recevait très peu de visites et s'absentait rarement. Rien dans sa personnalité ne laissait deviner son style de jeu si fantaisiste.

 En fait, Raymond semblait vivre dans un monde parallèle dont nous ignorions tout. Sa manière de jouer évoluait très peu. Dans les mois qui précédèrent sa maladie, son niveau sembla s'affaiblir davantage. Non pas qu'il perdît plus de parties, c'était impossible ! il n'en gagnait aucune, mais il perdait de plus en plus tôt.

 Un soir, je trouvai un mot de lui, glissé sous ma porte. Il s'excusait de ne pouvoir venir au cercle pendant quelque temps. Son état de santé s'était dégradé et il devait être hospitalisé.

 Les jours qui suivirent, je lui rendis visite. Malgré la gravité de sa maladie, je le trouvais relativement serein. Il gardait toujours un échiquier près de lui et passait la plus grande partie de son temps à jouer. Un après-midi, je remarquai un manuscrit posé sur la table de chevet. Le diagramme de la première page ne laissait aucun doute sur l'identité de l'auteur. Je lui demandai s'il rédigeait des notes sur les échecs, il me répondit qu'il ne s'agissait que de quelques réflexions sans intérêt.

 Les semaines passèrent. Il était sorti de l'hôpital, mais ne venait plus que rarement au cercle. Les visites, de plus en plus fréquentes, de son médecin et les quelques confidences que je pus recueillir me firent comprendre qu'il ne lui restait que quelques mois à vivre.

 Cette perspective m'affecta profondément. Je me rendis compte à ce moment-là qu'il n'était pas simplement mon voisin et mon partenaire aux échecs, il était devenu un ami véritable. Sa présence me manquait énormément. Il dégageait tellement de sympathie et de douceur qu'il lui était impossible de se faire des ennemis et pourtant ses amis étaient rares et d'ailleurs je ne lui en connaissais aucun. Discret et taciturne, il était toujours aimable avec les autres joueurs et tout le monde le trouvait charmant et délicat, pourtant personne ne recherchait sa compagnie. Cette inclination vers son prochain n'était pas payée de retour, personne ne le détestait bien sûr, mais il était incompris. Son côté taciturne était pris pour du dédain, sa pudeur pour du puritanisme, son savoir et son érudition pour du pédantisme, ses manières pour de l'afféterie et son langage pour de la préciosité.

 Un soir, avant de me rendre au cercle, je frappai à sa porte et n'obtins pas de réponse... Inquiet, je me décidai à entrer. Je le découvris, étendu sur son lit. Il tenait dans sa main droite un cavalier, sa pièce préférée. L'idée de sa mort prochaine m'avait effleuré souvent ces derniers jours et je ne fus pas surpris de le découvrir ainsi.

 Sa mort était à l'image de sa vie. Raymond n'avait été qu'un pion isolé poussé par une main inconnue qui ne lui avait laissé aucune chance sur son sort final. Acceptant son destin sans se révolter, il s'était éteint sans avoir eu le plaisir de gagner une seule partie. Je m'en voulus alors de n'avoir pas su lui accorder plus d'importance. Plusieurs fois, j'avais été tenté de lui proposer des parties d'entraînement au cours desquelles j'aurais pu lui donner quelques conseils pour améliorer son jeu, mais il ne se plaignait jamais de ses faiblesses et prenait toujours autant de plaisir à jouer que s'il avait été un champion.

 Tandis que je réfléchissais à cela, mon regard fut attiré par son manuscrit, sur lequel il semblait avoir travaillé jusqu'à la dernière minute.

 Sur la table de chevet, l'ouvrage était ouvert à la dernière page, un crayon était placé au milieu du feuillet. Ce document semblait avoir été déposé là comme un testament. J'étais loin d'imaginer l'importance du dernier cadeau que Raymond m'avait fait. Il allait changer ma vie.

 Je ne résistais pas à l'envie de le consulter. Hormis les quelques diagrammes qui parsemaient le texte, rien ne laissait deviner qu'il s'agissait d'un ouvrage sur le jeu d'échecs. Cela ressemblait plutôt à un traité de mathématiques.

 À quelques jours de là, j'entrepris la lecture du premier chapitre, composé de tableaux de chiffres, de formules et de figures géométriques. Les pièces d’échecs étaient représentées en trois dimensions, seule la structure interne, d’une complexité inouïe était reproduite. Je dus fournir un effort particulier pour déchiffrer certains passages mais, peu à peu, je parvins à dégager l'idée directrice. Ce que je découvris me stupéfia.

 Raymond avait inventé une règle du jeu basée sur des notions géométriques très complexes. Il avait bâti un système de relations entre les pièces, fondé sur la distance et les angles formés par les pièces par rapport au roi. Il découlait de son système que chaque position pouvait être codée par un chiffre, qui indiquait quel coup aurait dû être joué, pour obtenir l'avantage selon les règles traditionnelles.

Ainsi décrypté, il apparaissait que le résultat apparent de toutes les parties décrites dans le manuscrit devait être inversé ! Les conséquences qui découlaient de tout cela étaient paradoxales, ahurissantes. Raymond avait donc gagné toutes ses parties, hormis la première que nous avions jouée ensemble, le jour de son initiation, son système n'étant alors qu'à l'état embryonnaire.

Raymond jouait et gagnait selon ses propres règles. Il avait ainsi résolu un problème apparemment insoluble : gagner sans humilier l'adversaire. Ce principe m'éclaira complètement sur sa personnalité faite de gentillesse et d'amabilité. Il ne voulait causer de tort à personne, il s'effaçait devant les autres. Ce trait de caractère, poussé à l'extrême, avait développé chez lui des capacités extraordinaires pour le calcul mental. Il était mort, sans avoir pris la précaution de cacher son manuscrit. Peut-être voulait-il après tout que j'en prisse connaissance.

Au cercle, par la suite, il nous arriva d'évoquer son souvenir. Des conversations émergeaient parfois des réflexions d'un humour acide du style « On n'est pas près de recruter une mazette de ce calibre... » . Plusieurs fois, je fus tenté de révéler le secret de Raymond. J'avais, en effet, conservé son manuscrit, pour l'étudier en détail mais je remettais à plus tard le moment d'en dévoiler le contenu.

Les mois qui suivirent, je me mis à « perdre » de plus en plus fréquemment. Curieusement, mon plaisir de jouer aux échecs n'en fut nullement affecté.

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