Promotion féerique

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 Joseph disposa les pièces sur l'échiquier afin d'expliquer à son petit-fils la règle de la promotion.

— Tu vois Simon, lorsqu'un pion atteint la dernière rangée, il peut se transformer en n'importe quelle figure : fou, cavalier, tour ou dame, on dit aussi reine.

— Mais quelle pièce dois-je choisir grand-père ?

— Il faut bien analyser la position et ton choix ne doit se faire qu'après réflexion. Il peut être décisif pour le reste de la partie.

— Moi, je choisirais la reine, parce que c'est la plus forte pièce, lança Simon, fier de montrer ses connaissances.

— C'est le choix de la plupart des joueurs et il convient dans beaucoup de cas. Mais, aux échecs la valeur d'une pièce dépend aussi de sa position par rapport aux autres figures.

— Que veux-tu dire grand-père ? interrogea l'enfant.

 Le vieil homme s'empara d'un pion, le fit tourner entre ses doigts et resta songeur. Simon ouvrit de grands yeux dans l'attente d'une explication.

— Cela me rappelle une histoire étonnante qui s'est déroulée il y a bien longtemps.

— Raconte-moi, grand-père s'esclaffa Simon en battant des mains.

 L'aïeul reposa le pion et commença son récit.

 «Voici l'histoire d'un petit pion noir qui rêvait de devenir reine.

 Beaucoup de ses frères avaient déjà réalisé une promotion en cavalier, en fou, en tour ou en dame, mais lui, il n'avait jamais eu cette chance.

 C'était un pion timide qui ne servait pas à grand-chose. Ce n'était pas un pion du centre qui participait très tôt à la bataille au cœur de l'échiquier, mais un petit pion de l'aile, un pion de la colonne H qui n'avançait que d'une case ou deux au cours de la partie. Il était systématiquement relégué sur le côté à cause d'un petit défaut. Une large cicatrice, vestige d'une chute, barrait son front. Son vernis n'avait plus d'éclat. Il logeait dans une boîte en bois rangée sur une étagère de l'armoire du cercle d'échecs d'un petit village de campagne.

 Un jour, Boris, un maître d'échecs de passage dans ce village, fut invité au cercle pour disputer une partie simultanée contre les dix meilleurs joueurs locaux.

 Le soir de la rencontre, la boîte contenant le petit pion de la colonne H fut choisie par un jeune joueur prénommé Sylvain.

 La simultanée commença. Le maître d'échecs avait les blancs et débuta toutes ses parties en avançant un pion du centre. Ses adversaires répondirent en déplaçant également un pion central. Seul Sylvain choisit un coup différent, très peu joué.

 Il avança le pion de l'aile roi, de deux cases : h7-h5.

 Le petit pion noir en fut tout étonné. "Quel honneur d'être choisi pour débuter la partie se dit-il, et contre un maître en plus".

 Quand il vit ce pion ridicule avancer de deux cases, Boris resta perplexe. Il hocha la tête l'air de dire "Voilà un très mauvais coup qui ne me pose aucune difficulté, je vais tâcher de faire durer un peu la partie pour ne pas vexer ce petit garçon".

 La partie continua et Sylvain, pas le moins du monde intimidé par le maître, restait attentif et jouait tous ses coups avec une belle assurance. Il concentrait son attaque sur la colonne H avec une idée bien précise.

 Boris passait d'un échiquier à l'autre et déployait une impressionnante stratégie. Plusieurs joueurs commencèrent à se trouver en difficulté. Lorsqu'il arrivait devant Sylvain, il prenait très peu de temps de réflexion et jouait avec désinvolture, sans se préoccuper de ce pion qui avançait sans être inquiété. Il préférait se consacrer aux "vieux crocodiles", les échéphiles expérimentés, censés lui donner plus de fil à retordre.

 Le petit pion noir de Sylvain arriva bientôt au bout de l'échiquier. Deux pas seulement le séparaient de la case de promotion, mais une tour blanche montait sévèrement la garde.

 Les uns après les autres, les adversaires du maître abandonnaient. Bientôt, au grand étonnement des spectateurs, il ne resta plus que le jeune Sylvain.

 Boris sacrifia un peu hâtivement sa tour pour prendre un avantage d'espace. Cette gaffe eut pour effet de laisser le champ libre au petit pion qui menaçait maintenant d'être promu.

 Toutes les autres pièces, ayant survécu à la bataille, regardaient avec envie le petit fantassin de la colonne H devenu la vedette du jour.

 Le maître commença à se rendre compte que sa position n'était pas très enviable. Il avait complètement sous-estimé ce vaillant guerrier et se trouvait désormais dans une situation désespérée.

 Comme il n'avait plus d'autre adversaire, il s'installa sur une chaise en face de Sylvain, se prit la tête entre les mains et médita un long moment.

 Il ne pouvait rien tenter pour empêcher la promotion. Il voyait un gain pour son adversaire. Son visage s'empourpra de honte, il était mortifié à l'idée de perdre contre un benjamin. Cependant, il lui restait un espoir, seule une promotion en cavalier permettait le mat. Il considéra un instant le jeune Sylvain et se mit à espérer que son manque d'expérience l'inciterait à choisir une promotion en dame plutôt qu'en un modeste cavalier.

 Le maître joua en essayant de ne pas afficher son désarroi et attendit.

 Sylvain poussa le pion h2 en h1. Le rêve du petit pion de l'aile était en train de se réaliser. Il se voyait déjà expliquer à ses congénères, dans le secret de leur boîte, les dangers qu'il avait dû affronter pour en arriver là. Mais une pensée le tourmenta, il se rendit compte qu'une promotion en dame ne permettrait pas de gagner immédiatement. Il se mit à regretter d'avoir tant souhaité se transformer en reine. "Le but de la partie est de jouer les meilleurs coups, se dit-il, peu importe que je sois une tour, un fou ou une dame, si je fais mat, j'aurai rempli ma mission".

 Il y eut un petit moment d'incertitude. Quelle pièce allait choisir Sylvain ?

 Sa main plana un instant au-dessus de l'échiquier, puis enfin, il posa le doigt sur le petit pion noir et celui-ci se transforma soudain en un fringant cavalier.»

 Le maître faillit tomber de sa chaise ; il était échec et mat !

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