L'inconnu

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Rien de plus paisible et prévisible que l'ambiance d'un cercle d'échecs de province, et pourtant...

 Le cercle d'échecs de B., où j'ai officié en qualité de trésorier pendant de nombreuses années, comptait dans ses rangs plus de trente membres. Parmi eux quelques très bons joueurs assuraient la réputation du cercle bien au-delà du département.

 Les plus assidus, une quinzaine, se réunissaient deux fois par semaine, le mercredi et le samedi soir. C'est le samedi que nous étions les plus nombreux. Parmi les habitués, il y avait Jean-Yves, professeur de mathématiques et militant communiste, je n'ai jamais su s'il pratiquait les échecs par conviction politique ou par plaisir. Il prit plus tard des responsabilités au niveau régional et cessa progressivement de jouer. Jean-Bernard, notre président, était instituteur. C'était l'un des membres du cercle les plus passionnés. Il venait avec ses deux fils dont l'aîné, Éric, âgé de quinze ans, était déjà de première force. Il y avait aussi Antoine, retraité de la SNCF, qui trouvait là un passe-temps paisible, mais il avait du mal à résister aux pièges tactiques des plus jeunes. Je jouais souvent avec Régis, son style était très particulier, il se lançait dans des attaques à tout-va et cherchait par tous les moyens à placer des combinaisons, celles-ci étaient parfois brillantes et inattendues, mais le plus souvent, hélas, elles échouaient. Quant à moi, venu tardivement aux échecs où mon goût pour l'abstraction et l'imaginaire devait fatalement me conduire un jour, je jouais cette année-là, au troisième échiquier de notre équipe régionale.

 Beaucoup prétendent que jouer régulièrement aux échecs détraque un homme. Afin de ne pas donner de quoi entretenir cette légende, j'ai longtemps hésité avant de raconter cette histoire survenue en cette année 1984. Il est vrai que le joueur d'échecs appartient à une catégorie d'humains tout à fait particulière. Le joueur d'échecs ne voit pas dans l'adversaire un être constitué de chair et d'os. L'adversaire n'a ni sexe ni âge, c'est une entité dont le but est de mouvoir des pièces de bois sur un plateau où se concentrent des forces invisibles. Au centre de l'échiquier règne une tension magnétique terrible où s'affrontent deux forces, la force noire et la force blanche. C'est une lutte d'idées et cette activité dévoratrice de temps et d'énergie paraît néanmoins futile à ceux qui ne pratiquent pas cet art.

 Il est souvent difficile de cerner la personnalité des joueurs d'échecs, car ils sont peu loquaces. En compétition une partie se déroule toujours dans un silence absolu où domine le mutisme. Une poignée de main avant le début de la partie et une autre en fin de partie constituent souvent la seule manifestation de sociabilité de l'échéphile. Cela est parfaitement illustré par la réponse que fit Bobby Fischer à un journaliste qui lui demandait de quoi il parlait avec Spassky (son adversaire au championnat du monde, en 1972) :

« Quand j'arrive, je lui dis bonjour, quand je pars, je lui dis échec et mat ».

 Il arrive toutefois que les deux joueurs analysent ensemble la partie qu'ils viennent de disputer. On parle alors d'analyse post-mortem. Mais celle-ci se fait toujours avec une économie de parole facilitée par l'usage d'expressions condensées, un jargon que l'observateur occasionnel ne peut comprendre :

« Gambit de la dame variante Tartakover»

« Les blancs ont l'avantage, ils ont une meilleure structure de pion »

« Menace une fourchette »

« Sacrifice de déviation»

 Mais il est temps de revenir à notre histoire. Les anciens de notre cercle d'échecs se souviennent de cette étrange aventure et certains d'entre eux, plus de trente ans après, ont encore du mal à croire ce qu'ils ont vu ce jour-là. C'était un homme d'environ quarante ans, taciturne, l'air absent. Il était grand, les cheveux longs et noirs, le front haut, des yeux d'aigle. Il était toujours vêtu d'un complet sombre démodé et d'une chemise blanche agrémentée d'un nœud papillon, il venait au cercle depuis déjà un mois, mais ne jouait jamais.

 Personne ne le connaissait et personne n'osait lui demander son nom. Il se tenait le plus souvent assis près de « l'élite » de notre cercle et suivait les parties, étranger aux conversations, perdu dans de longues rêveries dont il ne sortait que pour répondre par monosyllabes, sans aménité, déconcertant.

 Parfois, il se levait, faisait le tour des échiquiers, puis revenait s'asseoir en silence. Peu à peu, nous nous étions habitués à sa présence, mais sa personnalité étrange et son attitude distante ne nous incitaient pas à lier conversation.

 Il arrivait à vingt heures précises et repartait un peu avant minuit sans jamais exprimer le désir de jouer. On ne savait pas d'où il venait, on ignorait ses intentions et en son absence, les conversations allaient bon train :

« Il sait sûrement jouer aux échecs, sinon il ne suivrait pas nos parties avec tant d'attention. »

« Il doit habiter le quartier. Il vient toujours à pied... »

« Et si on lui proposait de jouer contre Éric ? »

 Éric, le fils de Jean-Bernard était notre « espoir ». À quinze ans, il avait déjà un palmarès qui le plaçait parmi les meilleurs joueurs de la région.

 Notre désir de voir jouer l'inconnu se renforçait de jour en jour. Nous étions curieux de connaître sa force et finalement, un soir, Éric se décida à lui proposer une partie. Notre homme ne parut pas surpris. À sa réaction, nous comprîmes qu'il s'attendait, plus ou moins, à cette invitation. Toutefois, il parut hésiter un instant, puis après avoir jeté un regard circulaire, il dit :

— Entendu, mais je jouerai contre vous tous, et à l'aveugle.

Cette réponse surprenante ne fit qu'accroître notre impression d'avoir affaire à une personnalité hors du commun !

— Vous êtes sûr que... commença à dire Jean-Bernard, aussitôt interrompu par le regard consterné de l'inconnu qui visiblement ne pouvait souffrir que l'on doutât un instant de ses capacités.

 Jouer à l'aveugle est l'apanage des Grands Maîtres, c'est sans doute l'exercice mental le plus difficile à réaliser. Le joueur ne voit pas l'échiquier, il annonce les coups à l'oral et réfléchit en imaginant mentalement les positions des pièces sur le plateau. Cette difficulté est renforcée lorsque le joueur, dont les yeux sont bandés, affronte simultanément plusieurs adversaires qui eux peuvent regarder l'échiquier. Chacun d'eux possède plus de temps de réflexion que le joueur à l'aveugle puisque celui-ci doit partager son temps entre tous les autres. Il ne lui reste donc généralement que quelques secondes à une minute au maximum par coup suivant le nombre d'adversaires, ce qui ne fait qu'accroître encore la difficulté. Et, bien entendu, cet exercice n'a de valeur que si le champion gagne la quasi-totalité des parties.

 Peu d'hommes sont en mesure de réaliser un tel exploit. On sait que Philidor, le grand champion français du dix-huitième siècle était capable d'un tel tour de force, mais il jouait simultanément à l'aveugle contre deux ou trois adversaires pas davantage. Cette performance extraordinaire a été dépassée depuis par quelques rares prodiges. L'énergie nécessaire pour réaliser cette prouesse est réputée pour affecter gravement l'équilibre mental de son auteur, aussi très peu nombreux sont les champions qui s'adonnent à cette folie. Il fallait se rendre à l'évidence, cet inconnu était sans doute un peu présomptueux. Le moins que l'on puisse dire, c'est que malgré toute l'aura que ce personnage semblait dégager, plusieurs d'entre nous pensaient avoir affaire à un mythomane, à l'instar de Jean-Yves qui me glissa à l'oreille : « On va bien rigoler ! »

 Passé l'effet de surprise, et poussé par la curiosité, nous acceptâmes d'organiser cette simultanée sans lui demander davantage d'explications. Elle eut lieu la semaine suivante. Ayant pris soin d'informer le plus grand nombre d'amateurs, nous étions vingt ce soir-là, face à ce personnage énigmatique qui devait être soit un dément, soit un génie.

 Les meilleurs joueurs du club étaient installés devant leur échiquier. Les tables étant disposées en fer à cheval et nous avions agencé face au mur un fauteuil confortable à l'intention de l'inconnu.

 À vingt heures précises, notre mystérieux partenaire fit son entrée. Il passa devant nous sans dire un mot. Il nous tourna le dos, se dirigea vers le fauteuil et s'assit.

 Quand toutes les pièces furent en place et que le silence s'installa, il débuta la partie.

 Il garda les yeux fermés durant la totalité de l'exercice. Il annonçait ses coups sans hésiter. Rien dans le ton de sa voix, ne laissait supposer un doute ou une émotion quelconque.

 Le match ne dura que quatre heures. À aucun moment, l'un d'entre nous n'avait pu mettre en difficulté ce singulier et redoutable stratège. Nous avions tous été contraints à l'abandon. Seul Éric opposait encore une résistance, dans une finale difficile. Malgré l'heure tardive et la somme d'énergie dépensée pour réaliser une telle performance, l'inconnu restait frais et dispo comme à la première minute de jeu. Bientôt, il leva tous les doutes sur l'issue de cette dernière partie, en annonçant calmement :

— Mat en six coups !

 Nous nous rapprochâmes du dernier échiquier pour examiner la position. Il nous fallut plusieurs minutes pour nous rendre à l'évidence et comprendre la combinaison.

 Nous nous tournâmes alors vers le vainqueur pour le féliciter, mais celui-ci, profitant de notre trouble, s'était discrètement éclipsé.

 Jamais, nous ne le revîmes.

 Malgré nos efforts, il nous fut impossible de retrouver sa trace. Nous ne connaissions absolument rien de lui.

 Cette histoire insolite eut son point culminant, lorsque Maurice « l'historien » de notre cercle, entra, un soir, passablement excité :

— J'ai trouvé ! je sais qui est notre homme !

 Maurice tenait un livre dans les mains. Il l'ouvrit, pointa l'index sur une photographie et, à la stupéfaction générale, affirma :

— C'est Morphy !

 La ressemblance ne laissait aucun doute, il s'agissait bien du célèbre champion du monde américain.

 Sous la photo, on pouvait lire cette légende :

Depuis 1884 Paul Morphy repose au cimetière Saint-Louis de La Nouvelle-Orléans, sa ville natale.

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