Le compartiment

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Le compartiment


 Le front légèrement appuyé contre la vitre, je me réveille en douceur et regarde le paysage défiler. Je vois une campagne paisible, des prés entourés de buissons, quelques maisons éparses. Tout est flouté par la vitesse et compose un tableau impressionniste où se mêle d'une manière diffuse le reflet de mes compagnons de voyage. Comme dans la caverne de Platon, je discerne des ombres, mais la réalité est ailleurs. Je me redresse. Dans le compartiment où j'étais seul au départ, il y a maintenant trois personnes. Je me sens d'humeur à exercer mon don de seconde vue, à épouser leurs âmes, à deviner leur vie passée, présente et future. Je les observe et laisse vagabonder mon imagination.

 En face de moi une dame âgée lit le journal et malgré la chaleur, elle porte un châle blanc posé de travers sur des épaules menues. Ses lunettes ont glissé sur le bord de son nez, un nez fin et luisant sous un rayon de soleil filtrant à travers la fenêtre. Je ne vois pas ses yeux, ses paupières sont baissées, mais je vois ses cils papilloter comme les ailes d'un argus bleu à l'agonie. Le sac noir sur ses genoux me fait penser à un chat, qui compléterait fort bien la scène, mais en voyage, la vieille dame doit s'en séparer.

 Où va-t-elle ? Je l'ignore. Son visage, triste et fatigué, est sillonné de fines rides qui descendent sur la peau sèche de ses joues. Elle parcourt les colonnes du journal avec des petits mouvements de tête de gauche à droite et de haut en bas, elle semble chercher dans les nouvelles du jour une réponse à ses tourments. Je l'imagine, veuve, isolée, loin de ses enfants. Elle est préoccupée. Aujourd'hui, elle doit sans doute se rendre à l'hôpital pour un examen. Elle n'a pas prévenu sa fille, divorcée, qui vit loin d'elle et ne lui écrit jamais.

 À ma gauche un homme fort bien mis et parfumé, la quarantaine, costume cravate, moustachu, visage carré, mâchoire serrée, cheveux courts, lunettes fines, sourcils épais. Il tient un livre dans sa main droite, je ne parviens pas à en lire le titre. Le bouquin est fermé et presque entièrement recouvert par la main poilue du voyageur. Son regard est légèrement baissé sur un autre livre, celui que tient une jeune femme aux cheveux noirs et bouclés, assise en face de lui. L'homme a l'œil brumeux, inexpressif. Il porte une alliance, mais je le devine en quête d'un nouvel amour, d'un nouvel appartement et d'un nouveau travail pour changer d'air, pour rompre avec une vie monotone, sans intérêt, sans passion.

 La jeune femme ne semble guère plus enjouée. Je lui donne la trentaine. Elle est assez jolie, élégante, elle porte une robe chemisier vert d'eau, un gilet sans manches et des mocassins noirs. Elle a près d'elle un sac de cuir blanc à bandoulière. Elle se tient un peu raide sur la banquette, les jambes serrées et le buste bien droit. Je l'imagine célibataire, hésitante sur le chemin à prendre, elle sort à peine d'une histoire d'amour malheureuse et ne veut pas s'engager à nouveau. Elle n'a pas d'enfant, ou n'a plus d'enfant, comment savoir ?

 Le train ralentit, il entre en gare de Montparnasse. La jeune femme se lève, ouvre la porte du compartiment, regarde dans le couloir à droite puis à gauche et dit :

— Étienne, nous arrivons, viens nous aider à porter les bagages.

Un enfant d'environ neuf ans, cheveux en bataille, l'air rêveur, pointe son nez dans le compartiment.

— Papa, je me suis fait un copain, il s'appelle Patrick, lui aussi il va en vacances à Paris.

 La vieille femme s'est levée également et s'apprête à descendre une valise du casier, l'homme s'empresse :

— Attendez belle-maman, je vais le faire.

 Il descend la valise puis se retournant vers la jeune femme qui s'apprêtait à sortir :

— Chérie, n'oublie pas ton sac !


 Je pense en moi-même que mon sens de l'observation n'est pas très aiguisé. À moins que les apparences d'aujourd'hui ne soient les réalités de demain...

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