Indicible dispute

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 Le phénomène de la sympathie doit sans doute beaucoup à la télépathie. Les humains semblent dégager dans leur environnement proche une sorte d'onde, une aura, qui porte en substance leur personnalité et leurs inclinations. Recevant inconsciemment ces ondes à proximité d'un inconnu, il est fréquent d'éprouver une gêne ou un plaisir particulier. D'après ces sentiments perçus de manière diffuse, s'opère le choix de nos relations. Ainsi peut naître l'amitié. Elle ne s'explique pas, car elle relève de l'instinct. L'humeur non plus ne s'explique pas, elle résulte d'un faisceau de circonstances que nous ne maîtrisons pas, la pluie, le soleil, un sourire, une parole et tout peut basculer.

 Au moment où débute cette histoire, j'étais secrétaire militaire au ministère de la Marine. Ce jour-là, j'étais d'humeur maussade. Je me sentais semblable à ces milliers d'êtres qui traversent la vie comme un oiseau traverse le ciel, sans bruit, sans éclat et sans détour. Il pleuvait sur Paris, une pluie qui éteignait les rumeurs et rendait mélancolique. La grisaille tombait en poussière sur les toits et les rues. Les rares piétons marchaient d'un pas rapide. J'avais beau me dire que le soleil continuait de briller, quelque part, derrière les nuages, je n'arrivais pas à chasser cette tristesse, elle s'était glissée en moi dès le matin. Je me sentais seul au milieu de ce Paris peuplé de gens pressés et indifférents.

 Je ne pensai pas encore à Antoine, il devait sûrement être arrivé à la caserne de la Pépinière depuis longtemps. Je remontais la rue Royale, une main dans la poche, la tête baissée, comme à mon habitude. Je ne savais pas si je devais me hâter ou prendre mon temps. Rien n'était clair dans mon esprit. Machinalement, j'ôtai mon bachi, mes cheveux étaient gras et épais, "il faut que je prenne une douche", pensai-je. La vue d'un officier me fit promptement remettre mon bonnet.

  Je passai devant la Madeleine sans un regard pour son fronton et ses colonnes corinthiennes. Le boulevard Malesherbes semblait plus animé, mais le jour tombant le recouvrait d'un voile fantomatique. Quelques taxis roulaient d'un feu à l'autre comme des papillons attirés par la lumière. En passant devant chez Albert, je jetai un regard à travers la vitrine, personne, le bar était désert. Je levai la tête pour consulter l'heure à Saint Augustin, 19 h 00. À la "Pep", le deuxième service venait de se terminer,"je ne mangerai encore pas ce soir" me dis-je. La porte franchie, je me dirigeai aussitôt vers ma chambrée, montai les deux étages et pénétrai dans le dortoir que je partageai avec une trentaine d'appelés et d'engagés.

 Nous étions si nombreux que paradoxalement la promiscuité n'existait plus. Le nombre avait chassé l'individu, nous formions une entité, une masse qui ne se déliait qu'à l'extérieur. J'ouvrai mon caisson en toute hâte comme si l'on m'attendait. Je me débarrassai de ma tenue militaire dans laquelle j'étouffai, pour enfiler une tenue civile. Maintenant, je me demandai où pouvait être Antoine. Je ruminai ma rancune, mais il me fallait pourtant le revoir le soir même.

 Je tentai de me rappeler l'objet de notre dispute du matin. Était-elle réellement fondée ? "Quel imbécile" pensai-je, "pour qui se prend-il, je sens bien qu'il me déteste malgré ses manières polies. Que me reproche-t-il au juste ?". En redescendant l'escalier, j'allumai une cigarette, essayant de me remémorer plus précisément les motifs de notre discorde. Mes souvenirs étaient confus, je n'arrivai pas à identifier le point de départ de notre discussion animée... Tout était flou, nous étions fâchés, très fâchés et peut-être même brouillés définitivement. J'ouvris la porte du foyer. Au bar une vingtaine de matafs en grande discussion vidaient quelques bouteilles de bières, assis autour des tables certains jouaient aux cartes ou regardaient la télé. Je traversai la salle et entrai dans la pièce du fond : pas d'Antoine. Finalement je le trouvai dans la bibliothèque, seul, un coca à la main, lisant le journal. Costume gris, chemise bleue, cravate étroite mise de travers, comme à l'accoutumée. Il était assis dans un fauteuil en cuir capitonné, le modèle "colonial" qui équipait à l'époque tous les mess des casernes. Antoine était grand, d'une distinction naturelle, visage ovale, l'œil vif surmonté d'épais sourcils noirs.

— Ah ! tu es là. lançai-je d'un ton neutre. Il tourna la tête dans ma direction.

— Je t'attendais...

— Excuse-moi, mais tu sais bien que j'étais de service... et puis on n'avait rien décidé pour ce soir... Les nouvelles sont bonnes ?

— Oh ! rien d'intéressant.

 Il reposa le journal sur la table basse puis se leva, m'adressa un sourire discret et en soulevant légèrement ses sourcils, il me regarda d'un air interrogatif.

— Alors ? fit-il, on se fait une toile ?

 À cet instant, je compris qu'il ne s'était rien passé ce matin-là, en tout cas rien d'important, rien qui vaille la peine de se morfondre. C'était une journée comme les autres où seule une météo désagréable pouvait engendrer la morosité.

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