L'Érudit

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 Les volumes s'entassaient pêle-mêle en attendant d'être soigneusement classés dans l'ordre alphabétique d'auteurs. Le manque de place se faisant cruellement sentir, Bertrand avait eu l'idée d'installer une grande bibliothèque dans sa chambre, derrière son lit. Chaque jour, le facteur apportait un ou deux colis contenant des livres. Depuis qu'il était au chômage, Bertrand ne sortait quasiment plus de chez lui, il passait son temps à lire. Il rêvait de cela depuis très longtemps, mais les circonstances, son travail, diverses obligations, l'avaient empêché jusque-là de s'adonner à sa passion.

 Auparavant, il occupait un poste très important dans une grande multinationale et était sollicité presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En dehors du bureau, chaque fois qu'il prenait un livre, son portable sonnait ou sa tablette lui envoyait le signal de l'arrivée d'un message. Il ne réfléchissait plus, travaillait sans discontinuer.

 L'annonce de son licenciement l'avait perturbé quelques jours puis, lorsqu'il s'était rendu compte qu'il avait retrouvé sa liberté, il s'était mis à lire, à lire de plus en plus.

 Ses indemnités de cadre supérieur lui permettaient de prendre quelques mois de repos. Il avait même pensé qu'en réduisant ses dépenses au minimum, il pourrait tenir plusieurs années. Alors, il s'enferma dans son appartement et ne vit plus personne.

 Chaque soir, il lisait jusqu'à l'épuisement.

 Une nuit, après avoir lu une biographie de Tolstoï, il se réveilla en sursaut. Il sentait une masse peser sur lui. À demi éveillé, il eut de la peine à se dégager, les livres rangés au-dessus de lui s'étaient répandus sur son lit. En se levant pour remettre tout en ordre, il éprouva une sensation étrange. Il lui semblait entendre plusieurs voix lui parler dans sa tête.

 Ces voix étaient celles des livres tombés. Il avait l'impression de connaître l'intégralité du contenu de tous ces volumes. Le lendemain, il se souvenait encore de tous les ouvrages comme s'ils les avaient lus et retenus intégralement. Il aurait pu les réciter par cœur, chapitre après chapitre. Exalté par ce prodige, il tenta la nuit suivante de renouveler l'expérience. Il remplaça tous les livres tombés la veille par d'autres romans. À dessein, il les plaça en équilibre précaire. Puis comme à son habitude, il s'endormit après plusieurs heures de lecture. L'expérience se reproduisit à l'identique, une trentaine d'ouvrages lui rentrèrent littéralement dans le crâne. Il recommença, cette fois avec des dictionnaires. Il buvait ce flot de connaissances avec l'avidité d'une terre trop longtemps soumise à la sécheresse. L'univers lui ouvrait les portes de mille secrets.

 Il fit un choix de plus en plus rationnel, en privilégiant les livres de référence, les encyclopédies, les méthodes de langue, les ouvrages scientifiques. Après plusieurs semaines, il avait ingurgité une somme de savoirs dépassant de très loin ce que pouvait connaître le plus érudit des savants. Il était devenu expert en mathématiques, astronomie, médecine, physique nucléaire, littérature, histoire… Il avait appris une centaine de langues vivantes ou mortes. Sa mémoire absolue lui permettait même de ne plus avoir besoin de prendre un livre pour lire, il lui suffisait de se souvenir.

 Après plusieurs mois de ce régime, les connaissances emmagasinées dans son cerveau avaient dépassé les capacités de stockage du plus puissant "data center" de la planète. Mais il voulait en savoir encore plus. L'idée lui vint d'utiliser son ordinateur portable pour assimiler tout le savoir du réseau mondial.

 Cette nuit-là encore, le même phénomène se produisit, des livres tombèrent entraînants avec eux le micro resté connecté à internet.

 Le choc, plus brutal que d'habitude, provoqua un court-circuit. Le cerveau de Bertrand reçut en une fraction de seconde une masse d'informations prodigieuses. Bertrand accéda à la connaissance totale, au savoir ultime. À la vérité universelle, alors son esprit se libéra. Il ressentit un bien-être immense, il ouvrit les yeux et avant de sombrer dans le néant, il dit dans un dernier souffle, «J'ai compris...».


« Atteindre au but en expirant, comme le coureur antique ! voir la fortune et la mort arrivant ensemble sur le seuil de sa porte ! obtenir celle qu’on aime au moment où l’amour s’éteint ! n’avoir plus la faculté de jouir quand on a gagné le droit de vivre heureux !… Oh ! de combien d’hommes ceci fut la destinée ! »
Honoré de Balzac ; Albert Savarus (1842)

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