Reste avec moi

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Il y avait cette jeune femme, dans le train.

Il la voyait presque tous les jours, de 6h42 a 7h13, quand il n'y avait pas de problèmes sur la ligne. Gregory s'arrangeait toujours pour s'asseoir près d'elle, quelques places plus loin. Elle s'installait toujours dans le sens de la marche. Lui, toujours à contre-sens. Il lui suffisait de se pencher, pour l'apercevoir ; des écouteurs sur les oreilles, plongée dans un livre dont la converture changeait chaque semaine.

La jeune femme tournait les pages avec délicatesse, du bout des doigts. Parfois, ses lèvres esquissaient un sourire. D'autres fois, elle fronçait les sourcils. Quand Gregory arrivait après elle, il essayait de jeter un coup d'oeil à sa lecture, pour en saisir le titre. Il y parvenait, de temps en temps, et gardait le nom en tête toute la journée, pour courir se procurer le roman de la semaine à la sortie du travail.

Avant la jeune femme du train, Gregory ne lisait pas. Grâce à elle, il avait découvert des dizaines de livres ; d'amour, pour la plupart. Lui aussi, profitait du voyage pour lire. Toutes les quatre pages, il levait ses yeux des mots, pour observer la jeune femme.

Pour lui, elle s'appelait Élise. Il trouvait que ça lui allait bien. Gregory n'avait jamais osé lui demander son prénom. Il aurait bien voulu, mais le courage lui avait toujours fait défaut. Ce n'était qu'une jeune femme dans un train, et lui un voyageur parmi tant d'autres. Pas de bague à son doigt, mais impossible qu'elle soit seule. Trop belle, pour ne pas connaître l'amour.

Bien trop belle pour lui.

Comme cette fille au lycée, Marion. Elle s'appelait vraiment comme ça. Il la connaissait, puisqu'elle avait été dans sa classe, de la seconde à la terminale. Mais il ne lui avait jamais vraiment parlé. De simples Bonjours, et jamais d'Au revoir. À peine une bise, quand il lui souhaitait un joyeux anniversaire. Trois fois, toujours un 22 février.

Élise la lui rappelait. Pas qu'elle lui ressemblait, loin de là, mais elle lui faisait le même effet, au cœur et au ventre. Des nœud au palpitant, comme quand on se penche à une fenêtre un peu trop haute, et qu'on regarde le vide en contrebas.

C'est peut-être pour ça, qu'on tombe amoureux.

Gregory était beaucoup tombé, sans qu'il n'ait jamais été amouré.

Pour lui, c'était ça l'amour : regarder une femme de loin, et détourner les yeux chaque fois qu'il risquait de trouver son regard.

Il l'embrassait en rêve, dans ses somnolences, entre deux lignes d'un roman. Caresser les pages, c'était effleurer sa peau. Sentir l'odeur des livres, c'était respirer son parfum.

Il y avait eu Aurore, à l'école primaire. Son premier coup de cœur , mais aussi son premier chagrin.

Tu veux bien être mon amoureuse ?

Non.

Une seule syllabe. Les petites filles sont cruelles, pour les petits garçons sensibles. Gregory avait beaucoup pleuré, inconsolable.

Les années ont passé, et avec elles ont grandi les sentiments et les chagrins.

Tu veux bien être mon amoureuse ?

Les demandes n'étaient plus aussi simples.

Non.

Les réponses, encore moins. Mais ce n'est pas pour autant qu'elles faisaient moins mal. Et à la fin, tout ne se résumait qu'à une seule syllabe. Un son, pour en étouffer des tonnes. Parce que ses sentiments ne se résumaient pas à une seule note.

Non

Non

Non

Non

Non

Non

Non

Non

Jusqu'à ce qu'il en ait assez d'avoir mal, et qu'il décide de ne plus demander.

Tu veux être mon amoureuse ?

Des mots qu'il n'avait plus prononcés depuis la primaire, mais qui s'étaient cachés derrière de nombreux autres, désormais rayés de son vocabulaire. Il s'était résigné.

Ça ne l'avait jamais empêché de retomber amoureux, mais ça lui avait évité beaucoup d'autres larmes. Il n'avait rien dit à Amélie, Cassandra, Chloé, Emilie, Sarah, et à toutes les autres dont il n'avait pas connu le nom, toutes celles qu'il n'avait fait qu'apercevoir.

Il pensait que l'amour lui était interdit, comme le sucre aux diabétiques.

La vie donne à certains, et pas à d'autres. Lui, manifestement, n'avait pas reçu grand chose. De tous les auteurs qu'il avait lus dans le train, Baudelaire était celui qui l'avait le plus marqué.

Dans Les Fleurs du mal, il raconte que les anges donnent des dons aux enfants, avant de les envoyer sur Terre. Et que le plus beau de ces dons, est celui de plaire.

Grâce à Élise, Gregory avait trouvé la réponse à sa douleur.

Il s'était résigné, jusqu'à ce qu'il rencontre Élise, dans le train qui partait de Crépy-en-Valois pour aller jusqu'à Sevran. Jusqu'à ce qu'il rencontre une femme, qu'il voyait presque tous les matins, entre 6h42 et 7h13, quand il n'y avait pas de problèmes sur la ligne.

Pour la première fois depuis longtemps, il s'était mis à espérer, à se dire que peut-être, elle pourrait être la bonne. Un collègue lui avait conseillé d'écrire toutes ses qualités sur une feuille, pour qu'il puisse se voir autrement, pour qu'il prenne conscience que, lui aussi, était quelqu'un de bien. Alors Gregory, en rentrant chez lui, s'était muni d'une page blanche et d'un stylo. Et vingt minutes plus tard, il n'y avait toujours pas une trace d'encre sur la feuille. Alors, il s'était décidé à écrire le seul mot qui lui venait en tête, en gros et au milieu.

VIVANT

Chose rare, Elise s'assoie près de lui, ce matin. Même rangée, mais à l'autre fenêtre. Elle glisse les écouteurs dans ses oreilles et ouvre un nouveau roman. Gregory parvient à lire le titre.

Avant toi

Huit lettres qui lui disent bien plus que deux mots.

Il veut aller à sa rencontre, s'installer juste en face d'elle et lui dire un simple Bonjour. Il veut lui demander son prénom, et l'inviter à prendre un café. Il veut entendre le son de sa voix, découvrir son regard.

Il veut se lever, mais une main le retient. Alors il reste.

La main est tendre, elle caresse la sienne. C'est celle d'une femme, qui ne le quitte jamais. Qui s'assoie toujours près de lui, dans le train. Pas à quelques places, dans le sens de la marche, mais juste à côté.

Cette femme, Grégory la connait depuis de nombreuses années. Tellement, qu'il serait bien incapable de dire combien. C'est comme s'il la connaissait depuis toujours.

Il veut aller à la rencontre d'Élise, mais la main est ferme.

Elle le retient, et il reste avec elle.

Cette femme, Gregory connait son prénom, même si elle ne le lui a jamais dit.

Et même s'il la déteste, Solitude est tombée amoureuse de lui.

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