Chapitre 28

10 minutes de lecture

Il était allé trop loin et n’avait pas su gérer le tempérament de cette femme. Il avait pensé la piquer un peu durant le dîner, pour garder son attention sur lui. Mais il se rendit à l’évidence : il ne pouvait la contrôler à sa guise. Et cela la rendait davantage attrayante.

  • Excusez-moi, d’accord ? Je veux juste passer un bon moment avec vous, continua Wolffhart.

Madeleine se rendit compte que quelques clients s’étaient retournés vers eux, observant la scène. Elle se sentit gênée et souffla un coup avant de se rasseoir. Hors de question qu’elle se donne en spectacle dans ce genre de lieu.

Sa main sur le poignet de Madeleine, Emmerick la glissa dans sa paume. Il ne voulait plus la lâcher, ne voulait pas qu’elle s’en aille. Son pouce caressa cette peau douce dans l’espoir de la calmer. Le geste piqua la jeune femme et ses poils se hérissèrent sur son bras. Aversion ? Désir ? Une douce chaleur se diffusa dans son corps. Elle but une gorgée de vin pour ignorer cette réaction et ouvrit la carte. Tu peux nier, mais tu ne peux pas faire semblant…

  • Vous devriez prendre les pigeonneaux en cocotte à la française, dit-elle laissant de côté ses pensées.

Un léger sourire fendit les lèvres d’Emmerick. Elle n’allait plus s’échapper. Il garda tout de même sa main, cette proximité lui était trop agréable.

  • Et vous, qu’allez-vous prendre ?
  • La daube provençale.

Une douce mélodie résonna dans la pièce. Des musiciens s’étaient installés au fond de la salle du restaurant. Madeleine leva les yeux vers le lieutenant. Il la regardait si intensément que ses joues s’empourprèrent. Encore une fois, elle tenta de dissimuler son trouble avec une nouvelle gorgée de vin.

Le serveur arriva enfin et prit leur commande.

  • Vous étiez pianiste aussi à Paris ? demanda Emmerick pour relancer la conversation.
  • Comment savez-vous que j’étais à la capitale avant la guerre ?

L’officier se racla la gorge, gêné.

  • J’ai… lu quelques informations sur vous. Après votre deuxième passage à la Kommandantur.

Madeleine haussa un sourcil. Ainsi, il s’était renseigné sur elle ? Bizarrement, elle ne lui en voulut pas. L’alcool la détendait.

  • Puisque ça semble si facile… Vous avez les renseignements que je vous ai demandé sur Emile Rossignol ?

Une ombre passa dans le regard d’Emmerick qui se rembrunit aussitôt. Il lâcha la main de la jeune femme. Duel incessant, ils passaient leur temps à se contrarier l’un l’autre. Sournoisement, elle le remettait à sa place. Pantin de bois, vache à lait. Si elle restait, ce n’était que par intérêt. Le lieutenant hocha la tête puis, de la poche intérieure de sa veste, sortit un papier qu’il déposa sur la table. Nom, prénom, adresse et date de naissance. S’il ne s’était pas arrêté là dans ses recherches, la Française n’avait pas besoin de le savoir. Elle devait sûrement connaître le reste. Emile Rossignol, policier de quarante-deux ans, ancien prisonnier de guerre échangé contre des Allemands. Malheureusement, aucune bavure dans sa carrière, ni antécédents douteux. Pas d’épouse, pas d’enfants, un homme marié à son emploi. Si les services de renseignement lui avaient donné le maximum d’informations, des questions subsistaient : qui était cet homme pour Madeleine ? Pourquoi le rechercher ? À quel point le connaissait-elle ? Apparemment, pas assez pour savoir son adresse…

La pianiste récupéra le papier qu’elle rangea dans son petit sac. Face à elle, Emmerick se mua en iceberg. Un petit effort, allez… Madeleine tenta un sourire pour le remercier. Sois gentille, il t’a donné ce que tu voulais.

  • À Paris, j’enseignais le piano, commença-t-elle pour alléger l’atmosphère et répondre à sa question précédente, j’aime transmettre. C’est beau de voir les yeux des enfants s’illuminer après avoir appris une mélodie. C’est souvent après la première musique réussie qu’il y a un déclic : l’amour pour l’instrument.

Toujours tendu, Wolffhart serra les mâchoires. Devait-il se laisser prendre au jeu et passer une bonne soirée ou arrêter cette mascarade de suite ? Madeleine, plus rusée, s’en sortait sans excuses, balayant sous le tapis les poussières de ses véritables intentions. Elle feignait l’intérêt pour ce moment passé avec lui et cela l’agaçait davantage.

L’attitude glaciale de Wolffhart et son regard sombre lui firent froid dans le dos. Montagne de glace. Madeleine se devait d’inverser la tendance et se montrer chaleureuse. Elle tendit le bras et attrapa la paume du lieutenant qu’elle effleura du pouce. Caresse piquante. Frisson intense. Le trouble s’infiltra sous la peau d’Emmerick. La Française pencha la tête sur le côté et étira ses lèvres en un sourire charmeur. Elle avait là l’occasion d’écourter ce dîner et rentrer chez elle, pourtant au fond de ses entrailles grondait l’envie de continuer dans la bonne humeur. Le désir d’avoir à nouveau son attention. Elle voulait retrouver l’homme du début de soirée, celui qui lui faisait une blague idiote et riait aux éclats devant sa mine déconfite.

Face au mutisme de son interlocuteur, la jeune femme expira brutalement, abattue.

  • Je sens que je vous perds lieutenant. Vous voulez rentrer ?
  • Que vous me perdez ? railla-t-il. Vous avez tout gagné, Madeleine.

La culpabilité rongea les os de la pianiste. Emmerick lui en voulait et, étrangement, cela l’affectait. Plus que de raison. Elle plongea son regard dans celui de l’officier.

  • S’il vous plaît, ne me laissez pas sur une mauvaise image. J’aimerais sincèrement profiter de cette dernière soirée avec vous. En fait… Je ne veux pas partir maintenant… avoua-t-elle.

Le cœur d’Emmerick s’arrêta. Tout comme son irritation. Était-elle honnête ? L’organe vital reprit sa course, battant à tout rompre pour rattraper son retard. Elle n’avait aucune raison de se forcer. La jolie brune savait manifester son mécontentement au besoin. Personne, et encore moins Emmerick, ne lui dictait son attitude. Oui, elle était sincère.

Il serra la main de la Française dans sa paume puis reprit la conversation :

  • Pourquoi pas institutrice ?

La poitrine de Madeleine se libéra d’un poids qu’elle n’avait pas senti jusqu’ici et son visage se fendit d’un sourire. Pourquoi une telle réaction ? Pourquoi soudainement cet intérêt pour le lieutenant ? Elle porta le verre de vin à ses lèvres.

  • Parce que ma vie tourne autour du piano. Je suis née avec, je vis avec.

Oubliant Emile Rossignol et le froid qu’il avait jeté, la discussion démarra. La soirée aussi. Ils parlèrent de l’engouement de Madeleine pour l’instrument. Emmerick posait des questions, elle y répondait. L’alcool la délivrait et l’officier s’en réjouissait. Elle lui parla de son père, de ses leçons de piano tandis que Wolffhart admirait son visage s’animer au gré des sentiments qui l’envahissait à chacune de ses phrases. Il aurait voulu qu’elle parle toujours. La passion qu’il voyait dans ses yeux la rendait plus belle encore que les flammes de la colère. Il voulut tout à coup qu’elle le regarde avec la même émotion que lorsqu’elle parlait de son père.

Tout deux se turent lorsque le garçon revint avec les plats. Un éclair de contrariété passa dans les yeux azur de Wolffhart, il n’aimait pas être coupé du visage allumé de son invitée. Le serveur prit la bouteille de vin et resservit les verres presque vides.

  • Je vous souhaite un bon appétit Messieurs-dame.
  • Oui oui, s’impatienta le lieutenant qui attendait qu’il parte.

Le garçon s’en alla, mais Madeleine entama aussitôt son assiette, retirant alors sa main de celle d’Emmerick. Elle lui confia à quel point la nourriture était délicieuse, l’incitant à goûter aussi « avant que ça soit froid » précisait-elle. Ils mangèrent d'abord en silence puis, peu à peu, grâce à l’excellent vin, s'efforcèrent de parler de tout et de rien. Madeleine termina son plat avec un début d’ivresse.

  • Et vous Emmerick, que faisiez-vous avant la guerre ?

Cette façon qu’elle avait de prononcer son prénom le grisa aussitôt. C’était la première fois qu’elle l’appelait ainsi. Comment pouvait-il être chaque fois plus charmé encore ? Où était la limite ?

  • J’étais déjà militaire. Pour le statut et la paye, se justifia-t-il, mais avant j’étais mécanicien.

Il se sentit bizarrement obligé de légitimer ses choix, comme si s’engager dans l’armée du Reich était une mauvaise chose. Pourtant, à l’époque, il avait décidé en toute conscience, appréciant même la valeur que ce métier lui apportait. Mais face à Madeleine, cette femme qui refusait de sortir avec un soldat allemand, il était gêné.

  • Alors… est-ce que ce sont les armes ou la mécanique qui a rendu vos mains rugueuses ? dit Madeleine en reprenant le poignet du lieutenant.

Du bout des doigts, elle effleura sa paume. Là où la corne était présente. Le geste, pourtant innocent, électrisa Emmerick. Un fourmillement envahit tout son corps et il sentit immédiatement son sexe gonfler. Il dégrafa un bouton en haut de sa chemise, mais rapprocha sa main de celle de Madeleine. Il ne voulait surtout pas qu’elle arrête.

  • La mécanique. La callosité vous gêne ?

Joignant le geste à la parole, Emmerick caressa l’avant-bras de la jeune femme. Machinalement, cette dernière ferma les yeux, laissant ses sens s’embraser. Son ventre crépita sous ce contact et son souffle se coupa.

  • Non… ça va, souffla-t-elle.

L’officier sentit le moment important. Madeleine pouvait-elle craquer ? En cet instant, elle était plus docile que jamais. Et comme elle était belle, émoustillée par l’alcool. Ses joues avaient pris une teinte rosée, ses yeux brillaient d’un éclat sauvage. Wolffhart tenta d’épingler dans son esprit l’image de la jeune femme.

Il reprit sa main et y déposa un baiser.

  • M’accorderiez-vous une danse ?

Les yeux bleu électrique du lieutenant sondèrent ceux de son invitée. Jamais il n’avait été aussi proche de son but. Quel but ? Pouvait-il encore se contenter d’une seule nuit avec la belle Madeleine ? Cette dernière acquiesça d’un hochement de tête. Emmerick l’emmena sur la piste où quelques couples valsaient déjà.

Ils se positionnèrent face à face, torse contre poitrine. Main dans la main, main dans le dos. La jeune femme sentit le parfum d’agrumes émanant du lieutenant taquiner ses sens. L’alcool embrouillait ses pensées et elle se rapprocha un peu plus, à la recherche de sa chaleur corporelle. Emmerick la sentit vibrer dans ses bras. Il resserra alors son étreinte et ils furent bientôt comme un seul corps évoluant sur la piste. Ils dansèrent un moment en silence, profitant de la présence de chacun.

Ce n’est que lorsque la musique changea, sur un rythme un peu plus rapide, qu’ils reprirent quelques distances.

  • Quel âge avez-vous ? demanda Madeleine.
  • Bientôt trente ans, le 29 octobre.
  • Dans moins d’un mois. Vous avez une permission pour l’occasion ?
  • J’ai fait la demande, j’attends encore la réponse.

De nouveau le silence. Des couples partirent, d’autres arrivèrent tandis qu’eux deux restaient accrochés l’un à l’autre. Incapable de se séparer. Ils n’étaient plus en rythme, mais ne s’en rendaient même pas compte. Emmerick avait réussi. Ils n’étaient plus l’Allemand et la Française, mais deux êtres attirés l’un par l’autre. Un bon souvenir pour cette dernière soirée. Dernière ? Il fallait marquer le moment. Rendre l’instant inoubliable. Elle avait voulu rester : pouvait-il la pousser dans ses retranchements ?

Une chanteuse arriva et entama les premières paroles d’Edith Piaf : « Plus bleu que tes yeux ».

Plus bleu que le bleu de tes yeux,

Je ne vois rien de mieux,

Même le bleu des cieux.

Plus blond que tes cheveux dorés

Ne peut s'imaginer,

Même le blond des blés.

Plus pur que ton souffle si doux,

Le vent, même au mois d'août,

Ne peut être plus doux.

Plus fort que mon amour pour toi,

La mer, même en furie,

Ne s'en approche pas.

Plus bleu que le bleu de tes yeux,

Je ne vois rien de mieux,

Même le bleu des cieux

Emmerick verrouilla son regard à celui de Madeleine et se pencha lentement. Le cœur de cette dernière se mit à battre la chamade contre sa poitrine. Ses pensées s’agitèrent et elle entendit dans cette palpitation comme un avertissement. Ne pas embrasser le lieutenant. Ses jambes se transformèrent en coton tandis que son sang tambourinait dans son crâne. Wolffhart perçut cette nervosité et suspendit son geste. Il ne voulait pas, ou du moins plus, la forcer. La déception et l’amertume déferlèrent dans sa poitrine.

Il se redressa et la relâcha aussitôt.

Madeleine se précipita vers la table, la respiration haletante. Elle était désorientée. Une fois de plus, sa raison dominait et lui objectait de tout arrêter alors que son corps et son cœur lui murmuraient de se laisser aller. Après tout, qu’y avait-il de mal à embrasser un homme séduisant ? Pas un homme, non… Un Allemand, un Occupant, un ennemi. Un être humain aussi… Comme si le vin était la réponse à tous ses problèmes, la jeune femme finit d’une traite son verre, espérant cacher la confusion de ses sentiments.

Sans lui demander son avis, Emmerick appela le serveur et commanda deux profiteroles au chocolat. Tel un parasite, la colère lui grignotait les tripes et grandissait à chaque revers. Il était fâché contre lui-même pour tous ces efforts inutiles, contre elle qui se jouait de lui. Cette soirée le rendait plus accroc encore alors que les sentiments de la Française ne changeaient pas. Elle ne voulait que deux choses : des informations sur ce putain de Rossignol et la paix après ce dîner. Gagné. Coup sur coup.

Un silence inconfortable les enserra, les ramenant à l’embarras du début.

Le garçon revint avec les desserts qu’il déposa sur la table. Il vida aussi le reste de la bouteille dans le seul verre vide, celui de Madeleine. Combien de coupe avait-elle bu ? Trop. Bien plus que le lieutenant. Mais le vin arrivait à faire taire le combat qui se déroulait en elle.

  • Je veux rentrer, annonça-t-elle, après avoir fini de manger.
  • Impossible, le couvre-feu est passé depuis longtemps, répondit Emmerick, froidement.

Le changement de ton glaça le sang de Madeleine et elle s’en voulut d’avoir brisé la magie.

  • Vous êtes Allemands, je suis sûre que c’est possible… insista-t-elle.

Emmerick souffla. Elle avait raison et il valait mieux qu’il la ramène. Pas question de passer la nuit, dans le même lit, à attendre qu’elle change d’avis. L’image d’un toutou, langue pendante, espérant une caresse de sa maîtresse lui traversa l’esprit et l’énerva davantage. Il devait mettre un terme à cette obsession.

  • D’accord, mais finissez votre verre d’abord.

Il voulait une dernière fois graver dans sa mémoire l’éclat sauvage de ses yeux enivrés.

Annotations

Vous aimez lire Sand.Bones ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0