Chapitre 27

7 minutes de lecture

Les yeux d’Emmerick caressèrent le corps de Madeleine et un sourire se révéla au coin de ses lèvres. Il appréciait cette robe de soir bleue qui faisait ressortir la finesse de sa taille et la rondeur de sa poitrine. L’analyse visuelle lui révéla une chevelure ondulée dont les effluves sucrés lui chatouillaient le nez, un corps raffiné et de longues jambes au galbe insensé. Beauté naturelle et incandescente. La regarder lui suffisait à s’évader. Il ne manquait que ses yeux, cette ouverture sur son cœur, cachés sous une énorme capeline, pour parfaire le tableau. Charmé, l’officier prit la main de la pianiste pour y déposer un baiser.

  • Si vous voulez bien me suivre, dit-il en gardant la main de Madeleine dans la sienne.

La chaleur de ce contact traversa le corps de la pianiste et lui mordit les tripes. Gênée, elle voulut s’y soustraire mais le lieutenant resserra sa prise, l’emmenant à sa suite.

Arrivés à l’angle de la rue, Wolffhart s’immobilisa brusquement et scruta les alentours. Inquiète, Madeleine tenta de comprendre et l’imita. Rien. Aucun mouvement. Aucun bruit. Il la passa dans son dos, comme s’il la mettait à l’abri d’un danger. Quel danger ? Emmerick se retourna et elle eut à peine le temps d’apercevoir un éclair espiègle traverser ses yeux azur qu’il plaqua leurs dos contre le mur. Le sang de la jeune femme se glaça et ses jambes se pétrifièrent. Bon sang, mais que se passait-il ? D’un bras, il barra son corps, lui intimant de rester collée contre la paroi, et jeta un coup d’œil à la ruelle adjacente. Panique. Elle sentit son cœur palpiter dans son cou et une sueur froide glissa le long de sa colonne. Quelqu’un était-il présent ? Un homme dangereux ? Quoi donc ?

Lentement, l’officier se retourna vers Madeleine, sourire railleur aux lèvres.

  • Mission commando : ne pas se faire repérer. Je ne voudrais pas qu’on vous pense collabo, dit-il, suivit d’un clin d’œil.

Madeleine souffla l’air qu’elle avait retenu, faisant redescendre la pression, puis jeta un regard furieux à Wolffhart avant de lui frapper l’épaule.

  • Vous m’avez fait peur, abruti !

Elle eut envie de le sermonner pour cette blague idiote, mais ne put retenir un sourire lorsqu’elle vit sa bouille d’enfant. Ses yeux étaient légèrement plissés, rieurs, et ses lèvres étirées jusqu’aux oreilles laissaient apparaître ses dents et creusaient ses fossettes. Les tripes de la pianiste se tordirent sous l’effet de ce sourire et le désir d’embrasser ces fossettes s’empara de son être. L’atmosphère s’électrisa. Madeleine baissa le regard et se détacha du bras du lieutenant. De l’air. Respirer. Loin de son contact.

L’officier passa la tête dans la ruelle pour vérifier qu’il n’y ait personne, continuant de jouer son rôle. Il souhaitait que cette soirée soit détendue. Pas d’Allemand ni de Français. Ce soir, ils étaient juste Emmerick et Madeleine. Il lui reprit le poignet et l’entraîna à sa suite. Quelques mètres plus loin, ils arrivèrent à la voiture, où le chauffeur les attendait. Le lieutenant ouvrit la portière à sa demoiselle puis contourna la voiture pour s’installer près d’elle.

  • Où allons-nous ?
  • À Bordeaux. Comme ça vous pourrez enlever cet horrible chapeau, taquina-t-il.

Madeleine s’empourpra et retira sa capeline. Reconnaissante, elle murmura un « merci » à peine audible. Elle appréciait sincèrement les efforts que faisait l’officier pour la rendre plus à l’aise. Il avait eu la délicatesse de sélectionner un restaurant hors de Lormont et de cacher sa voiture dans une ruelle à côté. Il tentait d’alléger l’atmosphère et s’efforçait de rendre ce rendez-vous à peu près normal. Ce soir, il n’était pas le soldat qui l’avait obligé à passer une nuit dans les sous-sols de la Kommandantur, le militaire qui l’avait embarqué pour une stupide histoire de lettre, ni celui qui l’avait embrassé de force. Il était l’homme qui la titillait dans la cellule, lui ramenant une miche de pain et une orange. L’homme qui la taquinait dans le parc juste avant la catastrophe. L’homme qui la défiait de « ne jamais dire jamais ». Le souvenir de ce moment l’amusa. Comment avait-elle pu céder si facilement ? Le lieutenant devait être fier d’avoir eu raison ce jour-là.

  • Nous voilà arriver au Chapon fin, annonça Ulrich, le chauffeur.

Une fois sortit, Emmerick vint ouvrir la portière à la jeune femme et lui proposa son bras, qu’elle accepta. Ils entrèrent dans le restaurant et furent tous les deux impressionnés par le cadre remarquable. Un surprenant décor baroque fait de rochers factices dévoraient toute une partie de la salle avec le même aplomb que des vrais. Cette magnifique tapisserie en trois dimensions était telle la grotte de Vénus. Dans les niches de cette roche, étaient piqués de petits lampions de lumière jaune. Les tables, dispersées de manière désordonnée, étaient nappées de blanc et beige donnant au lieu le charme d’une belle salle à manger bourgeoise. Au fond de la salle, se nichaient des instruments de musique ainsi qu’un espace vide, laissant deviner une piste de danse. Enfin, une immense verrière venait recouvrir le tout et permettait de voir le ciel et son crépuscule.

Un homme s’approcha d’eux, carnet en main.

  • Bonsoir Messieurs-dame, à quel nom avez-vous réservé ?
  • Wolffhart, s’il vous plaît.

L’hôte hocha la tête et les accompagna jusqu’à une table coincée dans une niche de pierres. À l’écart des autres. Comme un rendez-vous intime. L’homme posa les menus puis installa Madeleine, tandis qu’Emmerick s’asseyait en face, avant de repartir vers l’accueil.

Tous deux restèrent silencieux, ne sachant par où commencer. Emmerick, soudain nerveux, ne voulait pas gâcher l’instant. Il essuya ses mains moites sur son pantalon et posa son regard sur une Madeleine aussi gênée que lui. La voir dans le même état que lui le rassura et il se rappela qu’il était celui avec les cartes en mains. À son tour de mener la barque.

  • Euh… commença-t-il
  • Bonsoir, coupa le serveur qui arrivait, que puis-je vous servir ?

Aucun n’avait encore ouvert les menus.

  • Votre meilleur vin s’il vous plaît, le temps que nous puissions choisir nos plats, demanda le lieutenant.
  • Nous avons un très bon Château Latour de 1936, cela vous conviendrait-il ?

Emmerick, qui n’y connaissait rien en vin, interrogea son invitée du regard.

  • Très bien, répondit-elle.

Le serveur griffonna sur un bout de papier et s’en alla. Aussitôt, Madeleine observa la grande salle, se détournant du regard de l’officier. Pourquoi se sentait-elle fébrile alors que ce rendez-vous n’avait aucune importance à ses yeux ?

  • Vous êtes déjà venu ? se lança-t-il.

Madeleine reporta son attention vers le lieutenant.

  • Non jamais, c’est magnifique.

Le sommelier arriva avec la bouteille de vin et en versa dans le verre d’Emmerick. Voulant donner le change, ce dernier goûta, fit semblant de déguster comme il avait souvent vu les Français faire puis hocha la tête. Le sommelier remplit les deux verres et repartit. Madeleine but une gorgée pour se donner du courage. Ce rendez-vous était un supplice. L’aspect intimiste, la proximité avec Wolffhart, les yeux brillants de ce dernier la troublaient et imprégnaient toutes ses pensées. Elle n’était plus capable de réfléchir à autre chose.

  • Qu’est-ce que vous me conseillez ? demanda l’officier caché derrière le menu ouvert.

À son tour, Madeleine ouvrit la carte. Des plats, tous plus élaborés les uns que les autres, défilaient sous ses yeux. Comment ce restaurant arrivait-il à se fournir ? La collaboration, ça a du bon…

  • Ne me faites pas croire que c’est la première fois que vous venez…
  • Comme vous, je ne suis jamais venu avant, assura Emmerick.

La jeune femme posa son menu pour faire face au lieutenant, encore caché derrière le sien. Impossible qu’elle soit la seule femme qu’il emmenait ici. Son sourire à fossettes, ses yeux électriques. Il était beau et faisait sûrement flancher plus d’une fille. À Lormont ou ailleurs.

  • Je suis sûre que vous avez déjà amené quelques conquêtes ici, lieutenant.
  • Aucune. Je n’ai pas les moyens d’inviter ici toutes les femmes qui me courent après, répondit-il, taquin.
  • Je ne vous cours pas après !

Emmerick déposa la carte sur la table et plongea son regard dans celui de la pianiste. Il aurait aimé pourtant. Mais se serait-il autant intéressé à elle si tel avait été le cas ?

  • C’est bien pour ça que vous êtes ici, dit-il un sourire en coin.
  • Comment ça ?

Espiègle, le jeune homme eut envie de la titiller un peu. Il préférait de loin la voir s’enflammer plutôt que d’affronter l’ignorance et la froideur dont elle faisait preuve depuis qu’ils étaient entrés.

  • Eh bien, ce restaurant est à votre image, il me semble.
  • Vous insinuez que je suis une poule de luxe superficielle ?

Stupéfaite de ses propos, la pianiste fronça les sourcils. Elle ne savait pas si elle devait prendre cette remarque avec humour ou s'il était sérieux. L'idée même qu'il puisse l'associer à ce lieu lui retourna l'estomac. Resplendissant mais factice. Convivial mais bondé de collabo.

La flamme, qu’Emmerick attendait, s’allumait enfin dans le regard de son invitée. C’était elle, la femme qu’il désirait tant. La Madeleine forte, qui lui tenait tête, l’éconduisait sans cesse. Celle qui était capable de repousser Prat sans l’aide de personne.

  • Je dis juste que plus il est facile d’avoir une femme, moins les hommes font d’efforts. Vous êtes têtues et fière. Vous ne vous laissez pas faire. Croyez-vous que je vous aurais emmené ici si vous aviez ouvert les cuisses plus tôt ?

Madeleine resta interdite un instant, digérant l’information. Pour qui la prenait-il ? Si elle avait accepté, c’était uniquement pour qu’il lui fiche la paix et lui donne les informations qu’elle attendait. Devenu son geôlier, sa présence chaque soir était devenue insupportable. Avait-elle eu d’autres choix ? À d’autres…

En colère, elle ferma violemment son menu et balança la serviette sur la table.

  • Ça suffit, j’en ai assez entendu. Je veux rentrer.

Elle se leva aussitôt et, prit de panique, Emmerick lui attrapa violemment le poignet.

  • Attendez !

Annotations

Vous aimez lire Sand.Bones ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0