Chapitre 26

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Dix heures du matin, trois coups retentirent contre la porte de la famille Perrin. Dans son salon, Yvonne haussa un sourcil. Qui pouvait bien venir ? Elle ne se souvenait pas avoir inviter d’ami à cette heure-ci. Elle espérait que ce n’était pas la nouvelle amie de Madeleine ou pire : la venue d’Allemands. Depuis la mort des cinq Lormontais innocents, la mère Perrin craignait qu’ils arrivent d’un moment à l’autre sans prévenir. Voir son amie Marie dans tous ses états lui avait fait un choc. Elle avait beau se montrer forte, les soldats de la Wehrmacht commençaient à lui faire peur. Le sergent Prat avec sa gueule amochée était plus intimidant encore. Il se faisait discret depuis plusieurs jours, mais pour Yvonne cela n'augurait rien de bon. L’aura noire qui entourait cet homme se faisait plus oppressante lorsqu’il se terrait dans le mutisme.

Joséphine ouvrit la porte d’entrée et fit face au vide. Elle n’avait pourtant pas rêvé, quelqu’un avait bien frappé. Elle voulut s’avancer pour observer les environs, mais son pied heurta un objet. Baissant alors la tête, elle aperçut un majestueux bouquet de fleurs, déjà plongé dans un vase, qui attendait d’être ramassé. Magnifique mélange, composé de roses oranges et jaunes ainsi que de matricaires blanches, l’ensemble réhaussé par de vaporeuses astilbes rouges, de quelques branches de fougères et de ruscus.

La domestique l’attrapa et une petite enveloppe s’échappa de la gerbe avant d’atterrir au sol. Le nom de Madeleine inscrit sur le papier attira l’œil de la femme qui se pencha pour le récupérer. Elle jeta un dernier coup d’œil dans la rue, se demandant qui pouvait bien déposer un aussi bel objet et s’échapper aussitôt.

  • Mademoiselle Madeleine ? appela-t-elle en rentrant dans la maison.

Entendant le nom de sa fille, Yvonne sortit du salon et resta interdite face à l’énorme bouquet qui cachait le visage de Joséphine. Elle leva les yeux vers la porte d’entrée fermée et fut confuse de ne voir aucun invité. La mère Perrin fronça les sourcils, à la fois curieuse et inquiète.

  • Qui vous a donné ça Joséphine ?
  • Eh bien… Il n’y avait personne Madame. Juste ça au sol, répondit la domestique en montrant l’objet des yeux.

Madeleine descendait les escaliers lorsqu’Yvonne s’empara du bouquet. La jeune femme suspendit son mouvement lorsqu’elle réalisa pourquoi Joséphine l’avait appelée. Ses joues s’enflammèrent et elle baissa le regard en reprenant sa marche, tentant de dissimuler son trouble. Simultanément, les deux femmes levèrent leurs yeux intéressés vers la jolie brune lorsque celle-ci arriva à leur hauteur. Madeleine devinait de qui provenait les fleurs et cela la mettait mal à l’aise. Comment pouvait-elle l’expliquer à sa mère ?

Elle aperçut une enveloppe dans les mains de Joséphine qui se dépêcha de lui donner. Heureusement que ce n’est pas ta mère qui est tombée dessus ! La jeune femme ne connaissait pas le contenu de la lettre, mais se doutait qu’il ne valait mieux pas qu’Yvonne la lise.

  • D’où proviennent ces fleurs ? questionna la mère Perrin.
  • Un… admirateur de la guinguette sûrement ?

C’était un demi-mensonge. Même si elle n’avait pas connu le lieutenant à la guinguette, il n’en demeurait pas moins un admirateur, dans un certain sens…

  • Bien, lis-nous cette lettre que l’on reprenne nos occupations, s’impatienta Yvonne.

Bien que curieuse, Joséphine s’en alla discrètement, laissant Madeleine dans l’embarras. Le stress s’empara de cette dernière. La solution la plus simple était de mentir, de faire croire à un homme de bonne famille – même s’il n’en restait plus beaucoup de son âge dans les parages. Cependant, c’était se mettre une balle dans le pied. Sa mère connaissait à peu près toutes les familles aisées du quartier, elle ne pouvait pas la tromper sans que cela ne se retourne contre elle tôt ou tard. Cependant, il était évident qu’elle ne pouvait pas expliquer pourquoi elle acceptait de dîner avec un soldat allemand. Yvonne ne comprendrait pas et serait furieuse.

  • C’est privé, tenta-t-elle pour s’échapper de cette situation.
  • Madeleine…

La jeune femme fit un sourire à sa mère pour garder contenance et tourna les talons, remontant tranquillement dans sa chambre. Elle laissa le bouquet dans les mains d’Yvonne. Lire et se débarrasser de la carte était tout ce qui l’intéressait. Et surtout, elle ne voulait pas donner de l’importance à ce dîner. Ni à Emmerick Wolffhart.

Assise sur son lit, Madeleine ouvrit la petite enveloppe et en sortit la carte.

Je viendrai vous chercher à 19h30. Faites-moi plaisir, mettez une robe aussi belle que les fleurs.

E.W

Pourquoi avait-il déposé des fleurs ? Si c’était pour cette simple information, le lieutenant pouvait très bien passer à la guinguette comme les autres soldats. La jeune femme déchira la carte en plusieurs morceaux qu’elle dissimula dans la poche d’une de ses robes. Elle ne voulait pas risquer que sa mère reconstitue le papier pour en lire le contenu.

Ce bouquet de fleurs la mettait dans l’embarras et soulevait certainement de nombreuses questions chez Yvonne. L’avait-il fait exprès ? Dans quel but ? Madeleine se prit la tête entre les mains. Impossible de rentrer chez elle après le travail et prétendre sortir avec une amie. Sa mère n’était pas dupe. Elle allait devoir passer de la guinguette à son rendez-vous sans rentrer chez elle. Tant pis pour la douche et pour la belle robe qu’il demandait. Le lieutenant allait devoir s’en passer. Au moins tu lui montres que ce repas ne t’enchante pas plus que ça…

Devant son armoire, la jeune femme prit une jupe en soie bleue marine dont le bas était orné de larges fleurs roses pales. Pour aller avec, elle choisit un haut à manche longue de la même couleur avec des manches légèrement évasées sur les poignets. C’était une jolie tenue, mais pas trop afin de ne pas éveiller les soupçons de sa mère.

Elle déjeuna sans Yvonne qui avait rejoint Marie, lui évitant une multitude de questions auxquelles elle ne pouvait répondre, et ne prit une douche qu’au dernier moment. Elle s’arma d’une capeline puis elle se rendit au travail.

٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭

À La Guinguette de la Gironde, les Français se faisaient de plus en plus rares, presque inexistants. Depuis quelques temps, la boite à musique avait d’autres fonctions que de faire chanter Madeleine. Les Allemands, en manque de leur pays, avaient commencé à réclamer des chansons dans leur langue. Cependant, la jeune femme était incapable d’en interpréter. Il y en avait bien quelques-unes qu’elle connaissait, mais il lui était impossible de chanter dans leur langue sans fourcher. Quelques soldats avaient alors commencé à ramener des partitions et avait demandé à Mr Boulay de chanter eux-mêmes, toujours en contre-parti de quelques pièces, pendant que la musicienne jouait sur son piano. Malheureusement les chants allemands ne plaisaient pas aux Lormontais qui désertaient peu à peu.

Cette après-midi-là, il n’y avait aucun Français dans l’établissement. Pourtant, le café était plus bondé que jamais. La rumeur avait fait le tour de la ville en un rien de temps et les soldats faisaient de la guinguette leur lieu de prédilection.

Les Allemands discutaient bon train. Les éclats de rire, les cris offusqués de certains joueurs de cartes, les bavardages résonnaient dans la pièce en écho au son du piano. De son côté, Madeleine était tendue. Cette journée semblait s’éterniser alors qu’elle avait hâte d’en finir, hâte de passer ce dîner avec le lieutenant pour retrouver la paix. Au-delà de sa présence constante, il s’insinuait dans son esprit et provoquait des réactions défendues. En ne le voyant plus, tout ceci disparaîtrait avec lui, elle en était certaine. Même si son numéro de gentleman protecteur l’avait quelque peu attendri, il l’agaçait toujours autant. Cette façon qu’il avait d’insister, comme si jamais personne ne lui avait dit non dans la vie. Quel genre d’enfant avait-il été ? Comment était sa famille ? Quelle était sa vie avant la guerre ?

Reprenant une nouvelle mélodie, Madeleine s’empêcha de se poser trop de questions. Ne surtout pas l’humaniser. Soldat allemand, voilà ce qu’il était. Se préoccuper de sa vie d’avant, s’interroger sur qui il pouvait être avant la guerre, lui donnait trop d’intérêt et la jeune femme refusait de lui accorder de l’espace dans ses pensées. Pas de place pour l’ennemi dans son cœur.

  • Voilà pour toi mon petit, lui dit Mr Boulay lorsqu’elle eut terminé son service.

Comme toujours, il partageait la somme de la boite à musique.

  • Tu sais Madeleine, ces chansons allemandes… Ne te sens pas obligé.
  • Ça remplit encore plus la boite, pourquoi on s’en priverait ? rit-elle, et puis ça me permet de moins chanter. Vous savez que ce n’est pas ce que je préfère !

Rassuré, le gérant joignit son rire au sien. Il avait eu peur qu’elle n’agisse que pour lui et même si cela l’aidait grandement, il ne voulait pas obliger la jeune pianiste à aller contre ses principes.

  • Aller, file. D’ailleurs tu devrais penser à prendre ta bicyclette pour venir désormais. La nuit tombe de plus en plus tôt et je ne voudrais pas qu’il t’arrive malheur, s’exclama l’homme.
  • Est-ce que vous vous inquiétez pour moi Monsieur ? taquina Madeleine.
  • Pas du tout. Je m’inquiète uniquement du rendement de cette boite à musique.

En riant, Mr Boulay fit un clin d’œil à la jeune femme et l’invita à sortir de l’établissement. Elle s’échappa un instant aux toilettes pour faire un brin de toilettes avant de partir.

Madeleine enfonça la capeline sur sa tête et marcha tranquillement jusque chez elle. Elle avait encore un peu de temps avant que le lieutenant ne vienne la chercher. Cependant il valait mieux qu’elle ne traîne pas trop. Elle craignait qu’il n’arrive en avance et se permette de frapper à la porte de chez elle. Elle l’imaginait avec son uniforme militaire, un autre bouquet de fleurs à la main, armé d’un grand sourire. Et de ses belles fossettes… Imaginer la réaction d’Yvonne lui fit horreur.

Arrivée devant chez elle, la jeune femme s’assit sur les marches de son perron. Elle espérait que Joséphine n’aurait pas besoin de sortir avant que le lieutenant n’arrive et ne la trouve pas ainsi. Une brise froide souffla, la faisant frissonner. L’été touchait à sa fin et les soirées devenaient plus fraîches. Elle regrettait de ne pas avoir pris de veste, même si le col de son haut montait légèrement.

Une voiture passa lentement devant la pianiste. Piqûre d'adrénaline. Cœur palpitant. Madeleine se leva, mais le véhicule tourna dans la ruelle à côté. Elle expira brusquement l'air qu'elle retenait sans s'en rendre compte. Pourquoi une telle réaction ? Tu as cru que c'était le lieutenant... Ridicule. Son attitude la fit pouffer. Elle se comportait comme une adolescente.

  • Vous êtes de bonne humeur on dirait.

Son rire s'étrangla dans sa gorge. Emmerick wolffhart arrivait sur la droite. Veste double boutonnage couleur taupe comme le pantalon, chemise blanche, mouchoir blanc dans la poche. Pas de casquette. Pas d'uniforme militaire. Habillé en civil, il était différent. Beaucoup plus beau !

  • Bonsoir, dit-il d’une voix douce.
  • Bonsoir lieutenant.

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