Chapitre 25

6 minutes de lecture

Appuyé contre le mur, bras croisés sur la poitrine, Emmerick attendait tranquillement dix-neuf heures. Les derniers clients sortaient de la guinguette, tout sourire. La pianiste chantait-elle encore ses drôles de chansons ? Il ne venait plus dans l’établissement depuis quelque temps, préférant leurs tête-à-tête. Madeleine. Il n’attendait qu’elle. À quand remontait la dernière fois qu’il avait patienté pour une femme ? À part sa mère, aucune ne lui venait en tête. Et de manière plus générale, Emmerick n’attendait jamais que les choses arrivent à lui. Toujours aller au-devant. Pourquoi attendre d’être à la rue pour prendre les choses en main ? Il pouvait arrêter l’école, travailler et aider à la maison. Pourquoi attendre que son travail soit reconnu pour gagner plus ? Il pouvait chercher ailleurs, sans condition. Alors pourquoi attendre après cette femme ? Ne pouvait-il pas tout simplement prendre ce qu’il voulait ? Non… Madeleine était différente et jamais il n’avait désiré quelqu’un aussi violemment.

Comme souvent depuis l’exécution des cinq hommes, il insistait pour la raccompagner. Wolffhart était lourd, il le savait. Même Werner lui avait conseillé d’abandonner. Des jolies brunes, il n’en manquait pas à Lormont. Pourtant, il était là, à l’attendre. Encore. Il avait d’abord essayé de s’excuser avec des cadeaux qu’elle refusait à chaque fois puis il avait tenté de la connaître, lui posant des tas de questions. Malheureusement, la pianiste n’était jamais très réceptive, l’ignorant la plupart du temps. Souvent, cette attitude le poussait au-delà de ses limites et l’envie d’embarquer à nouveau cette femme à la Kommandantur, pour l’obliger à le confronter, le traversait férocement. Cependant, l’image de son assaut dans son bureau freinait chaque fois ses ardeurs.

La lumière de la salle principale s’éteignit, ne laissant plus que celle au-dessus du bar, puis la porte s’ouvrit. Son pouls accéléra. Boucles brunes, chemisier blanc, jupe kaki. Madeleine sortit de la guinguette, plus belle encore que la veille. Lorsqu’elle se retourna, les yeux d’Emmerick tombèrent sur ses lèvres roses et charnues. Lèvres qu’il désirait avidement, qu’il imaginait contre sa bouche… Contre sa gorge… Autour de son sexe… La jeune femme souffla. Dur retour à la réalité. L’officier espérait que l’uniforme la repoussait plus que sa personnalité.

  • Bonsoir, dit-il en s’avançant vers elle.

Depuis le soir où, éméché, il s’était comporté comme un abruti, Emmerick se sentait bizarrement stressé lorsqu’il l’abordait. Jamais il n’avait été anxieux en présence d’une femme et cela lui donnait l’impression de redevenir un enfant qui voulait plaire aux grands. Cependant, sa fierté, son grade, l’empêchait de se montrer si peu confiant.

  • Bonsoir lieutenant, répondit-elle.
  • Je vous raccompagne ?

Madeleine haussa les épaules. Peu importait sa réponse, il allait n’en faire qu’à sa tête. Ce manège durait depuis plusieurs jours déjà et elle en avait assez. Les premiers soirs, elle s’était montrée polie dans l’espoir de récolter les informations qu’elle avait demandées sur Emile Rossignol, mais plus le temps passait et plus elle se sentait emprisonnée, coincée par cet homme qui la suivait sans cesse.

Cette omniprésence du lieutenant l’étouffait d’autant plus que sa tête était en conflit avec son corps. Si au départ elle avait pensé le charmer pour se servir de lui, il s'avérait maintenant que sa persévérance, ses fossettes et sa façon enfantine de la séduire, lui plaisait chaque jour davantage. Plus elle le voyait et plus il l'attendrissait. Elle aimait le voir à la fois confiant et maladroit. Dans ses espoirs de la conquérir, il se dévoilait parfois et parlait. Beaucoup. Il voulait lui plaire, l’amuser. Tout le temps. Dédramatiser. Wolffhart ne savait pas à quel point il devenait humain aux yeux de la jeune femme et sans qu'elle ne le veuille elle se retrouvait sensible à son charme. Toutefois, plus elle était touchée par cet homme, plus elle se montrait distante. Ne surtout pas se laisser attendrir par l'ennemi. Et qui sait combien de temps cette bonne humeur durerait ? Madeleine n’oubliait pas que le comportement du lieutenant était changeant.

Elle était d’ailleurs impressionnée de le voir calme et persévérant. Lui d’habitude si impulsif… N’était-il pas fatigué à force d’être repoussé ? Apparemment non… Il était si sûr de lui chaque fois qu’elle le voyait, comme s’il était certain qu’elle allait finir par craquer. Bien qu’il n’ait pas reparlé du dîner depuis le soir où il s’était présenté ivre, Madeleine savait que l’enjeu était le même et elle détestait cette manière qu’il avait de s’imposer à elle, ne lui laissant jamais vraiment le choix. Un instant, elle songea à accepter l’invitation. Peut-être était-ce la solution pour se débarrasser de lui ?

Madeleine coula un œil vers Emmerick derrière elle. L’idée de partager un repas avec lui paraissait de moins en moins saugrenue. Et puis… elle aurait pu tomber sur pire. Le lieutenant était très séduisant : grand, silhouette élancée, bras musclés, épaules larges et sans doute accueillantes. Et ce sourire désarmant. Et ces yeux bleu électrique. Un frisson lui parcourut l’échine. Madeleine coupa court à ses pensées. Elle ne devait pas s’aventurer sur ce terrain… Au fond, même si contrairement à Prat, Wolffhart ne lui inspirait pas l’aversion qu’il était censé mériter en tant qu’occupant, elle avait toujours cette étrange impression qu’il pouvait lui sauter dessus d’un moment à l’autre. Elle n’arrivait pas à cerner cet homme qui se montrait à la fois protecteur et menaçant.

Cherchant à éviter son contact, Madeleine marchait silencieusement devant lui, mais Emmerick voulut tenter une dernière fois d’amorcer la conversation et demanda :

  • Pourquoi « Für Elise » est-elle votre musique favorite ?

Il n’y connaissait pas grand-chose dans la musique, ni dans la littérature. Le peu de temps qu’il était resté à l’école, il n’avait pas été très bon élève. Tout juste moyen. L’armée lui avait donné un statut qu’il n’aurait jamais pu avoir autrement. Seulement, la réalité le rattrapait parfois. Surtout en compagnie de Werner qui avait eu une excellente éducation.

  • C’est personnel… répondit la pianiste.
  • C’est bien pour ça que je vous le demande ! s’exclama-t-il.

Chaque fois c’était la même chose : il tentait, elle le repoussait et il finissait par perdre patience. Deux ou trois jours plus tard, il revenait. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez lui ?

  • Ça ne vous regarde pas, c’est tout.

Emmerick attrapa son bras pour qu’elle se retourne. Comment pouvait-elle être si insensible ? Il faisait tout son possible pour se montrer agréable, pour engager une conversation saine, mais elle le chassait encore et toujours. Jamais il ne s’était montré aussi patient avec une femme. Jamais il n’avait fait autant d’efforts. N’était-il rien d’autre qu’une possible source d’informations pour elle ? L’officier avait peine à croire qu’il s’entichait d’une femme si froide. Celle qu’il désirait plus que tout était dans les souvenirs de leurs rares moments de complicité.

  • Verdammt ! Vous êtes vraiment…

L’officier se tut, laissant sa phrase en suspens. En vérité, il s’agaçait plus de son propre comportement que celui de la jeune femme. Elle avait toutes les raisons du monde de le détester et il ne pouvait l’en blâmer. Alors pourquoi continuer ? Wolffhart se promit que ce serait la dernière fois qu’il viendrait la chercher après son travail. Il en avait plus qu’assez de faire des efforts pour rien. Tant pis si elle l’obsédait, il allait bien finir par l’oublier. De toute évidence, ce n’était sûrement pas en courant derrière elle que ça allait lui passer.

Furieuse, Madeleine dégagea son bras de l’étreinte du lieutenant et recula d’un pas. Elle en avait marre de ses accès de colère, marre de sa présence, marre de cette cage qu’il représentait. Elle était prête à tout pour s’en débarrasser.

  • Bon c’est d’accord, vous avez gagné ! cria-t-elle au milieu de la rue. J’accepte votre dîner si après ça vous me foutez la paix putain !

Wolffhart écarquilla les yeux et sa colère retomba aussitôt. Avait-il bien entendu ? Elle acceptait le dîner. Peu importait les raisons, il ne retenait qu’une chose : elle venait de céder. Une chaleur diffuse se répandit dans ses veines et il pinça les lèvres pour retenir le sourire qui menaçait. Ne pas avoir une tête de vainqueur. Rester courtois. Avec précaution, il se rapprocha et attrapa la main de sa jolie brune.

  • Disons demain, après votre travail.

Il se pencha et embrassa délicatement le dos de sa main. Touché piquant qui se répercuta directement au creux du ventre de Madeleine. Pourquoi cette sensation ? Elle sentit soudain qu’elle venait de prendre la pire décision de sa vie.

Annotations

Vous aimez lire Sand.Bones ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0