Chapitre 23

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Les Allemands avaient envahi la « Guinguette de Gironde » tandis que les Français désertaient les lieux publics. Encore sous le choc de la matinée, ils se terraient chez eux et laissaient les Nazis savourer le plaisir de leur petite victoire. En ce premier jour de septembre, les Lormontais portaient le deuil. Ce n’étaient pas seulement des maris, des pères de famille qui avaient été tué, mais des Français innocents. Pas besoin de les connaître pour se sentir blesser, pas besoin de les avoir côtoyés pour sentir la perte. Tous étaient frappés par la barbarie de l’Occupant. Cette démonstration avait avorté tout désir de révolution et renvoyait en pleine figure leur défaite de la guerre, réouvrant des cicatrices qui commençaient à peine à se suturer. Les coulées de sang sur la grande place marquaient l’événement et gravaient au fer rouge les esprits et les cœurs.

Assise face au piano, Madeleine laissait courir ses doigts sur les touches tout en réfléchissant. Emile Rossignol. Le nom de l’homme à la lettre. Même si elle ne nourrissait pas les mêmes espoirs que les Dufresne, la pianiste refusait d’être le frein à leur recherche. Elle avait dit à Lucien qu’elle essaierait. Mais comment faire ? Depuis l’arrivée des Allemands, les ressources de la mairie étaient devenues inaccessibles. Cet homme habitait-il au moins Lormont ? Elle se voyait mal demander à des personnes au hasard. Un tel comportement devait sûrement paraître suspect et les dénonciations allaient bon train. Impossible de faire confiance à n’importe qui.

Un soldat s’approcha et lui demanda une chanson joyeuse. La jeune femme leva les yeux vers Monsieur Boulay qui secoua la tête. Le militaire haussa les épaules et retourna à sa place. En arrivant au travail, Madeleine avait prévenu qu’en ce jour noir, elle refusait de chanter. Voir ces Allemands si heureux dans la guinguette, comme si tout était normal, la scandalisait. Désolé de la situation, le gérant avait accepté. Les Allemands lui permettaient de nourrir sa famille et de payer ses factures, mais sans Madeleine l’établissement aurait-il eu autant de succès auprès d’eux ? Il renonçait donc à la boite à musique pour aujourd’hui, en espérant que demain soit un meilleur jour.

Le soir arriva. Madeleine épuisée avait bataillé toute la journée avec ses émotions. En sortant de la guinguette, elle n’avait qu’une envie : retrouver son lit moelleux. Cependant, en franchissant les portes elle aperçut le lieutenant Wolffhart, sourire aux lèvres. Ce n’est vraiment pas le moment…

  • Guten Abend Madeleine, dit-il en s’approchant d’elle maladroitement.
  • Bonsoir lieutenant.

Elle tenta de l’esquiver, mais il lui barra la route et prit sa main pour y déposer un baiser. Le geste la rendit mal à l’aise et les relents d'alcool émanant du corps de l'Allemand amplifièrent sa gêne. Mauvais souvenir. Elle se répéta son mantra pour ne pas succomber. Oublier le passé, aller de l’avant.

  • Je vous raccompagne, somma-t-il.
  • Non merci, ça ira pour cette fois.

Le regard d’Emmerick s’assombrit et ses mâchoires se contractèrent. Il en avait plus qu’assez qu’elle le défie sans cesse. Le rôle de méchant dans lequel elle le cantonnait ne l’amusait pas ce soir. Il lui agrippa l’épaule et la ramena brusquement contre lui.

  • Verdammt ! Ce que vous pouvez être nervig ! Vous ne voulez pas que je vous raccompagne ? Alors c’est vous qui allez m’accompagner jusqu’au manoir, ordonna-t-il.

Leur proximité et le parfum sucré de la pianiste abolirent sa colère soudaine. L’espoir le gagna. Était-elle un remède ? Il avait besoin d’elle ce soir, besoin d’oublier. D’un geste tendre, il effleura la peau de son cou et remonta jusqu’à sa joue. Cette caresse résonna dans le corps de Madeleine. Paralysée, elle réprima ses émotions.

  • S’il vous plait… Accompagnez-moi, dit-il, plus doux.

La jeune femme leva les yeux vers le lieutenant et quelque chose se brisa en elle lorsqu’elle croisa ce regard empreint de souffrance. Qui lui demandait cette faveur ? L’homme ou le militaire ?

  • D’accord, céda-t-elle.

En silence, elle lui emboîta le pas, voyant s’éloigner son lit qu’elle désirait tant. Trente minutes à pied séparaient le manoir de sa maison et elle croisa les doigts pour qu’il n’y ait pas d’autres Allemands saouls dans les rues à cette heure-ci.

Ils marchèrent l’un à côté de l’autre sans se parler ni se regarder. Silence gênant, les plongeant dans leurs pensées malheureuses. Wolffhart n’avait pas voulu incommoder la jolie brune, mais aujourd’hui la compagnie de ses camarades ne l’apaisait pas. Werner ne cessait de lui faire des reproches et les autres s’acharnaient à garder son verre toujours rempli. Cocktail déprimant. La vérité était qu’il s’en voulait de ne pas avoir trouver le délinquant qui avait coupé les câbles électriques. Plutôt que de s’investir dans l’affaire, il avait passé son temps à s’inquiéter pour Madeleine et à garder un œil sur Prat. Cependant, il était désormais certain d’avoir loupé des informations importantes qui lui auraient permis de mettre la main sur le coupable. L'amertume le rongeait.

Ne voulant pas la quitter trop tôt, le lieutenant s’affala sur un banc qu’ils croisèrent en chemin. Madeleine resta debout, espérant que sa pause ne soit que de courte durée. Il étendit ses bras contre le dossier de l’assise et laissa tomber sa tête en arrière. Il n’avait pas vraiment l’air dans son assiette. Allait-il vomir ? La pianiste se demanda quelle quantité d’alcool il avait bu.

Il passa nerveusement les mains sur son visage.

  • J’ai souvent envie de vous rendre responsable, mais la vérité c’est que vous n’y êtes pour rien, balbutia-t-il.

Encore cet air brisé. Cela lui donnait un côté trop humain qui débordait de son uniforme et qui touchait la jeune femme. Les traits de son visage étaient plus durs que d’habitude, prenant le pas sur la bouille d’enfant qu’elle avait aperçu quelques jours plus tôt.

Soudain, le souvenir du lieutenant insistant pour la raccompagner après la nuit des étoiles lui revint en mémoire. Bien que maladroit, il s’était montré prévenant et elle se rendit compte qu’elle n’avait pas apprécié le geste à sa juste valeur. Ce soir, il semblait tourmenté, en proie à de funestes pensées et elle voulut lui rendre la pareille. Silencieuse, elle vint s’asseoir à ses côtés, cédant à la nouvelle humanité et au charme de son interlocuteur.

  • Je ne sais pas si vous êtes le paradis ou l’enfer, dit le lieutenant, songeur.
  • J’espère l’enfer. Puisque vous êtes celui des Français…

Emmerick releva la tête brusquement et écarquilla les yeux, surpris. Comment osait-elle ? Son regard pétillant de malice calma aussitôt l’officier. Un sourire fendit sa bouche. Elle se moquait de lui et, étonnamment, il aimait ça.

Il fouilla la poche intérieure de sa veste.

  • Puisque vous n’aimez pas les fleurs, on m’a conseillé de vous apporter du chocolat, dit-il en lui tendant la plaquette. Il paraît qu’aucune femme n’y résiste.

D’une main, Madeleine repoussa le chocolat.

  • Vous ai-je déjà laissé croire que j’étais comme les autres femmes ? demanda-t-elle, mutine.

Le sourire d’Emmerick s’agrandit et son regard s’illumina. Bien sûr que non. Aucune autre ne lui résistait comme elle osait le faire. Avoir à la courtiser, bien qu’il n’ait aucune expérience, la rendait nettement plus intéressante. Moins elle était accessible et plus il la désirait. Pourquoi ? Il n’en avait aucune idée. Pourtant, il devinait qu’il n’était qu’un sale boche à ses yeux et qu’il l’insupportait par son insistance, mais c’était plus fort que lui, il ne pouvait renoncer.

  • Vous avez raison, vous êtes bien mieux, avoua-t-il, que dois-je faire pour que vous acceptiez ce dîner ?
  • Rien, car ça n’arrivera jamais…

Le mettait-elle au défi ? Il acceptait le challenge sans hésiter.

  • Comment dites-vous déjà ? Ne jamais dire jamais ? Ne jamais dire fontaine je ne boirai pas ton eau ?

Madeleine s’esclaffa. Où avait-il appris à parler si bien français ? Elle secoua la tête et ses cheveux glissèrent sur ses épaules, lançant des reflets caramel. Emmerick en eut le souffle coupé.

  • Sachez lieutenant que cette dernière expression est tirée d’une leçon venant d’un ivrogne. Contrairement à vous, je ne me saoule pas…

Un rire franc s’échappa de la gorge de Wolffhart. Était-ce l’alcool qui le rendait joyeux ou simplement la présence de cette femme ? Avec une autre, il se serait certainement vexé. Cette pianiste osait vraiment tout. Il la sentit plus à l’aise et se rapprocha. L’impression qu’elle aurait pu s’intéresser à lui dans d’autres circonstances le frappa soudain.

  • Est-ce que vous vous laisseriez tenter si je n’étais pas Allemand ? demanda-t-il, pas certain de vouloir connaître la réponse.

Du bout des doigts, il effleura à nouveau la peau de ce cou sublime qu’il voulait embrasser du creux de l’oreille jusqu’à l’épaule. Madeleine déglutit, réprimant une fois de plus la chaleur qui inondait son corps.

  • Je n’y ai jamais songé lieutenant, dit-elle en insistant sur le dernier mot, pour moi vous n'êtes qu'un uniforme.
  • Comme vous, je suis constitué d’os, de chair et de sang.

Emmerick se pencha vers son oreille et inhala son odeur ensorcelante. Il avait envie de l’embrasser, de recouvrir ses lèvres des siennes, de caresser sa langue furieusement. Il la sentait plus proche que d’habitude, plus atteignable. Se pourrait-il qu’elle veuille de lui ce soir ? Il posa sa main chaude sur le sternum de la jeune femme qui resta paralysée par ce rapprochement. Son corps réagissait passionnément à ce contact, mais sa tête lui criait de fuir. Tendrement, l’officier posa les lèvres sur sa peau, dans un délicat baiser. Madeleine hoqueta et il remonta la main vers son cou, prenant cette réaction comme un signe d’encouragement. Un baiser. Deux baisers. Trois baisers. Un frisson parcourut l’échine de la pianiste. Un mélange d’effroi et d’excitation. Son cœur palpita et ses mains devinrent moites. Elle haleta. Des flashs du sergent Prat envahirent son esprit. Elle le revoyait tantôt la plaquant contre le mur pour l’embrasser violemment avec l’haleine qui empestait l’alcool, tantôt les mains remontant le long de ses cuisses pour soulever sa robe. Elle sentait le bas-ventre enflé du sergent se coller contre son corps et entendait le bruit de la braguette s’ouvrir. Ces souvenirs la hantaient plus qu’elle ne se l’avouait.

Complètement envoûté, Wolffhart serra légèrement le cou de Madeleine et mordilla sa peau. Il la voulait tellement. Elle le rendait dingue. La gorge de cette dernière se noua et elle leva les yeux au ciel pour retenir ses larmes.

  • Lieutenant… souffla-t-elle d’une voix chevrotante.

Alerté par le ton suppliant, l’officier releva la tête et découvrit la jolie brune bouleversée. Il dégrisa aussitôt en voyant ce visage torturé et se recula rapidement, honteux de s’être laissé emporter par ses pulsions encore une fois. Ce n’était pas ce qu’il voulait. Chaque pas qu’il faisait en direction de la jeune femme était toujours de travers.

  • Pardon ! Je suis désolé ! Je…

Crétin. Imbécile. Il avait cru voir une brèche et avait foncé tête baissée. Comme à chaque fois. S’il le pouvait, il se giflerait.

Madeleine se leva brusquement, prête à partir. Il fallait qu’elle rentre chez elle, impossible de le raccompagner jusqu’au manoir. Elle avait besoin de mettre le plus de distance possible avec cet homme qui la déstabilisait tant.

  • Non ! Ne partez pas s’il vous plaît. Je suis désolé, dit-il en lui attrapant la main.

Impossible de la laisser partir, pas après ce moment de complicité qu’ils avaient partagé. Il avait tout détruit, mais il pouvait encore rattraper le coup. Si elle lui laissait une chance.

  • Qu’est-ce que je peux faire pour que vous me pardonniez ? De la nourriture ? Un opéra ? Un ausweis ? Dites-moi…

Son cœur se mit à marteler dans sa poitrine. Il était prêt à tout pour l’écouter rire à nouveau, l’entendre se moquer de lui, voir ses yeux pétiller de ruse féminine.

  • Seigneur ! Vous essayez de m’acheter ? s’offusqua Madeleine.

Emmerick s’empourpra. À chaque tentative pour s’en sortir, il s’engouffrait plus profondément dans le sable mouvant. Il se leva et voulut se rapprocher, mais la pianiste fit un pas en arrière. Comment pouvait-il lui expliquer tout en gardant sa virilité ? Pas question de lui avouer qu’elle le hantait jour et nuit. Il était l’homme et il devait garder le contrôle de la situation.

  • S’il vous plaît, je veux juste… Je ne veux pas que vous me voyiez comme Prat.

Madeleine souffla. Il ne voulait pas ressembler au sergent pourtant de nombreux traits les associaient. Allemands, d’abord. Attirés par elle, ensuite. Et surtout, ne demandaient aucun consentement. Oui, mais tu as là une occasion en or. Ne la laisse pas passer… La jeune femme hésita. Pouvait-elle se servir de lui en toute impunité ?  

  • D’accord… J’aurai besoin d’un service, dit-elle, froide.
  • Lequel ?

Le regard de Wolffhart s’illumina. Garder le contrôle ? Oui. Bien sûr. Du pouce il caressa le dos de sa main. Pouvait-il la calmer comme elle l’apaisait lui ?

  • J’aurais besoin d’un renseignement sur une personne.

La bonne humeur de l’officier s’envola aussi vite qu’elle était apparue. Il n’aimait pas la tournure de cette conversation. Il fronça les sourcils, mécontent.

  • Son nom ?
  • Emile Rossignol. Je voudrais savoir s’il habite à Lormont et si oui, son adresse.

Un homme… Un amant ? La jalousie lui tordit les tripes.

  • Pourquoi ?
  • C’est personnel, répondit-elle sèchement.

Demander des informations sur cet homme à un Allemand était risqué. S’il fouillait un peu trop, qui sait ce qu’il allait trouver ? Cependant, l’opportunité était trop belle. Le lieutenant l’immunisait et pouvait lui apporter tous les renseignements dont elle avait besoin. Peu importait les informations qu’il trouverait sur ce Emile, rien ne les liait et Madeleine désirait seulement faire plaisir à Marie et Lucien.

  • D’accord, j’essaierai, céda-t-il.
  • Merci lieutenant.

Elle lui offrit un sourire et se leva sur la pointe des pieds pour embrasser sa joue. Un courant électrique traversa le corps de l’officier pour descendre directement jusqu’à l’aine. Il inspira brusquement. Garder le contrôle. La jolie brune lui tourna le dos et commença à partir.

- Le chocolat ? demanda-t-il avant qu’elle ne s’échappe.

- Offrez-le à une autre !

Quel caractère de cochon… Définitivement, il la voulait.

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