Chapitre 22

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Lavé des horreurs de la matinée, Lucien sortit de la salle de bain et passa son bras autour de celui de sa femme qui l’accompagna au salon. Cette douche lui avait fait le plus grand bien. Marie le déposa sur le canapé et, même s’il n’y voyait rien, Lucien entendait très bien les reniflements des femmes autour de lui. Madeleine vint s’asseoir à côté de lui et posa la tête sur son épaule, elle s’accrocha à lui comme s’il allait disparaître d’un moment à l’autre.

  • Lucien, pardon… pardon de ne pas être venue te voir plus tôt.

Les larmes s’échappaient des yeux de Madeleine, coulant sur l’arête de son nez avant d’aller s’échouer sur la chemise de cet homme qu’elle connaissait depuis toujours. Plus que l’ami de ses parents, il était pour elle un oncle, un second père. Hors de question de le perdre lui aussi. Pas si vite. Pas si peu de temps après la mort d’Albert. Elle avait repoussé sa visite chez les Dufresne à cause de l’absence de Benoît et il fallut une exécution inattendue pour la précipiter dans les bras de sa deuxième famille. La culpabilité envahit la jeune femme. Elle aurait pu le perdre sans même le voir une dernière fois. Sa gorge se noua et elle réprima un sanglot. Tendrement, Lucien lui prit la main et en caressa le dos.

  • Ma petite Madeleine, ça n’a pas d’importance, tu es là maintenant.

Il chercha son visage à tâtons et passa le pouce sur ses joues criblées de larmes.

  • Benoît me manque tellement…

Marie tressaillit. Les regards se croisèrent et se figèrent, personne n’était prêt à aborder ce sujet. Depuis la dernière lettre de la prison, Marie n’avait eu aucune nouvelle et son fils ne lui avait rien envoyé depuis le mois de juillet. Angoissée, elle avait envoyé de nombreuses lettres à la prison pour avoir une nouvelle adresse, n’importe quoi. Des renseignements, c’est tout ce qu’elle souhaitait. Elle craignait le pire, mais gardait au fond d’elle cette lueur d’espoir. Une mère n’était-elle pas censée pressentir ce genre de chose ? Si Benoît était mort, elle l’aurait senti au plus profond de ses tripes. Non. Il était vivant. Bien vivant.

Joséphine, qui avait accompagné le groupe, arriva au salon avec quelques tasses de tisane. Elle n’était pas particulièrement proche des Dufresne, mais était prête à les aider tant que sa maîtresse l’y autorisait. Sentant l’atmosphère tendue, elle s’échappa aussitôt dans la cuisine.

  • N’y pensons pas pour le moment, profitons de la présence de Lucien, dit Yvonne.
  • J’espère au moins que le coupeur de câble était parmi les cinq hommes exécutés, lança Marie soudain en colère.
  • Marie ! s’écria Madeleine.
  • Elle a raison ! Si cet imbécile n’avait pas cherché la merde, on n’en serait pas là ! s’exclama Yvonne.

Tous les yeux se tournèrent vers Lucien qui ne répondit pas. Il ne voulait pas donner son avis sur le sujet. La chance l’avait épargné. Pas besoin de remuer le couteau dans la plaie.

  • Même s’il en faisait partie, il y a quand même au moins quatre innocents… souffla Madeleine.
  • C’est du passé, n’y pensons plus, coupa Yvonne, espérons que personne ne décide de se révolter. La sentence pourrait être bien pire…
  • Pire que la mort de cinq hommes ? s’exclama Madeleine.

Tout le monde se tut, ne préférant pas s’aventurer sur ce terrain. Un silence de plomb envahit la pièce, plus personne n’osait parler, ne sachant quel sujet aborder. Yvonne fusilla sa fille du regard. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle s’oppose à ses idées ? Cette résistance constante la fatiguait. L’absence d’Albert pesait sur leur relation. Madeleine aurait-elle refusé avec autant de véhémence cette union avec Benoît si c’était son père qui lui suggérait ?

Soulagé d’être encore en vie près de sa femme, Lucien était le seul à profiter de ce silence. Il n’en revenait pas d’y avoir échappé. Pourquoi les Nazis avaient-ils emporté dix hommes pour n’en tuer que cinq ? Marquer les esprits ? Certainement. Il n’y avait pas besoin de décimer une population pour faire comprendre que désormais les Allemands étaient rois. Pas de révolution française ici. Les Lormontais se feraient couper la tête avant même de brandir le drapeau national. Marianne était morte le jour où les Boches étaient arrivés avec leurs grosses bottes. Il ne valait mieux pas s’insurger.

Pourtant, la vie offrait une seconde chance à Lucien. Depuis sa cécité, il était moins téméraire, plus sage et docile. Assis sur cette chaise à l’entrée de la maison, il passait son temps à écouter la ville. Son impétuosité ne lui manquait pas. Cependant, la perte de son courage le désolait. Si sa propre vie lui importait peu, celle de son fils était précieuse. Il devait agir, chercher des réponses. Plus les jours passaient, plus l’attente était insoutenable.

Il prit la main de la jeune Perrin et se tourna vers elle.

  • Madeleine… Tu sais que j’entends tout ce qu’il se passe dans cette ville…
  • Oui, répondit la jeune femme qui ne savait pas où il voulait en venir.
  • J’ai appris qu’un homme était entré en contact avec toi, par le biais d’une lettre…

Yvonne écarquilla les yeux. Quel homme ? Quelle lettre ? Madeleine était-elle en danger ?

  • C’est quoi cette histoire ? s’écria-t-elle, en furie.

Le rouge monta aux joues de la pianiste. Pourquoi les événements la rattrapaient sans cesse ? La jeune femme tenta de donner une explication à sa mère dont les traits se durcissaient à mesure qu’elle avançait dans le récit. Madeleine se justifia comme elle put, expliquant qu’elle n’y était pour rien, que c’était le hasard. Elle omit volontairement la suite à la Kommandantur et inventa un mensonge : elle avait jeté le papier et raccompagné Annie. Lucien était peut-être au courant de la vérité, mais il connaissait assez Yvonne pour ne pas la divulguer. Cette dernière était déjà prête à exploser.

Marie posa une main sur l’épaule de la mère Perrin pour la calmer. Elle commençait à comprendre où en venait son mari. Depuis la dernière lettre, il tentait de dissuader sa femme, qu’elle n’ait pas trop espoir et surtout qu’elle ne souffre pas plus si une mauvaise nouvelle devait arriver. Aujourd’hui, Lucien ne voulait plus attendre les nouvelles, il voulait aller aux devants et les chercher.

  • Ta mère et ma femme sont les enquêtrices de ragots les plus chevronnées que je connaisse, mais tu sais que j’ai les oreilles partout, rit-il.

Par cette plaisanterie, il tentait de désamorcer la bombe Yvonne.

  • Je connais cet homme, lâcha-t-il, du moins… je connais son nom.
  • D’accord, répondit Madeleine, toujours confuse.
  • Je me dis que… s’il a cherché à te contacter c’est certainement pour une bonne raison, tu ne penses pas ?
  • Pas sûre, Lucien. C’était peut-être le hasard. Où veux-tu en venir ?
  • On aimerait que tu l’approches et que tu lui demandes pour Benoît ! cria Marie n’en pouvant plus d’attendre.

La mère Perrin se tendit comme un arc. Hors de question de mettre sa fille dans une sale affaire.

  • C’est non, aboya-t-elle.

Si elle avait pu déchainer l’enfer, Yvonne l’aurait fait à cet instant précis. Les pires scénarios se jouaient dans son esprit et elle ne voulait pas jeter sa fille dans la gueule du loup. D’ailleurs, cet homme était peut-être le coupeur de câble, si Madeleine était associée à ce criminel, sa vie était finie. Pas question.

  • Ecoutez… je ne vois vraiment pas comment cet homme pourrait avoir des informations à propos de Benoît, dit Madeleine, désolée.
  • Pas lui, mais un autre peut-être ? Le bouche à oreille, ça va vite dans ces milieux, répondit- Lucien, il a été prisonnier de guerre c’est tout ce que je sais sur lui.
  • Réfléchis-y, chuchota Marie.

La jeune Perrin se sentit mal à l’aise, elle aurait aimé les aider. Benoît comptait beaucoup pour elle et elle s’inquiétait aussi de ne plus avoir de ses nouvelles. Mais comment un homme sortit de nulle part pouvait se renseigner sur son ami ? Les Dufresne reposaient tous leurs espoirs sur une chimère. Devait-elle nourrir cet espoir ou au contraire l’étouffer ?

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