Chapitre 20

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Madeleine s’en voulut toute l’après-midi, même si Eliane n’avait pas si mal pris la nouvelle. Elle ressassait encore et encore la scène du pique-nique tentant de mettre des mots sur le changement d’attitude qu’elle avait senti chez son amie. Ce n’était peut-être pas une si mauvaise chose finalement, la mère d’Annie semblait déterminée à changer et ne plus vouloir se terrer dans son appartement. La jeune femme espérait cependant qu’elle ne se mette pas en danger.

À la guinguette, les clients avaient senti la pianiste ailleurs et très peu avaient demandé une chanson. Les heures s’égrenaient lentement et pour la première fois Madeleine ne trouvait pas de sérénité dans son instrument favori. Elle avait peur. Pourquoi ? Après tout, si Eliane se défaisait de son angoisse, quel mal y avait-il ? Au contraire, elle ne pouvait que s’épanouir et rendre Annie plus heureuse aussi. Pourtant, ce mauvais pressentiment persistait. La pianiste passa le reste de son après-midi à se raisonner et à se persuader que tout se passerait bien.

Dix-neuf heures arrivèrent enfin et la pianiste hésita un instant à retourner chez son amie, pour s’assurer que tout allait bien. Le doute la rongeait. Ses plans changèrent lorsqu’en sortant de la guinguette elle aperçut le lieutenant Wolffhart, poitrine gonflée, lui tendant un bouquet de fleurs.

  • Bonjour Madeleine.

Drôle de bouquet. C’était un mélange d’hortensias blancs, de bleuets et d’épi de blé. Madeleine le trouva joli et original, bien que sans les hortensias, il ressemblait presque à un bouquet assemblé à la sauvette. Cependant, elle l’ignora, ne comprenant pas le geste et surtout ne voulant pas qu’on la voie accepter des fleurs données par un Allemand. Qu’est-ce qu’il te veut ?

  • Il paraît qu’au Japon un empereur a offert des hortensias à une servante pour s’excuser, ajouta Emmerick.

Il avait appris ça trente minutes plus tôt lorsqu’il avait demandé à la fleuriste ce qui était le mieux pour demander pardon. Commencer par une excuse n’était peut-être pas le meilleur moyen pour la mettre dans son lit, mais c’était sa seule option. Charmeur, il lui sourit, sortant ses fossettes. Mais la pianiste ne répondait toujours pas, figée face à lui. Sa confiance s’étiolait au fil des secondes qui passaient. Il ne savait pas si elle l’encourageait à continuer ou si elle subissait sa présence.

  • J’aimerais vous inviter à dîner.

Les épaules de Madeleine se secouèrent et ses yeux se plissèrent : elle riait. Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? Une boule de colère se forma au creux de son ventre et ses doigts se serrèrent autour du bouquet. Sa patience atteignait la limite. Il n’était pas venu ici pour se ridiculiser.

  • C’est hors de question, prononça Madeleine entre deux rires.

Elle tenta de reprendre contenance, mais n’y parvint pas. Comment pouvait-il croire qu’elle allait accepter de dîner avec lui ? Il y avait tellement de raisons qui l’en empêchait que l’idée même était ridicule. La jeune femme inspira pour s’arrêter de rire. Le regard du lieutenant la rendit mal à l’aise. Il semblait… Déçu ? L’intention était louable, il souhaitait se faire pardonner, mais Madeleine n’était pas prête à se replonger dans cette histoire. Était-ce encore trop tôt ? Elle finirait par oublier et, de ce fait, le pardonnerait. Pas tout de suite. Sans qu’elle ne le veuille, l’agression de Wolffhart se superposait à celle de Prat. Chaque fois qu’elle pensait à l’une, l’autre apparaissait aussi. Les mains du sergent étaient un souvenir encore trop douloureux.

Pensant échapper au lieutenant, elle hocha la tête, le remerciant silencieusement. Puis, elle entama le chemin du retour. Finalement, pas d’Eliane ce soir. Madeleine avait besoin de se ressourcer. Seule.

Cependant, Emmerick lui emboîta le pas. Il n’avait pas dit son dernier mot. Plus elle résistait et plus il la voulait. Maintenant qu’il s’était fixé un objectif, il n’avait qu’une hâte : l’atteindre. Cette femme mettait sa patience à l’épreuve et il ne savait pas quel comportement adopter, mais il ne comptait pas se décourager maintenant. Jamais il n’avait eu besoin de courtiser dans sa vie, se contentant des demoiselles qui s’intéressaient à lui. Jamais il n’avait désiré quelqu’un qui ne voulait pas de lui en retour. Cette situation était toute nouvelle pour lui.

Madeleine se retourna brutalement.

  • Pourquoi vous me suivez ? s’agaça-t-elle.

Emmerick haussa les épaules. Pourquoi ? Il avait agi sans réfléchir, espérant qu’elle cède en chemin. Et aussi parce qu’il n’était pas du genre à abandonner si facilement.

  • Je vous raccompagne.

Ce fut la seule réponse logique qu’il trouvât lorsqu’il se rendit compte que son comportement pouvait laisser penser qu’il allait profiter d’elle dans un coin de rue.

Crispée, Madeleine souffla. Elle n’avait pas besoin d’une nounou pour rentrer chez elle. Encore moins du lieutenant.

  • Non merci, répondit-elle froidement.

Elle reprit sa marche, espérant laisser le soldat derrière elle.

Le bouquet encore dans ses mains, Emmerick se sentit bête. Werner avait menti, ce n’était pas si facile. Il aurait dû s’arrêter et repartir en direction du manoir. Sa logique lui soufflait de renoncer. Alors pourquoi ses pieds continuaient d’avancer derrière la jolie brune ? C’était absurde de penser qu’elle changerait d’avis. Pourtant, il n’arrivait pas à se résoudre. Impossible de laisser tomber si facilement.

Pris d’une envie de la titiller, d’attirer son attention, il sortit un brin de blé du bouquet et s’amusa à effleurer l’épaule et le bras de Madeleine. D’une main, la jeune femme balayait sa peau, ne se rendant pas compte du manège du lieutenant. Les lèvres de ce dernier s’étiraient un peu plus chaque fois qu’elle repoussait l’épi.

Elle râla un instant et il étouffa son rire.

  • Mais qu’est-ce que…

Madeleine se retourna et surprit Wolffhart avec un épi de blé en main ainsi que deux fossettes creusant ses joues. Ses yeux étaient plissés à cause du sourire qui fendait son visage. Sa colère s’évapora sur-le-champ : il avait une bouille d’enfant pris sur le fait et elle le trouva beau. Était-il possible que derrière le soldat se cache une âme innocente ? Non. Il avait combattu. Et certainement tué. Mais l’idée qu’il ait agi contre sa volonté lui effleura l’esprit. Les Allemands avaient-ils été mobilisés de la même manière que les Français ? Benoît n’avait pas eu le choix.

Sentant le changement d’attitude, Emmerick fit un dernier pas vers la jeune femme, réduisant l’espace entre eux. Leurs yeux s'agrippèrent un instant et l’officier savoura cet instant. Le vert des prunelles de Madeleine l'hypnotisa et son cœur s'emballa lorsqu’il décela une lueur briller dans ce regard.

Il lui tendit à nouveau le bouquet. Un frisson parcourut l’échine de la pianiste.

  • Juste un dîner s’il vous plaît.

Ignorant la tension palpable qui les écrasait, la jolie brune se retourna. Ses joues rosirent. Pourquoi son corps réagissait-il ainsi ? Sa raison lui cria de fuir. Pas question d’être faible.

  • C’est toujours non.

Elle reprit la route en direction de son habitation qui ne se trouvait plus très loin, pressée d’en finir avec l’Allemand.

Plus elle avançait, plus des images de Prat bien installé chez elle, attendant l’heure du repas, s’infiltraient dans son esprit. À nouveau, elle se sentit prise au piège comme le soir du banquet, entre le lieutenant derrière elle et le sergent vers qui elle avançait. Elle savait que c’était grâce à Wolffhart que Karl ne l’approchait plus, s’il n’était pas intervenu elle n’imaginait pas comment les choses se seraient déroulées le lendemain et les jours suivants. Était-ce une raison suffisante pour accepter le dîner ? Non…

  • Quelle est votre couleur préférée, demanda l’officier derrière elle, la sortant de ses pensées.

Un coin des lèvres de la jeune femme s’étira. Il insistait. Encore. Pourquoi s’intéressait-il à elle ? Des femmes, des Françaises, il y en avait d’autres. Et des plus avenantes. Était-ce une compétition entre lui et Prat ? Madeleine refoula l’idée. C’était trop écœurant.

  • Euh… le jaune, dit-elle un peu au hasard, pas tout à fait sûre de sa réponse.

Elle n’avait qu’une hâte : rentrer. Mettre un terme à cet échange. Encore quelques mètres et elle atteignait sa demeure.

  • Et votre plat favori ?

Ils arrivèrent devant chez Madeleine et elle en fut soulagée. Elle ne voulait pas jouer à ce petit jeu avec le lieutenant. Le terrain était trop glissant. Emmerick était un homme séduisant et persévérant. Et ce soir, il la troublait. Ce n’était pas approprié. Tout son être devait la rebuter, ne lui inspirer que la crainte. Impossible de faire confiance aux Allemands. Yvonne ne cessait de le répéter.

Visage contrit, la pianiste se retourna vers l’officier.

  • Ecoutez lieutenant…

Elle posa la main sur son avant-bras. Emmerick frémit.

  • Merci pour le banquet… Pour Prat… Mais c’est non pour ce dîner.

Madeleine leva les yeux vers ceux de son interlocuteur et croisa deux opales bleues fiévreuses. Wolffhart récupéra la main de la jeune femme sur son avant-bras pour l’effleurer de ses lèvres sans quitter du regard sa jolie brune.

  • Passez une bonne soirée Madeleine, à demain.

Brûlée par le geste, la pianiste reprit vivement sa main et s’échappa à l’intérieur.

Un sourire étira les lèvres d’Emmerick. Il était déterminé et sentait qu’elle était sur le point de craquer. Si pour une fois il arrivait à se montrer patient, peut-être que ses efforts pouvaient payer. Il posa le bouquet sur le perron avant de tourner les talons et rentrer au manoir.

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