Chapitre 3

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  • Si ce n’est pas dans la chambre d’ami, ce sera dans la mienne alors. Je ne vais pas les laisser dormir dehors, s’écria Madeleine.
  • Il fallait y penser avant de les amener, ma fille.

Alors que Madeleine et Yvonne se querellaient dans le salon, Joséphine amena les deux invitées dans la cuisine. Eliane était gênée, sa nouvelle amie en avait fait déjà bien assez pour elles. Pourtant, son aide lui était encore bien précieuse. Avec Annie et ne connaissant pas Lormont, il lui était impossible de trouver un toit où loger pour la nuit. L’idée de passer une nuit à l’extérieur l’effrayait.

  • Du thé pour madame et de la limonade pour sa fille ? proposa Joséphine afin d’attirer l’attention ailleurs.

Eliane hocha la tête et retira sa fille de ses genoux pour la poser sur une chaise à côté. Elle observa un instant ce qui l’entourait : la maison des Perrin exhalait une ancienne opulence bourgeoise. Elle était excentrée, mais apparemment assez proche de l’essentiel. La cuisine était grande et visiblement à l’image de cette employée de maison qu’elle venait de rencontrer : conviviale et organisée. L’odeur du thé la ramena à l’instant présent, elle devait trouver une solution. En arrivant, elle avait remarqué un petit jardin à l’arrière de la demeure. Les températures de l’été étaient douces, suffisamment pour qu’elle puisse dormir à la belle étoile avec Annie. Cette arrière-cour semblait une meilleure solution qu’errer dans des rues inconnues.

Eliane entendit soudain des pas lourds, énervés, gravir les escaliers et Madeleine arriva dans la cuisine.

  • C’est réglé, vous dormirez ici cette nuit. Demain, on cherchera un logement, déclara cette dernière. Est-ce que la chambre est prête Joséphine ?
  • Je m’en occupe, Mademoiselle.

Le lendemain, après le petit-déjeuner, Eliane, Annie et Madeleine entreprirent de trouver un appartement, ou au moins une chambre. Elles commencèrent par les voisins et les amis de la famille, mais chacun avançait toujours une excuse. Les bonnes âmes hébergeaient déjà quelqu’un, les autres donnaient des raisons lamentables avant de fermer leur porte. La guerre avait autant le pouvoir de rassembler une nation que de la diviser.

La jolie brune pensa à l’épicerie Tissier, dont le gérant portait le même nom. Elle n’appréciait pas particulièrement cet homme, mais il devait sûrement avoir de bons plans. M. Tissier était un grippe-sou qui ne cherchait que le profit. Personne ne lui avait jamais connu d’empathie et s’il en avait montré une fois, cela n’était que par intérêt. Malgré tout, il avait une bonne clientèle. Il fallait avouer que ses produits étaient de qualité. Son frère, qui vivait à la campagne, possédait une grande ferme et ensemble ils faisaient affaire.

Les deux femmes et l’enfant entrèrent dans l’échoppe où quelques clients patientaient en caisse.

  • Qu’est-ce que je vous sers Mesdames ? demanda l’épicier lorsque vint leur tour.
  • Bonjour M. Tissier, mon amie Eliane cherche un lieu où loger. Vous n’auriez pas quelques relations par hasard ?
  • Et qu’est-ce que j’y gagne, moi, à vous aider ?
  • Je… vous achète votre plus gros jambon ?
  • Ben ! Qu’ce soit vous ou un autre, il partira avant la fin d’la journée ce jambon. Partez, il y a des clients qui attendent.

Evidemment… Madeleine se demanda pourquoi elle avait pensé à lui. C’était perdu d’avance. Elles retournèrent dehors, Annie dans les bras de sa mère, fatiguée de marcher et ne comprenant pas très bien ce qu’il se passait. Eliane soupira, il fallait qu’elle trouve un logement avant la fin de la journée sinon… Eh bien, elle ne savait pas où aller. Elle secoua la tête pour se redonner du courage et ne pas céder à la détresse.

Sortant de l’épicerie, une dame d’une soixantaine d’années s’approcha.

  • Je peux vous aider, dit-elle d’une voix basse comme si elle partageait un secret.

D’un geste de la main, elle les invita à la suivre et les mena jusqu’à une mercerie.

  • Voici ma boutique, commença la vieille dame, au-dessus il y a un tout petit appartement dans lequel je couds et stocke mes tissus. Si vous m’aidez à le débarrasser, je peux bien vous le louer.
  • Merci beaucoup ! s’enthousiasma Eliane.
  • Je vous le loue pour 100 F la semaine, les temps sont difficiles.

En effet, c’était un peu cher pour cet appartement minuscule et sombre. Il n’y avait que deux pièces : une étroite salle de bain, à peine salubre empestant fortement l’humidité et où il était impossible d’être à deux sans se marcher dessus ainsi qu’une pièce centrale dans laquelle on pouvait trouver un tout petit coin cuisine. Cependant, Eliane accepta l’offre, c’était mieux que rien. Et elle pouvait toujours continuer ses recherches, mais au moins elle était certaine d’avoir un toit sur la tête.

٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭

Comme chaque dimanche, Yvonne se rendit sur la tombe de son époux et lui raconta sa semaine. Elle évoqua le retour de Madeleine, avouant que ça lui faisait plaisir malgré les apparences. Cependant, elle avait amené avec elle une jeune mère. Comme si cette maison était une auberge !

Nostalgique, elle caressa la pierre du bout des doigts. C’était si simple de parler à son mari. De son vivant, il la comprenait et la soutenait. Jamais il ne lui avait reproché son comportement envers leur fille. Pourtant, la situation avait été difficile pour elle.

Lors de la Grande Guerre, Albert s’était engagé dans l’armée française, juste après leur mariage. Été 1916, il avait eu droit à une brève permission et s’était empressé de rejoindre sa femme. Le jeune couple avait passé ces deux jours à s’aimer, ne sortant de la chambre que pour manger et se doucher. Malheureusement, le soldat dut repartir et laisser de nouveau sa femme. Ce qu’Yvonne n’avait pas prévu, c’était de tomber enceinte. Elle n’était pas prête. Elle avait tout juste dix-neuf ans et n’avait aucune expérience avec les enfants. Durant l’absence d’Albert, élever seule Madeleine ne fut pas facile. L’enfant se montrait rebelle et capricieuse. Lentement, Yvonne s’enlisa dans le rôle d’une mère sévère pour mieux la contrôler. Son époux rentra sain et sauf de la Grande Guerre et devint un père aimant. Il laissait tout passer, sous prétexte qu’il avait raté les deux premières années de sa vie. Madeleine et Albert furent très complices, tandis qu’Yvonne ne sut jamais comment se détacher de ce rôle. Aujourd’hui encore, elle ne savait comment se comporter avec sa fille, autrement que comme une mère froide et antipathique.

La journée touchait à sa fin. Yvonne sourit une dernière fois à son mari et entreprit de rentrer. « À la semaine prochaine », murmura-t-elle. Dans les rues, les habitants s’agitaient sans qu’elle ne comprenne pourquoi. Curieuse d’en connaître la raison, elle se dirigea vers le café le plus proche.

  • Eh bien, quelle agitation ! Pourquoi tout le monde semble tendu ? demanda-t-elle l’air de rien.
  • Les Allemands arrivent ma p’tite dame ! Dimanche prochain, pour sûr, on sera envahis. Rangez bien vos objets de valeurs j’vous l’dis. On sait jamais avec ces fritz…

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