Chapitre 2

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  • C’est un soldat français, murmura Madeleine.

Crispée sur son siège, Eliane ne répondit pas. Sa gorge nouée la rendait muette. Une boule se formait au creux de son ventre. Elle avait un mauvais pressentiment. Son regard paniqué jonglait entre sa fille et l’extérieur, cherchant une issue rapide et discrète.

Madeleine posa une main chaleureuse sur celle de sa passagère, mais cette dernière ne se tranquillisait pas.

  • Reprends-toi s’il te plaît, chuchota-t-elle, sinon ce sera pire.

La mère d’Annie sortit de sa tétanie. Madeleine avait raison, il fallait agir le plus normalement possible. De ses mains moites, elle massa son visage afin de lui redonner des couleurs. Leur tour arriva, la conductrice baissa la vitre du véhicule.

  • Papiers s’il vous plaît, ordonna le soldat.

Il était seul à ce poste de contrôle où se succédaient de plus en plus de voitures. Il ne voyait plus le bout de cette journée et espérait vivement la fin de son tour de garde qui ne devait plus tarder. Depuis la mi-juin, Bordeaux croulait sous l’afflux des réfugiés de l’exode. La ville devenait, par son nombre d’habitants, la nouvelle capitale de France. Par manque d’agents français sur le territoire, les soldats se retrouvaient seuls aux divers postes de contrôle.

  • Bonjour Monsieur, dit-elle en lui tendant ses papiers d’identité, dure journée je suppose ?
  • Oh vous n’imaginez pas à quel point ! Où allez-vous ?

« Lormont » lui répondit la jeune femme un grand sourire aux lèvres. Le soldat vérifia son identité : Madeleine Perrin, née le 8 avril 1917. Le temps s’arrêta pour Eliane. Son cœur palpitait. Sur le siège passager, elle ne bronchait pas, s’efforçant d’avoir l’air apaisée. Elle étira ses lèvres pour imiter son amie.

  • Vous êtes courageux, heureusement que vous êtes là, poursuivit la jolie brune, l’armée française a besoin d’homme comme vous !

Le soldat jeta un coup d’œil vers la conductrice, qui le charmait de ses iris vert-noisette. Le rose lui monta aux joues et le coin de sa bouche se leva. Il ajusta sa veste, fier. À cet instant, il se sentit utile, au service de sa patrie. Après une journée éreintante, il était bien content de terminer sur cette note.

Il lui rendit ses papiers. Séductrice, elle en profita pour caresser sa main du bout des doigts. Continuant sur sa lancée, elle fit les yeux doux et le Français s’empourpra franchement.

  • Merci beaucoup Mesdames, bon séjour à Lormont, bégaya-t-il en faisait signe de circuler.

Madeleine ne se fit pas prier et partit aussitôt. Ça a fonctionné ! Elle en fut soulagée et put expirer tout l’air qu’elle avait retenu. Lorsqu’elles roulèrent assez loin pour que la pression se relâche, Eliane fut prise de haut-le-cœur et dut demander à s’arrêter.

  • Merci… Pour tout, lâcha la mère d’Annie en remontant dans la voiture.

Dans ses pensées, elle remerciait aussi Dieu de l’avoir guidé vers cette femme. En l’espace d’une journée, elle l’avait sortie de deux mauvaises situations. Sa propre famille n’en faisait pas autant.

La nuit tombait à l'approche de leur destination. Le reste du trajet se déroula en silence, chacune réfléchissant dans son coin. C’était au tour de Madeleine de sentir l’anxiété monter. Cela faisait quatre ans qu’elle n’avait pas vu Yvonne. Elles avaient bien échangé quelques lettres, mais ces dernières étaient froides, à l’image de sa mère.

Quand son père Albert mourut, Yvonne avait tout fait pour la marier. Madeleine avait vivement protesté, mais cela s’était avéré inutile. Sa mère la destinait à un mari aisé et voulait faire d’elle une femme convenable.

Avec son père, elle avait rêvé d’indépendance et de musique. Ils étaient complices et Albert ne voulait que le bonheur de sa fille. L’argent n’était pas un problème, il avait travaillé dur pour mettre sa famille à l’abri du besoin. Enfant, il voulait lui-même devenir musicien, mais il n’avait eu d’autres choix que d’abandonner l’idée.

Il était tard lorsqu’elles arrivèrent à destination. Dans les rues, les habitants se raréfiaient et le calme nocturne tranchait avec la violence de la matinée. Située sur la rive droite de la Garonne, Lormont constituait la plus importante des banlieues de Bordeaux. Appréciée pour le charme de son rivage et l'animation de ses guinguettes, de nombreux bourgeois bordelais y avaient construit des résidences campagnardes. Les deux femmes espéraient trouver un peu de sérénité dans cette ville paisible.

Madeleine avança dans l’allée de sa demeure. Tu as de la chance, il y a encore de la lumière. Elle en fut soulagée. Comme elle n’avait pas eu le temps de prévenir sa mère de sa venue, elle était contente d’être arrivée avant que tout le monde ne dorme. La jeune femme avait invité Eliane à passer la nuit chez elle : il était bien trop tard pour trouver un logement. Il y avait bien une ou deux auberges à Lormont, mais vu le nombre de réfugiés descendus dans l’ouest, elles devaient être pleines.

Une fois la voiture garée, elles avancèrent toutes les trois sur le perron et la jeune Perrin frappa à la porte, n’osant plus rentrer comme chez elle. C’est Joséphine, la domestique, qui vint les accueillir.

  • Madeleine ? s’étonna-t-elle, comme je suis heureuse de te voir !

La domestique posa une main accueillante sur l’épaule de la jeune femme. Cette dernière présenta ses deux invitées et alla déposer sa valise dans le salon. C’est là qu’elle croisa Yvonne, assise sur un fauteuil près de la cheminée, en train de tricoter ce qui ressemblait à un gilet. Ambiance froide pour ne pas changer. Elle salua sa mère gentiment.

  • Bonsoir Madeleine, tu as fait bonne route ?

Malgré une apparence réservée, Yvonne était soulagée de voir sa fille. Elle était évidemment plus en sécurité ici qu’à Paris. Et peut-être que si elle restait après la guerre, elle pourrait enfin lui trouver un mari honnête.

  • Oui, mère. Je ne suis pas venue seule, une amie et sa fille m’ont accompagnée. Il n’y a plus rien de convenable à cette heure, peut-on faire préparer la chambre d’ami ?
  • Hors de question, répondit sèchement Yvonne sans lever les yeux.

Elle était de retour, cette mère froide et insensible qu’elle avait connu toute son enfance. Madeleine souffla, exaspérée. Elle s'y attendait. Yvonne s’était toujours montrée dure. Cependant, la jeune femme était aussi têtue qu’elle. La cohabitation allait être difficile et déjà elle regrettait d’avoir quitté son appartement parisien.

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