Chapitre 1

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En juin 1940, après avoir contourné la ligne Maginot et brisé les défenses françaises, les Allemands envahirent le pays. Battue, l’armée française reculait tandis que les gens, pris de panique, fuyaient dans la plus grande confusion. Le 22 juin, le Maréchal Pétain demanda l’Armistice. La France cessa de combattre.

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Dans un appartement parisien, Madeleine éteignit la radio. Un silence lourd et étouffant enveloppa la pièce. Elle se tourna vers son élève et, d’un hochement de tête, l’incita à reprendre la musique. L’enfant eut du mal à se concentrer de nouveau, gigotant sur son siège.

  • La guerre est finie ? lâcha-t-il enfin.
  • Marceau, concentre-toi sur le piano !

À vrai dire, la jeune femme ne savait que répondre. La France capitulait, mais la guerre était-elle finie pour autant ? Elle soupira et regarda par la fenêtre. La plupart des Parisiens avaient quitté la ville. Elle revoyait cette foule de chevaux, vélos, voitures et charrettes remplis à ras bord qui s’était entassée à la sortie de la capitale. Cet exode se répétait dans une grande partie du pays et plusieurs millions de personnes, redoutant les bombardements, se dirigeaient vers l’ouest et le sud de la France.

  • Bon, ça suffit pour aujourd’hui. Tu n’es plus sérieux, trancha Madeleine.

Marceau bondit de son siège et appela sa mère. Si la guerre s'achevait, il n’était pas d’humeur à apprendre sa leçon de piano, mais plutôt à s’amuser avec sa famille et ses copains. La jeune femme haussa les épaules, amusée par l’enthousiasme du gamin.

La mère du garçon s’approchait de l’enseignante pour la payer lorsqu’une déflagration se produisit. D’un seul mouvement, les deux femmes se précipitèrent vers la fenêtre. Un énorme panache de fumée blanche montait vers le ciel. L’explosion s’était produite à quelques centaines de mètres de l’immeuble. L'anxiété terrassa le soulagement de l'annonce de l’armistice : ni Madeleine, ni la mère de Marceau ne comprenaient ce qu’il se passait. Celle-ci fut la première à reprendre pied dans la réalité.

  • Il faut rentrer chez vous, vite !

Elle lui fourra les billets dans la poche et la poussa vers la porte. Éjectée au milieu d'un spectacle bouleversant, la professeure s'immobilisa. Les derniers Parisiens, affolés par l’arrivée des Allemands, quittaient la ville par tous les moyens dont ils disposaient. Ils se dépêchaient, couraient, hurlaient, se piétinaient parfois. Parmi eux, une petite fille blonde, seule, regard tétanisé par cette débâcle, cherchait activement sa mère.

  • Ne restez pas ici ! criaient des gens hystériques, courant se réfugier.

Des balles sifflèrent en tous sens. Madeleine s’accroupit et fit de grands gestes à la fillette. Après une seconde d’hésitation l’enfant la rejoignit. Essayant de reprendre son souffle, elle hoqueta :

  • Maman était dans la boulangerie, mais je ne sais plus où elle est.

Madeleine attendit une accalmie. Entre deux offensives, elle prit la gamine par la main et traversa la rue. Un autre coup de feu retentit et blessa un homme, qui s’effondra sur les pavés. D’un geste protecteur, la jeune femme couvrit les yeux de la fille. Elles arrivèrent à la boulangerie où de nombreux clients s’étaient recroquevillés, paniqués.

  • Maman !

La petite fille se jeta sur un corps inerte. Instinctivement, Madeleine suivit le mouvement. Elle s’avança vers la femme au sol et posa les doigts sur son cou : il y avait un pouls. Ne sachant comment réagir, elle la secoua et lui mit une claque pour la réveiller. Autour d’elles, personne ne bougeait. Tous pétrifiés par les événements. La femme ouvrit un œil et, comprenant rapidement ce qu’il venait de se passer, prit sa fille dans ses bras.

  • Annie, mon Dieu !

Madeleine n’attendit pas plus longtemps. Il fallait qu’elle rentre chez elle. Difficilement, elle traversa les rues de Paris pour rejoindre son logement, se frayant un chemin entre les habitants hystériques et la progression des Allemands.

Arrivée à son appartement, la professeure soupira : il était temps de retourner chez sa mère. Elle avait repoussé cet instant au maximum, mais devait s’y résoudre. Rester devenait trop dangereux. De nouveau, un grondement éclata ; elle tressaillit. Plusieurs avions survolaient l’immeuble, soulignant l’urgence de la situation. Elle se précipita à la fenêtre et aperçut en bas de la rue une troupe de soldats français en déroute. Ils couraient comme s’ils avaient la mort aux trousses.

La jeune femme emballa ses affaires rapidement : vêtements, bijoux, livres. Elle n’avait pas le temps de prendre trop de choses. Elle descendit l’escalier à la va-vite, valise en main, prête à quitter la capitale pour retrouver sa ville natale. Alors qu’elle s’approchait de son véhicule, elle distingua une silhouette à l’intérieur. Quelqu’un vole ta voiture ? Elle se précipita dessus, lâchant sa valise en chemin.

  • Mais qu’est-ce que vous faites ? Sortez de là immédiatement !

Alors qu’elle pensait découvrir un homme, elle vit la femme et la petite fille de la boulangerie. Ces dernières l’avaient suivie.

  • Je vous en prie… Sortez-nous de là.
  • Prenez donc un train, répondit Madeleine.
  • Toutes les gares sont fermées, nous n’avons pas de voiture. S’il vous plaît… implora la mère.

Madeleine posa les yeux sur l’enfant et sa bienveillance prit le dessus. Elle était contrariée par cette intrusion soudaine, mais ne pouvait se résoudre à laisser cette femme et sa fille dans cette ville mise à feu. La guerre amenait à des comportements impertinents.

Elle ne lui répondit pas, mais alla chercher sa valise, restée par terre.

  • La petite peut se mettre à l’arrière, il y a de la place, dit-elle froidement en s’installant au volant.

Un soupir de soulagement se fit entendre et la fillette se glissa sur la banquette arrière. Madeleine démarra et le groupe sortit de la capitale.

٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭

Madeleine conduisait maintenant depuis quelques heures. Son agacement passé, elle entama la conversation avec la femme qui l’accompagnait. La route allait durer des heures encore et elles allaient sûrement passer la nuit ensemble dans cette voiture, c’était inutile de rester froissé indéfiniment. Et personne ne lui avait mis de couteau sous la gorge, elle avait accepté en âme et conscience.

Elle avait ainsi appris que sa passagère s’appelait Eliane, était une couturière de vingt-six ans, mariée à un dénommé Pierre, pharmacien, et qu'ils avaient eu leur petite Annie quatre ans auparavant. Depuis de longues années, la famille vivait à Paris, jusqu’à ce que la guerre éclate et que Pierre soit envoyé au front.

Les deux jeunes femmes parlèrent peu de la guerre, préférant n’importe quel sujet à celui-ci.

Lorsqu’elles approchèrent de Poitiers le ventre d’Annie se mit à gargouiller et Madeleine se rendit compte qu’elle commençait à avoir faim aussi. Elles n’avaient pas mangé depuis leur départ quelques heures plus tôt. La conductrice s’arrêta dans un café près de la gare. Les deux jeunes femmes et l’enfant entrèrent et s’attablèrent. Il n’y avait quasiment pas de clients, seule une famille était installée quelques tables plus loin. Un beau petit garçon très élégamment vêtu, mais dont le manteau vert était tout chiffonné, grignotait une tartine. Sur une chaise à côté de lui un bébé criait, couché dans un panier à linge tandis que les parents, mines penaudes, mangeaient leur plat les yeux fixés sur l’extérieur.

Ils semblaient concentrés sur les marcheurs qui avançaient, trainaient les pieds. Cette multitude n'avait plus rien d'humain, cela ressemblait davantage à un troupeau en déroute. Les visages étaient livides, gris de poussière et de grosses gouttes de sueur coulaient le long de leurs joues. Les vêtements étaient froissés, déchirés et salis car ceux qui les portaient avaient sûrement dormi sans se déshabiller pendant plusieurs nuits.

Un homme sortit des cuisines et fut étonné de voir de nouveaux clients assis dans son café. Il s’approcha pour prendre leur commande.

  • Des frites ! dit Annie les yeux brillants.

Madeleine ne put s’empêcher de sourire. Il semblait que l’enfant avait déjà oublié les épreuves de la matinée. Elle avait retrouvé son innocence. La jolie brune commanda à son tour et Eliane fit de même.

  • Vous savez, vous n’êtes pas obligée de nous emmener jusqu’à votre destination, commença la mère d’Annie.
  • C’est vous qui voyez, je vais près de Bordeaux. Je ne ferais pas de détour, prévint Madeleine.
  • C’est que… Je n’ai pas vraiment réfléchi, je n’ai pas de but précis…

Madeleine haussa les épaules, cette femme et sa fille pouvait bien l’accompagner jusqu’à l’adresse finale. Un peu plus, un peu moins, tu n’es plus à ça près. Au moment de partir Eliane insista pour payer l’addition : « c’est la moindre des choses », avait-elle dit.

Elles reprirent la route en silence et rapidement l’enfant s’endormit sur le siège arrière.

Après des heures interminables de trajet, une nuit dans la voiture à essayer de dormir contorsionnée, elles approchaient enfin de leur destination. Alors qu’elles arrivaient près de Bordeaux, elles découvrirent une longue file de voitures.

  • Que se passe-t-il ? demanda Eliane.

Madeleine sortit du véhicule, mais ne parvint pas à distinguer la cause de l'embouteillage. Quelque chose freinait la circulation au bout, laissant passer les automobiles au compte-gouttes.

L’heure tournait et, durant cette attente, Eliane passait régulièrement de l’angoisse à l’assurance. Elle se demandait par moment pourquoi la file était si longue, puis elle se rassurait : « Tout le monde fuit ». La lente traversée l’oppressait chaque minute un peu plus et l’appréhension gagnait du terrain à mesure qu’elles avançaient. Enfin, elles approchèrent de la cause de l’encombrement, et la mère d’Annie se figea : c’était un contrôle d’identité.

Madeleine perçut le changement d’attitude de sa passagère, devenue pâle et transpirante. Elle comprit alors pourquoi Eliane voulait à tout prix s’échapper de Paris.

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