La chambre à air du Dunlop avant de Duncan émit un bruit à fendre le coeur.

"Elle vient de rendre l'âme, dit-il à Dorian.

-Je t'avais dit que tu roulais à trop vive allure pour ta bicyclette, le gronda Dorian.

-Mais pourquoi aujourd'hui ? se lamenta-t-il tout de même.

-Cela devait arriver un jour ou l'autre, dit Dorian. Le fait que ce soit le jour du mariage...

-Ah, on va à la noce ?"

La voix les fit sursauter. Un vieux paysan les observait depuis l'autre côté du muret de pierre auquel Duncan et Dorian avaient adossé leurs bicyclettes.

"Oui, dit Dorian. Celui de la femme que Duncan aime.

-Vous voulez vous rendre compte de votre défaite ? demanda le paysan à Duncan.

-Non, empêcher le mariage, répondit celui-ci.

-Alors, y'a pas de temps à perdre à buller là ! s'exclama le paysan. C'est où, le mariage ?

-Vingt kilomètres plus au sud, dit Dorian en agitant vaguement le bras. Mais là j'ai l'impression qu'on n'aura jamais le temps d'arriver.

-C'est pas sûr, ça, protesta le paysan. Le vieil O'Lithain a toujours plus d'un tour dans sa poche. Suivez-moi en vitesse, il n'y a pas de temps à perdre."

Et, clopin-clopant, il se dirigea vers sa grange. Dorian et Duncan échangèrent un regard hésitant, puis le suivirent. Ils n'avaient plus rien à perdre.

"C'est un engin que je n'ai plus utilisé depuis des années, ajouta O'Lithain. Mais il fonctionne sans doute encore."

Dorian et Duncan restèrent bouche bée devant l'engin en question.

*

Keira se tenait devant la fenêtre. Son regard plongeait sur les bancs alignés dans le jardin. Parce qu'il y avait du soleil et parce que l'église du village était trop loin, son fiancé et elle avaient eu l'idée magnifique que la célébration du mariage pourrait avoir lieu dans le jardin. Mais avec le vent qui se levait et décollait des bancs les feuilles qu'on y avait posées, elle en venait à se demander si c'était une bonne idée. Après tout, sa robe était si vaporeuse que les souffles éoliens, bien connus pour leur fureur et leur force, risquaient de la soulever, de disperser les fragrances timides de son parfum et de l'embarrasser devant tout le monde.

Elle prit une grande respiration pour s'insuffler le plus de courage possible. Ce n'était pas le moment de craindre le pire, c'était censé être le plus beau jour de sa vie. Il lui avait fallu deux ans pour se remettre de la disparition de Duncan à la guerre, pour tourner la page, pourquoi pensait-elle à lui maintenant ?

Elle était souvent allée voir le vieux O'Lithain, un fermier du coin, qui avait été pilote pendant la première Guerre Mondiale, trente ans auparavant. Un sacré gaillard, qui avait toujours une bonne histoire à raconter. Quand elle partirait vivre aux Etats-Unis avec son fiancé - enfin, celui qui serait alors son mari - ces histoires lui manqueraient. Le coin, aussi, la bruyère, les falaises, la mer, les vagues et les tempêtes... le foehn descendant des montagnes et agitant l'herbe de son souffle puissant...

Un ronronnement de moteur la figea. Que se passait-il ?

Un point à l'horizon, qui se détachait sur le ciel clair et qui se rapprochait à toutes vitesses ! Qu'est-ce que ça pouvait bien être ?

Maintenant, elle reconnaissait la silhouette familière du Blackburn Triplan d'O'Lithain. Ces triples ailes n'étaient pas communes, même dans le coin. Il l'avait donc ressorti ? Pourquoi ? Et pourquoi aujourd'hui ?

Le Blackburn s'écrasa presque sur la pelouse, ravageant des massifs de rhododendrons. Keira dévala les escaliers pour se porter au secours d'O'Lithain. Mais la silhouette qui s'extirpa péniblement des décombres de l'avion n'était pas celle d'un fermier de soixante-trois ans. C'était celle de...

Keira laissa échapper un cri et accéléra pour se jeter au cou de son fiancé. Le vrai. Duncan.