64.1

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À son plus sombre, la nuit laissait les rues éclairées par la réverbération de la lune sur la neige. Jarolt se passait de lampe pour y circuler, par économie d’huile autant que par discrétion. Il entendait suffisamment de sales rumeurs à son sujet pour ne pas vouloir être vu en train de sortir de la ville à minuit passé.

Il avait une demi-douzaine d’excuses toutes au cas où son escapade nocturne venait à attirer l’attention et, au pire du pire, la possibilité d’assommer proprement les curieux.

Il marcha sans s’arrêter jusqu’à ce que la route se muât en sentier, puis que le sentier disparût. Enfin, sans repères ou presque, il fouilla la montagne jusqu’à trouver dans la lueur bleutée du soir le jaune solaire d’un feu de camp.

Il approcha la grotte d’où émanait la chaude lumière à pas de loups, point tant pas peur d’être surpris que poussé par le désir malicieux d’effrayer l’occupante des lieux.

Heureux comme un enfant, il se gonflait les poumons d’un cri bestial et sans doute un brin ridicule. Il allait le pousser lorsqu’une main s’abattit en taloche à l’arrière de sa tête.

— Aïe ! fit-il d’une voix exagérément plaintive. J’voulais seulement t’faire marrer, tu sais.

Son assaillante le contourna pour se glisser au fond de la grotte. Jarolt la suivit, entretenant une respectueuse distance entre eux. Il la regarda alimenter son feu, le nourrir de bois, y réchauffer ses mains… Puis vint son moment préféré. Elle ôta son capuchon, libérant une longue cascade tressée de cheveux blancs, sertis de cordons brillants et de petites pierres précieuses.

Jarolt aimait imaginer que, chez elle, Sanaeni jouissait d’un statut de duchesse ou de reine et que le jour viendrait où, de retour parmi les siens, elle parlerait à sa cour du courageux soldat estropié qui bravait la nuit et le froid pour lui tenir compagnie…

— Tu peux t’assoir.

Jarolt ne s’en priva pas. Il s’installa, sortit une bouteille de vieux cidre, deux timbales… Très doucement, un semblant de conversation s’installa entre eux. Sanaeni ne parlait pas un mot de tulis et maîtrisait mal le réel, mais savait se faire comprendre de qui prenait le temps de l’écouter.

À l’image des héros dont les récits avaient bercé l’enfance de Jarolt, Sanaeni poursuivait une quête : noble, sans doute impossible… Une qui la verrait réussir ou mourir en essayant.

— T’as trouvé un truc, aujourd’hui ?

Question commune à laquelle Sanaeni répondait presque toujours négativement. Dérogeant à l’habitude, elle observa un silence circonspect.

— Hé ! T’as vraiment trouvé quelque chose ?

— Oui. Non… se ravisa-t-elle. J’ignore. Il y a eu une fille mais… je ne cherche pas…

— Elle avait quoi de spécial, cette fille ?

— Elle… Elle sentait comme la lune.

Jarolt pouffa de rire malgré lui.

— Quoi ? T’as dit la lune ?

Les sourcils blancs de l’étrangère s’incurvèrent, menaçant.

— Pardon. Tu t’es p’t-être trompée d’mot ? Remarque, j’vois pas l’quel irait mieux…

— Jarolt. J’ai dit chaque mot à la bonne place.

— Bon, alors faut qu’tu m’expliques.

Elle se leva, déterminée, contourna le feu et s’approcha du bord de la grotte. Sous le regard attentif du jeune tjarn, elle remplit sa timbale de neige et vint la faire fondre au-dessus en la tenant au-dessus du feu.

— Tu… Sani, tu vas t’brûler, arrête.

Le métal chauffait sans que la main de l’étrangère ne tremblât. Lorsque tous les cristaux furent réduits à l’état liquide, elle fit signe à Jarolt de le suivre à l’extérieur.

Le ciel dégagé donnait à voir une lune à demi pleine. Sous ses rayons, la coiffure de l’étrangère paraissait tissée d’argent.

— La lune, montra-t-elle à Jarolt comme à un enfant idiot.

— Je sais ce que c’est, la lune, se vexa-t-il. Mais ça a pas d’odeur.

De sa main tendue, elle saisit comme un voile diaphane en suspension dans l’air. Elle l’incorpora à son verre d’eau et répéta l’opération plusieurs fois avant de présenter la solution au témoin ahuri de son miracle. Tant de lumière émanait de la timbale que Jarolt dut plisser les yeux pour regarder au fond. Une senteur chaude et sucrée émanait du mélange. Familière, aussi. Sanaeni ne sentait-elle pas elle-même la lune ?

— Euh… t’as mis des rayons de lune dans de l’eau, et maintenant, elle est sucrée, c’est ça ? Ou tu m’as frappé plus fort que d’habitude.

Voyant son trait d’humour tomber à plat, il reprit son sérieux.

— D’accord. Tu as croisé une fille qui sentait la lune. Est-ce que cette fille était… Tu crois qu’elle pourrait t’aider à… J’sais pas, dis-moi. Ton amie et son fils, ils sentent comme la lune, aussi ?

Elle secoua la tête.

— Amiba sent comme le soleil, fit-elle, l’air rêveur. Parfois, je crois qu’elle est le soleil.

Jarolt réprima une pointe de jalousie en recentrant la conversation.

— Tu as pu poser des questions à cette fille qui sentait la lune ? Ç’doit pas être courant de sentir comme un astre. Elle sait p’t-être de quoi…

Encore une fois, elle nia du geste.

— À quoi elle ressemblait ? L’avait les ch’veux comme le miens, roux ? Ou tout blonds, comme du blé ?

Troisième non.

— Noirs comme la plume du maloiseau. Des yeux noirs aussi.

Il apparut immédiatement à Jarolt qu’elle lui dépeignait une étrangère. Et il devina laquelle.

— Une fille de l’Est ? Avec une cape blanche et qui suivait une gamine pas aimable ?

Un éclat fragile alluma le regard la fabuleuse.

— Tu veux que j’la r’trouve ? Que j’lui parle pour toi ?

— Tu n’es pas délicat avec les paroles, souligna-t-elle.

— Vrai, mais j’suis un gars d’ici.

— Les tiens pensent que tu es fou.

— Ouais, mais eux, c’est pas les miens.

Il lui prit des mains la timbale d’eau lunaire.

— Laisse-moi t’aider, pour une fois. J’te promets pas de réussir ou de d’te dénicher une info utile, mais j’veux pas que t’aies de regret en quittant Braviq.

Le sujet était jeté. Ces jours derniers, Sanaeni parlait de départ et l’occupation principale de Jarolt consistait à trouver des prétextes pour la retenir jour après jour. La fabuleuse le savait et se prêtait au jeu avec plus ou moins de complaisance.

Malgré lui, pourtant, Jarolt venait d’établir les termes d’un contrat déchirant. Ensemble, ils exploreraient cette dernière piste. Qu’elle aboutît ou non, il cesserait de la retenir ensuite.

Consciente de cela, elle scella leur accord d’une froide poignée de main.

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