62.3

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C’en fut vite fini des préparatifs, au plus grand dam d’Aline. Le confort de sa chambre lui manqua dès la première bouffée d’air froid qu’elle inspira dehors. Elle pesta contre la neige qui agrégeait la boue sur ses bottes neuves, contre le soleil qu’elle eut dans les yeux en se hissant sur sa monture, puis contre tout ce qui eut le malheur d’affecter son champ de perception.

Silencieuse, Io Ruh conduisait la jument d’Aline par la bride, l’oreille tendue et le regard oscillant entre la route et le cadran de sa montre. Dans un moment d’inattention, la jeune esclave faillit heurter une passante qui, elle-même, traversait imprudemment la rue.

— Pardon, je…

Io Ruh s’interrompit lorsque ses yeux épousèrent les traits de l’inconnue. Sous la capuche qui dissimulait imparfaitement son visage, son teint était aussi sombre que ses iris étaient claires. Leur gris pâle donnait l’illusion d’yeux vides.

— Un problème ? s’impatienta Aline.

La passante aux traits contrastés dévisageait Io Ruh avec insistance, l’air de vouloir parler sans parvenir à trouver ses mots. Elle tremblait de froid sous sa cape trop fine et une détresse profonde lui alourdissait le regard.

À son tour, Aline s’intéressa à l’étrangère. Du haut de sa selle, elle ne voyait que l’étoffe élimé dont elle s’enveloppait.

— Ruh. Que veut-elle ?

— Je ne sais pas, Mademoiselle.

— Alors jette-lui une pièce et allons-y. Nous ne serons jamais arrivées, à ce rythme.

La concernée leva les yeux au ciel.

— Jette-lui une pièce, répéta-elle avec agacement et dérision.

Elle avait la voix d’une profondeur extrême et l’accent rugueux d’une contrée sans doute lointaine. Laquelle ? Sans donner plus d’indice sur son identité ou ses origines, elle reprit sa route.

— Pour qui se prend cette miséreuse ? bougonna Aline. J’aimerais l’entendre parler sur ce ton à Maman ou à Monsieur le baron. Quant à toi, regarde où tu mets les pieds ! Ce n’est quand même pas si difficile de marcher sans emboutir le tout-venant !

— Pardon, Mademoiselle.

L’esclave remit la jument au pas en s’efforçant de rester alerte.

Au nord de la ville se trouvait un établissement très convenable, proposant couverts, lits, bains et autres services à une clientèle relativement argenteuse. Son tenancier, un homme petit, fluet, empressé, savait peser la bourse des braves gens d’un simple coup d’œil et les alléger en quelques tour de main. Conséquemment, il fit mille politesses à Aline, lui proposa sa meilleure table, lui attribua son serveur le mieux dégrossi et lui vanta quelques mets rares qui, quoique ne figurant pas sur la carte, pouvaient lui être servis à titre exceptionnel. Par sa complaisance somme toute intéressée, il parvint à dérider Aline. Car que demandait-elle sinon de l’attention et de la considération à hauteur de son titre ?

— La prochaine fois qu’il me faudra sortir seule, j’exigerai la voiture. Cela m’évitera des désagréments.

— Des désagréments ? releva le serveur en disposant les premiers plats. Vous avez fait mauvaise route ?

Heureuse de pouvoir sa plaindre à une oreille attentive, Aline décrivit – et exagéra – sa mésaventure au garçon de salle. Sa description de l’accent de l’étrangère alluma regard du serveur.

— Oh ! Vous avez dû croiser Sani.

— Sani ? Vous connaissez cette importune ?

— Connaître, connaître… Je l’ai vue de loin, puis y’a des rumeurs. Je crois que son nom entier c’est Sanaeni. Elle traîne dans la région depuis quelques temps. Parfois, elle essaie de parler à des gens. Parfois, elle passe sans rien dire. Je crois pas qu’elle comprenne bien le réel ou le tulis. Personne ne sait d’où elle vient mais beaucoup supposent qu’elle est apatride, du genre fabuleux.

— Pourquoi alors se promène-t-elle encore en liberté ? se récria Aline. Il faut la faire saisir !

— Vous devez venir d’une très grande ville, je crois. Ici aussi, nous connaissons la loi, mais nous n’avons pas toujours dix hommes armés sous la main pour faire la chasse aux vagabonds, surtout s’ils ne font pas de mal.

— Comment êtes-vous si sûrs qu’elle n’en fait pas ? Qu’elle n’empoisonne pas vos puits et vos récoltes ? Qu’elle ne fait pas s’effondrer vos mines ?

Penaud, le garçon haussa les épaules, puis se concentra sur le remplissage du verre d’Aline.

— On n’a pas de salle basse, mais on peut mettre un couvert en cuisine pour votre esclave, si vous voulez.

— Merci, mais sa présence m’est nécessaire, surtout si les monstres et autres Sani ont quartier libre dans votre bourg.

La phrase, comme les précédentes, tomba dans l’oreille d’un autre client qui, ayant réglé son addition, passait près de la table d’Aline pour rejoindre la sortie. C’était un homme en armure légère dont les cheveux d’un roux violent pendaient en longues tresses autour d’un visage jeune, mais usé.

— J’suis né dans c’bourg, ma jolie. J’confirme que les monstres y ont quartier libre, ils se font même lécher les bottes par les serveurs. Les vôtres en jettent, d’ailleurs. Voilà qu’a dû couter cher à papa.

Ces derniers mots furent jetés par-dessus l’épaule, peu de temps avant que le client ne sortît au rythme irrégulier d’une sévère claudication. Le visage rougi par la honte, Aline serra les dents à s’en faire mal. Ses yeux s’humectèrent malgré elle. Pour contenir une émotion qui l’aurait humiliée davantage, elle s’empara de son verre qu’elle vida d’un trait. Et s’en repentit. Le vin s’avéra d’une force terrible qui lui brûla la gorge. Son visage s’empourpra de plus belle.

Pourquoi fallait-il que tout allât si mal ? Que le monde entier cherchât à lui léser l’âme et le corps ? Quel préjudice devait-elle encore subir ?

— C’est Jarolt, fit le garçon de salle désolé. Jarolt Sarovv. Un brave gars dans le fond. Faut pas faire attention à lui, il a plus les idées claires depuis qu’il est revenu du service. On dit qu’il a entendu le chant des sirènes.

— Peu m’importe, laissez-moi, intima Aline.

Embarrassé, l’homme se retira après la plus gauche des révérences et assurant qu’il accourrait au premier signe d’elle.

— Toi aussi, ajouta-t-elle à l’attention de Ruh. Va m’attendre dehors.

— J’avertis humblement Mademoiselle qu’il est malavisé qu’elle reste seule en pareil endroit. Elle le disait elle-même il y a une minute.

Aline frappa du poing sur la table.

— Cela fait deux fois, aujourd’hui ! Tu as l’intention de me contester toute la journée ?

— Non, Mademoiselle.

— Alors je ne veux plus t’entendre. En fait, je t’interdis formellement de parler jusqu’à nouvel ordre. Si même les esclaves de ma maison me manquent de respect je m’étonne à peine que les mendiants me foulent aux pieds et que les petites gens aient plus de considération pour les fabuleux que pour moi ! Est-ce que je ne suis plus personne ? Ni chez moi, ni ailleurs ?

Les larmes s’étaient finalement échappées de leur étau de résilience. Ces pleurs, si légers fussent-ils, n’étaient point ceux d’une grande dame offusquée, mais d’une petite fille dépassée, réclamant la mère dont elle se sentait négligée.

Impuissante, Io Ruh obéit, convaincue de toute manière qu’Aline finirait par changer d’avis sitôt que l’insécurité et la solitude se ferait sentir.

La rue, très calme, l’accueillit d’un tintement de cloche. Deux heures sonnaient. Cela aurait dû affoler la jeune esclave, lui faire entrevoir un retard inexcusable et les conséquences associées. Ses collègues penseraient-elles à rallumer la cheminée de Yue avant son retour ? Avait-elle bien rangé son propre matériel d’étude avant de partir ?

Non… Ces questions ne la préoccupaient qu’au second plan. Un visage la hantait, ainsi qu’un nom.

Sanaeni.

En rajustant sa cape sur ses épaules frémissantes, Io Ruh se répétait que cet agencement de syllabe ne lui était pas étranger. Qui le lui avait soufflé, trois, sept, sinon dix fois ? Io Ruh n'était pourtant pas oublieuse ou distraite !

Subitement, elle se souvint. Ce nom ne lui avait pas été dit. Elle l'avait entendu, de loin, et de la bouche d'une personne qui ne lui adressait presque jamais la parole. Bard.

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