62.1

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La hache pesait plus lourd chaque fois qu’il la levait, chaque fois qu’il l’abaissait. Les monceaux de bûches fendues s’entassaient autour du billot sur le sol gelé. Au nord du continent, les premières lunes de l’an tenaient de l’hiver plus que du printemps. Les réserves de bois du chalet s’amenuisaient à un rythme effréné. Il fallait en recouper tous les jours pour maintenir la réserve pleine. À peine sec, le bois sifflait dans les cheminées de la bâtisse.

Le froid n’était pourtant pas si rude. Une source thermale voisine embaumait la vallée de brume tiède et une couronne forestière la protégeait des vents glacés dévalant des montages. Le soleil s’accrochait longtemps au ciel.

— Bard ?

Les deux moitiés de buche valsèrent. Le tranchant de la hache se ficha si profondément dans le billot que le fabuleux déboita l’outil en tirant sur le manche. Il poussa un soupir grognard en levant les yeux.

Emmitouflée dans une cape fourrée dont les pans trop longs raclaient le sol dans son sillage, Io Ruh se tenait à quelques pas de lui, le regard baissé sur la neige compacte qui craquelait sous ses pieds.

— Pardon de t’interrompre. Il est bientôt l’heure alors j’ai pris la liberté de te préparer des vêtements propres. Fais-moi savoir si tu as besoin d’aide.

Le fabuleux lorgna sa hache démembrée avec dépit. En laissant tomber le manche, il sentit à quel point l’effort l’avait engourdi. La journée promettait d’être longue. Au reste, il ne se fit pas prier pour aller se changer. La dictature de la ponctualité en vigueur dans la maison bannissait toute velléité de lambinage.

Il chemina jusqu’à l’orée du bois, entre les arbres, puis le long d’un ruisseau clair le long duquel d’innombrables petites fleurs déployaient leurs pétales, revendiquant leur saison. Plus en aval, le flot forci se jetait en cascade dans un bassin peu profond, alimenté par la fonte des neiges. Bard y fit une courte halte pour se rincer le visage et les mains à l’eau tiède, puis regagna la dépendance des domestiques – vide à cette heure – pour trouver des vêtements repassés et des chaussures cirées au pied de son lit.

Io Ruh poussait le sens du devoir au-delà du zèle. Toujours. Remplir son rôle à la perfection lui tenait à cœur, ou peut-être ne savait-elle pas faire autrement. Elle avait été élevée dans l’optique d’être vendue à prix d’or dès l’âge requis et collectionnait les qualités comme Léopold Makara collectionnait les trophées de chasse. Eduquée, déférente, consciencieuse, irréprochable au bas mot… Tout le contraire de sa prédécesseuse.

Son uniforme de travail troqué contre sa tenue de ville, Bard retourna sur ses pas pour aller se ranger devant l’imposant chalet dont les cheminées inondaient le ciel de nuage bas. Presque immédiatement, Io Ruh en sortit, tenant par la main une Yue tirée à quatre épingles.

Le fabuleux ne put réprimer un vague sourire lorsque sa Mestresse se planta devant lui, donnant toute son ampleur à leur différence de taille. Bard grandissait et se renforçait à vue d’œil depuis leur rencontre, là où Yue, quant à elle, ne se décidait pas à pousser.

Quelques décans plus tôt, elle avait eu onze ans.

— Bonjour, bailla-t-elle à l’attention du fabuleux. On y va ?

— Quand tu veux.

À choisir, toutefois, elle serait sûrement retournée se coucher.

— Il y a des biscuits dans mon sac, fit valoir Yue. Je t’en donne la moitié si tu me portes sur ton dos jusqu’à la route pavée.

La fabuleux haussa un sourcil interloqué. Ordinairement, elle attendait au moins le trajet retour pour renoncer à se servir de ses jambes.

— S’il te plaît, insista-t-elle.

Il ploya le genou, cédant à sa demande. Yue grimpa sur son dos avec l’agilité d’un écureuil, puis s’y affala comme une marmotte sur un rocher. Le contact de ses mains froides dans son coup arracha un frisson à Bard.

— Où sont tes gants ? râla-t-il.

— Euh… quelque part.

— La Mestresse trouvera ses gants dans la poche intérieur de son manteau, indiqua Io Ruh. Si elle venait à les perdre, il s’en trouve une paire de rechange dans son sac.

Ce disant, elle plaça le fameux sac au creux de la main tendue de Bard. Il manœuvra maladroitement pour se passer la bandoulière autour du buste sans faire tomber Yue, puis se mit en route.

Les journées de Yue – par extension celles de Bard – s’allongeaient perpétuellement depuis leur participation au ballet aérien de l’Exhibition, partagées entre les corvées de l’un, les leçons de l’autre ainsi que par leurs sorties et représentations communes. Les invitations pleuvaient à leur adresse. Les nobles se disputaient le privilège de les recevoir lors de fêtes privées ou autres mondanités, moins par amour du spectacle que par le biais d’un effet de mode.

Beaucoup se disposaient à payer cher pour faire de leur maison une étape du périple de la descendante du comte déchu, de la survivante du massacre de l’Héliaque, de l’esclave prodige qui volait à dos de dragon depuis ses neuf ans…

Pour contenter les plus offrants, le baron trainait sa pupille aux quatre coins de l’Empire sans vraiment lui laisser de répit. Familière du surmenage, Yue se plaignait plus souvent des disciplines qu’elle n’aimait pas que de ses horaires effrénés.

— À quoi ça sert, les cours de diction ? gémit-elle à l’approche de la fatidique route pavée. Je sais parler. Je parle tous les jours sans avoir besoin de personne.

— Tu parles encore comme une petite fille, souligna Bard. Ce ne sera pas mignon indéfiniment.

— Tu crois ? Toi, tu parlais comme un petit garçon quand t’étais petit ?

— Probablement.

Loin de se résoudre à marcher malgré la limite négociée franchie, Yue monta un cran plus haut pour s’installer sur les épaules du fabuleux. Il changea instinctivement de position en réaction, bien qu’elle n’eût pas vraiment besoin qu’il lui agrippât les chevilles pour se maintenir en équilibre.

— Est-ce que je serai aussi grande que toi, quand j’aurai quinze ans ?

— Probablement pas. Tu seras toujours minuscule.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il faut marcher par soi-même pour grandir.

Bard prit une grande inspiration en s’engageant sur la première pente montante menant au cœur de la ville. Braviq ne comptait pas parmi les plus grandes de l’Empire ni même du Tjarn. Née de la fusion de quatre petits villages vallonnés, elle évoluait peu avec le temps. Les hameaux alentours – dont celui d’où venaient Bard et Yue – ne lui ressemblaient qu’artificiellement. Les nouveaux édifices imitaient les anciens en s’appropriant leur bois, leur pierre, leur forme générale et passaient à côté du reste.

— Je vois l’école ! s’écria Yue du haut de son perchoir.

— Content pour toi.

— Y a encore personne devant, observa-t-elle d’un ton rêveur. Tu crois que j’irai à l’école avec autant de gens, un jour ? Ou à l’université, avec Ibranhem ?

— Ibranhem ne sera plus à l’université lorsque tu auras l’âge d’y aller, esquiva Bard.

— Il sera où, alors ? Et Isaac, il sera où ?

— Tu ne savais pas où trouver tes gants il y a dix minutes et tu voudrais que je sache où seront mon frère et le tien dans dix ans ?

— Pourquoi pas ? Si tu sais à quoi servent les cours de diction…

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