61.3

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Cha passa par bon nombre d’états d’âme avant d’en arriver à la résignation. Elle trouvait inutile d’alimenter le feu d’une colère qui ne brûlait qu’elle, inutile de laisser le chagrin la noyer sous les larmes, inutile aussi de trembler de peur avant d’avoir concrètement sentit le vent de la menace.

Aidée par l’anémie, elle s’éleva promptement au-dessus de ses propres afflictions, hors d’elle-même.

Sa main blessée lui ankylosait tout le bras droit. Le bon sens eu voulut qu’elle demandât à Frèn de soigner sa fracture ; l’elfe aurait été assez délicat ou trop réservé pour ne pas lui demander l’origine de son mal. La fierté – ce qui lui en restait de plus mal placé – l’en empêchait.

Pourquoi chercher à guérir un membre qui pouvait lui être amputée dans la soirée ? Qui ne lui servirait à rien dans l’Éternité si le pire venait à être décidé pour elle ? À l’image de ses sentiments, Cha s’évertuait à congédier sa douleur en regardant sécher les draps au fond de la lingerie.

Ensevelie sous tout ce déni d’elle-même, elle perçut sa convocation comme une forme de délivrance.

Une atmosphère de paix régnait dans l’appartement du mestre, si parfaite qu’elle en était angoissante. Assise à une petite table entre deux hautes étagères, Yue exhibait une longue robe crème qui la noyait dans le décor. Un enchevêtrement travaillé d’épingles maintenait ses cheveux à peine secs hors de son visage. L’air absent, elle fixait une feuille étalée sous ses mains. Pendant ce temps, à la fenêtre, le baron fumait en prenant l’air de la brune. Ce fut lui qui remarqua Cha le premier.

— Avance et installe-toi, ordonna-t-il. Je suis à toi dans un instant.

En s’asseyant sur ses talons, Cha trouva presque confortable la moquette sous ses genoux. Le sol pierreux de la baronnie ne lui manquait pas, à ce titre.

Annoncé par la clochette, un homme entra, âgé, trapu, le teint bistre et le menton avancé par une solide barbe grise. Une très jeune femme marchait dans son sillage. Ses cheveux d’une raideur parfaite, coupés sous l’oreille, encadraient son visage blanc d’un cadre noir profond. La même couleur habillait ses yeux baissés.

Les deux hommes échangèrent une poignée de main cordiale, presque chaleureuse. La fille quant à elle vint s’agenouiller à droite Cha, les mains jointes sur son tablier.

— Yue, je te présente Mestre Nusio Ueles, une très ancienne connaissance. Je suis ponctuellement en affaire avec lui.

— Bonsoir, ânonna la petite fille sans lever les yeux.

Elle paraissait contrariée, fermée au dialogue. Triste, peut-être.

— Je ne la soupçonnais pas d’être timide, releva le vieil homme en se penchant sur elle.

Sa voix grave et enrouée trainait sur les terminaisons de façon angoissante. Au fond d’elle-même, Cha se figurait que les cadavres auraient eu ce genre de voix s’il leur avait été donné de parler.

Léopold posa une main protectrice sur le crâne de sa protégée, un geste ouvertement emprunté au père de celle-ci pour la rasséréner.

— Yue n’est pas timide, seulement sous le choc. Avant votre arrivée, j’avais le déplaisir de lui apprendre une terrible nouvelle. Une amie à elle vient de connaitre une fin prématurée des suites d’une grave maladie.

— Oh… Mes plus sincères condoléances. Faut-il reporter notre affaire ? Je ne voudrais pas…

— Inutile. Tâchons seulement de faire vite, si vous le voulez bien.

Le vieillard acquiesça. S’ensuivit l’étalage d’une foule de documents qu’il sortit de sa sacoche et par-dessus lequel il déposa un écrin de velours.

Léopold présenta la boite à Yue. Celle-ci l’étudia longtemps, l’air de ne pas savoir qu’en faire.

— Ouvre, l’encouragea son tuteur. Il s’agit d’un cadeau que je t’offre.

La fillette s’exécuta machinalement. Le coffret lui révéla une série de bijoux de forme insolite, comparables à des boutons de manchettes reliés deux à deux par une minuscule barre anguleuse. Elle en prit un entre ses doigts. Chaque extrémité portait une gravure : un numéro sur celle du haut, un soleil et une lune enlacés sur celle du bas. La petite fille reconnut les emblèmes de son cirque, autrefois imprimés sur les billets de foire pour l’astre du jour et de chapiteau pour celui de la nuit.

Les pires et les meilleurs souvenirs de sa vie passée lui ravagèrent l’esprit.

— Qu’est-ce que c’est ? s’étrangla-t-elle au bord des larmes.

— Ce sont des marques. Tes marques.

Yue porta instinctivement la main à son oreille pour toucher une boucle qui n’y était plus depuis longtemps.

— Je dois… la mettre ?

— Certainement pas. Ce sont à tes esclaves de la porter. Celles-ci ne se portent d’ailleurs pas à l’oreille, mais à la base de la nuque.

— Ce modèle est très à la mode ces dernières années, ajouta Ueles. Si Mademoiselle préfère un modèle plus classique, je peux lui en proposer d’autres. Le tampon à été long à peaufiné, mais maintenant qu’il est au point, le bijou de votre choix peut être prêt en moins d’une heure à un prix tout à fait raisonnable.

— Je comprends pas, bredouilla la petite fille.

Le baron tança son fournisseur du regard. L’esprit de condoléance lui était vite passé.

— Tu n’as pas besoin de tout comprendre, la rassura le baron. Retiens seulement qu’à partir d’aujourd’hui, un des derniers vestiges de l’Héliaque est attaché à ton nom. Le métal choisi est conçu pour résister à de très hautes températures, de sorte que Bard puisse en porter une. Cela le rendra plus libre de ses mouvements en ton absence. Tu as aussi un cachet pour signer et sceller tes lettres.

La petite fille referma la boîte en la ramenant contre son cœur, incertaine des sentiments que ce cadeau suscitait en elle. Les larmes roulèrent sur ses joues sans qu’elle ne comprît comment ni pourquoi.

— Un mouchoir, ordonna le vieux marchandeur.

La jeune fille dressa sur ses genoux et glissa sans bruit jusqu’à Yue pour lui présenter un carré de soie brodée.

— Je ne t’ai pas encore présenté Io Ruh, se rattrapa le baron. Ses droits de vie t’appartiennent à partir d’aujourd’hui. Elle s’occupera de toi jusqu’à la fin de notre séjour et, plus tard, nous l’assignerons à l’entretient de ta ménagerie.

— Avec Natacha ? conclut Yue.

— Non, toute seule, trancha le mestre. Natacha ne fera plus rien pour ton service.

Oubliant de s’effacer, le sang mêlé leva si brusquement la tête qu’elle vit trouble.

— Pourquoi ? demanda la fillette.

— Pour elle-même. Figure-toi qu’elle n’est pas très heureuse de sa position. Elle me trouve injuste et excessivement sévère. Je ne veux pas lui donner raison en la retenant contre son gré à mon service. Je lui ai trouvé une place dans une maison d’un autre genre que la nôtre. Il faut espérer que son nouveau mestre sache lui donner le change.

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