61.2

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Bard ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre. Ébranlé jusqu’au fond des os, interdit, il la voyait trembler sans s’expliquer pourquoi. Ses larmes avaient quelque chose de plus laid que toutes celles qu’il avait déjà vu couler, de plus grave que le sang qui goutait de sa fracture.

Quant à Cha, elle n’ajouta rien, se contentant d’ouvrir la marche vers l’entrepôt qui consignaient leurs effets ; vêtements de rechange, provisions et autres. Ayant récupérer son sac, elle en tira un demi mètre de bandage dont elle de fit un pansement grossier avant de se diriger vers la sortie.

Aussi déboussolé qu’un oiseau dans l’orage, Bard la suivait sans oser lui offrir d’aide ou lui adresser la moindre parole. Il n’ouvrit la bouche que pour donner leurs noms aux gardes en faction à la porte Sud.

Rassemblé sur le parvis près de la voiture apprêtée, les mestres les avaient précédaient de peu. Yue dormait d’un sommeil de plomb, soutenue par le baron qui lui offrait son épaule pour oreiller. Tableau étrange.

Face à eux, Bard reconnut Mestre Selemeg. Le draconnier s’était inquiété pour sa voltigeuse en apprenant son départ précipité, convaincu qu’elle s’était trouvée mal. Flatté par sa sollicitude, Léopold le rassurait patiemment.

— Cela lui arrive fréquemment. Yue ne connaît pas ses limites. Elle se donne sans compter jusqu’à épuisement, puis dort jusqu’à s’être refaite.

— Rien de de pathologique, vous êtes sûr ?

— Son suivi médical ne révèle aucune faiblesse de ce genre. Elle est en grande forme, seulement tout à fait déraisonnable.

— Je vois. Si je peux faire quoi que ce soit, laissez-le moi savoir. J’ai beaucoup aimé travailler avec vos protégés et j’espère ravoir cette chance dans les meilleures conditions.

— S’il est question de la prochaine Exhibition, ce ne sera peut-être pas possible. Yue aura douze ans et j’envisage de la faire consacrer.

— J’imaginais autre chose. Cet automne, je mets Enne et d’autres dragons à l’arrêt pour leur permettre d’avoir des petits. En parallèle, j’entame plus sérieusement la formation de quelques jeunes recrues. Vous me feriez plaisir en m’amenant ces deux-là un décan ou deux au cours de l’année qui va suivre.

Il désigna Bard du geste, révélant au mestre sa présence dans son dos. Le baron avisa dans la direction du fabuleux sans vraiment le regarder, puis redirigea toute son attention sur Selemeg.

— Si vous voulez bien me faire parvenir un pli détaillant votre proposition, je l’étudierai à tête reposée chez moi.

— Ce sera fait.

Le baron fit signe à Frèn d’ouvrir la portière et mit Yue entre les bras d’Éli pour qu’elle l’allongeât sur la banquette.

— Merci encore pour votre investissement auprès d’eux, ajouta-t-il. Vous n’étiez pas plus forcé de les prendre en charge que de les intégrer à la parade d’une façon si valorisante. Je saurais me souvenir de votre geste.

— Inutile, assura le draconnier. À quoi peut servir cet évènement sinon à mettre en avant nos jeunes ? Si je les avais soumis au même exercice que les autres, leur manque d’expérience aurait trop transpiré. Yue est extrêmement douée pour son âge et Bard n’est pas moins prometteur au regard de son vécu. Il nous arrive souvent des petits de son âge à la dragonnerie, élevés en captivité par des mestres trop craintifs pour les laisser voler et qui ne se développent pas correctement. Certains atteignent l’âge adulte sans jamais réussi à quitter le sol. Si vous veillez à entrainer Bard régulièrement, sans le surmener et que vous lui évitez les blessures inutiles, il sera bon à tout : courses de vitesse, épreuve d’endurance, voltige… Vous ne pourrez pas rêver meilleurs partenaires pour votre Yue.

La pique n’échappa guère au baron. Il la releva involontairement d’un haussement de sourcil avant de recomposer la neutralité de son visage. Enfin, pour toute réponse, il offrit une poignée de main cordiale au draconnier avant de s’en retourner vers l’édifice.

Immobile, Selemeg le laissa s’éloigner jusqu’à l’avoir hors de portée de voix. Lors, il s’adressa à Bard qui gardait le regard bas.

— S’il faut lui spécifier que tu n’as formulé aucune plainte, je le ferais dans les meilleurs délais. Je ne veux pas te t’attirer d’ennuis.

— Merci Mestre, hasarda Bard pour ne pas rester muet.

Au reste, le fabuleux ne se sentait ni colère ni reconnaissance envers lui. Son esprit était ailleurs. Il était au creux de la main de la main blessé de Cha, pendu à ses lèvres scellée, perdu au fond de ses yeux sombres.

Le retour à l’hôtel fut austère. Frèn, qui passait pour l’elfe le plus taciturne de Terres Connues, meubla toute la conversation en alignant quelques mots au sujet de la météo. Le ciel se couvrait, aussi trouvait-il bon de rappeler à tous où trouver le manteau imperméable de Yue.

Celle-ci dormait encore profondément lorsque qu’Éli la mit au lit, débarrassée de ses bijoux.

— Elle est couchée, murmura-t-elle à ses collègues restés dans la pièce principale. Je ne peux pas fermer de l’extérieur alors Frèn va rester ici pour surveiller sa porte. Bard, va prendre un bain. Si tu dois encore traîner dans les pâtes de Mademoiselle toute la soirée, fais-le au moins en étant propre. Je m’occupe de préparer son goûter. Cha, tu n’as qu’à allé proposer ton aide à la lingerie.

Les tâches ainsi réparties, la suite se dispersa.

Habitué à ne le croiser que tard dans la nuit, le vieux lycanthrope au poil gris affecté au contrôle des bains s’étonna de voir Bard au milieu de l’après-midi. Il le lui fit savoir d’un ton méfiant en poinçonnant le coupon du fabuleux.

— Ma mestresse était fatiguée, expliqua succinctement celui-ci.

— Ça, ça m’regarde pas pour deux sous, le rabroua l’ancêtre bougon. T’as pas à me parler de tes mestres, même si j’ai l’air de demander. Y a des mômes qu’on finit au trou pour moins, aller… Tiens, v’là ton laissez-passer. T'as un quart d'heure.

Bard ne s’en saisit pas. Un déclic tardif lui paralysait les membres.

— Quoi ? s’inquiéta le responsable. J’appelle un soigneur ?

Le fabuleux s’excusa, pris son billet, puis s’en fut sous les invectives confuses du lycanthrope qui le voyait prendre la direction opposée à celle des bains.

Le front mouillé de sueur, encombré par son panier de panier de toile, il fit irruption aux cuisines. Elles grouillaient de monde, de bruits et d’odeurs. Au-delà du chaos apparent, une organisation rigoureuse orchestrait chaque mouvement de main d’œuvre et d’outils. Très vite, un commis interpella l’intru pour lui faire répondre de sa présence.

— Je cherche Félicie, indiqua-t-il. Propriété du baron Makara, troisième étage, appartement gauche. J’ai un ordre urgent à lui transmettre.

Il parut crédible au garçon de cuisine, aussi mena-t-il Bard auprès de celle qu’il demandait. En marge d’une petite équipe de pâtissiers en plein assemblage de pièce montée, Félicie lamellait des pommes pour une tarte, ce qui ne l’empêcha de voir venir Bard du coin de l’œil.

— Un problème ? soupira-t-elle. Je t’ai envoyé te laver et te voilà sale comme un goret au milieu d’une cuisine.

Il éloigna d’elle son bol fruits épluchés, l’obligeant à lever le nez.

— Tu vas t’expliquer, à la fin ? s’agaça-t-elle.

— Tu as parlé au mestre ?

— Parlé de quoi, à quel mestre ?

— Tu sais très bien de quoi et de qui je parle.

Elle reprit ses pommes sans douceur.

— Pour ta gouverne, le tança-t-elle, je n’ai jamais eu l’impudence de m’adresser directement au mestre sans y être invitée. Surtout pas en public.

Le fabuleux inspirant profondément. Se voyant dans l’impasse, il changea d’approche, s’adoucit la voix et le regard.

— Promets-moi de tenir ta langue. Je t’en supplie, je ferais tout ce que tu voudras.

Elle esquissa un rictus méprisant.

— Tu crois, toi, pouvoir faire quoi que ce soit pour moi ?

— Yue m’apprécie de beaucoup, je peux…

— Ta, ta, ta. Tu ne peux rien, pauvre âme. Quel empire a une enfant de son âge dans une maison ? Crois-tu que je veuille me faire offrir une robe, une poupée, un chaton ?

Elle s’interrompit une seconde fois pour appuyer sa réplique d’un regard hautain.

— Nous étions seuls, Natacha et moi, se défendit. Nous avions une conversation privée entre esclaves d’un même propriétaire.

— Au beau milieu d’un édifice public, compléta Éli.

— Au fin fond d’un couloir de service, rectifia-t-il. Rappelle-toi, tu as eu du mal à nous trouver.

— Tu me fais perdre mon temps, petit lézard. Si tu n’as rien à te reprocher, pourquoi venir m’embêter au risque de me donner une idée que je n’aurais pas eu sans toi ? Tu me ralentis dans mon travail, tu gênes toute la cuisine en t’y incrustant, tu m’accuses du ciel sait quoi et tente de me soudoyer. Rien que pour ça, je pourrais te faire fouetter.

— Qu’est-ce que cela pourrait bien t’apporter de me faire punir, sinon des corvées supplémentaires pendant ma convalescence ?

— Bonne question. À quoi me sert d’être fidèle à Mestre Makara plutôt qu’aux personnes dont il détient les droits de vie ? Je vais y réfléchir en finissant ma tarte. Va-t-en, maintenant. Tu n'as rien à faire ici.


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